Librairie universelle (p. 70--).

LE MARIAGE DE CONVENANCE

Union de deux indifférences ou d’un faible attrait né après l’accord des fortunes et des situations, le mariage de convenance peut chavirer dans le drame, connaître mille complications ; il peut aussi et c’est le cas le plus fréquent — naviguer paisiblement, sans heurts graves, sans peines extrêmes, et non sans douceurs fortuites.

Avec de la patience, de la philosophie, de l’adresse ou de la bonté, une femme sera toujours heureuse dans un mariage de convenances ; lorsque, bien entendu, l’on ne découvre pas dans le mari ou ce qui le touche une de ces tares qui, trop souvent, déjouent la vigilance des parents.

J’ai connu un ménage de braves gens qui symbolisaient admirablement — bien qu’en le caricaturant un peu — le ménage de convenance bourgeois. Je ne puis me souvenir sans sourire des confidences que je reçus de la dame…

Elle se nommait Delphine.

DELPHINE,
OU LA RÉCOMPENSE DE LA BONNE ÉPOUSE.

Fille unique d’un notaire de province, elle épousa, sans discuter le choix de ses parents, le premier clerc, auquel son père se retirant laissa son étude.

Elle avait vingt ans ; lui, trente.

Ils étaient tous deux courts, ronds, boulots ; ils avaient le nez retroussé, de petits yeux vifs et rieurs et le cheveu rare — si bien que Madame portait déjà d’innombrables frisettes postiches et que Monsieur ne quittait pas une calotte de velours. Leur caractère était pareillement à la fois paisible et emporté. Ils n’étaient capables d’aucune rancune, d’aucune traîtrise, mais il ne se passait guère de jour sans qu’ils se querellassent furieusement, — colère oubliée par tous deux cinq minutes plus tard… Telle ; la mer dans les baies profondes, immuablement morte au fond, sur la vase grasse, et clapotante seulement à la surface.

L’un et l’autre adoraient les cancans, se coucher de bonne heure et le céleri au jus. Delphine rendait justice aux qualités professionnelles hors ligne de son mari ; Hippolyte s’extasiait devant les vertus ménagères indiscutables de son épouse.

Sur un seul point, ils différaient du tout au tout.

Hippolyte était extrêmement friand de la gaudriole ; sa femme se révéla d’une frigidité irrémédiable. Quoi que fît, quoi qu’essayât le fringant notaire, le « devoir conjugal » paraissait à Delphine la plus abominable, la plus humiliante corvée qui se pût imaginer.

Si Hippolyte avait eu le caractère de la plupart des provinciaux, les choses se fussent vite arrangées. Il ne manquait à R… ni de bonnes accortes, ni de grisettes sémillantes, qui eussent volontiers comblé la fringale passionnelle du notaire.

Mais Hippolyte avait une conscience des plus intransigeantes. L’idée de tromper sa femme, de détourner de la communauté la moindre petite somme pour des plaisirs qui devaient trouver leur satisfaction dans l’union conjugale, faisait passer un frisson d’horreur sous l’épiderme de son crâne prématurément dénudé.

Delphine se désolait, mais ses répugnances étaient vraiment trop fortes !…

— Si encore c’était pour quelque chose ! répétait-elle volontiers, faisant allusion à une stérilité qui, paraît-il — nouveau point de ressemblance — provenait également des deux époux.

Un beau soir, le notaire, désespéré et exaspéré, eut une idée lumineuse.

— Eh bien, Delphine, ce sera pour quelque chose !…

Et il lui jura que « chaque fois » il déposerait cent francs dans une tirelire que l’on casserait au bout de l’année, pour faire un voyage à Paris, ou une tournée en Italie, ou encore une excursion en Suisse.

Cette fois, vaincue, Delphine ne refusa plus de satisfaire aux exigences amoureuses de son époux, radieux de la combinaison.

L’année passa ; le moment fixé pour l’ouverture de la tirelire arriva.

Les époux n’étaient pas d’accord sur la somme que l’on trouverait… Somme considérable, sûrement, car l’étude était florissante, le notaire avait fait de sérieux gains et il n’avait point économisé sur ses plaisirs.

Tous deux s’embrouillaient dans leurs calculs. Madame était certaine qu’il y avait tant ; Monsieur, modeste, ne croyait pas que cela pût monter à ce total…

Enfin, on allait voir !…

Hippolyte leva le marteau et d’un coup formidable brisa la panse de terre verte, à la bouche fendue et ricanante. Tout s’écroula en tintant, car l’offrande avait toujours été versée en espèces sonnantes :

Delphine s’exclama :

— Que d’or !…

Autant d’orgueil, que d’admiration sonnait dans son cri ; car, enfin, ce trésor, c’était elle qui l’avait gagné !…

D’une main tremblante et experte le notaire accouplait rapidement les pièces par piles de cinq, puis de vingt-cinq louis…

Les yeux élargis, la respiration coupée, Delphine le regardait…

Enfin, il annonça avec un éclat rauque, sa voix étranglée par l’émotion :

— Sept mille neuf cents francs li…

De son côté, Delphine, qui obtenait autrefois tous les prix d’arithmétique à la pension, avait rapidement fait un calcul et s’écria triomphante :

— Hein… je t’avais bien dit qu’il y avait vingt-sept fois, en plus du samedi !…

Le notaire demeurait en extase devant les piles d’or, attendri, songeur.

— Tout de même, chérie, si j’avais fait la fête !…

En présence d’une pareille somme, le projet de voyage ne tenait plus ; et, aux deux époux, cela paraissait maintenant un sacrilège d’employer cet argent-là à quelque chose qui ne resterait pas ».

Pendant plus d’un mois, ils agitèrent la question sans pouvoir la résoudre. Delphine s’opposait, révoltée à ce qu’ainsi que le proposait le notaire l’on plaçât tout bonnement cet argent. Non, non ! elle l’avait gagné, il devait prendre une forme spéciale, tangible !…

Enfin, elle trouva.

Ce seraient les premiers fonds pour l’achat de la maison de campagne qu’elle rêvait !…

Hippolyte acquiesça avec un rire.

— Alors, à l’ouvrage, ma bonne, recommençons une autre tirelire !

Cette fois, aiguillonnée par la perspective de la propriété tant désirée, Delphine fit si bien que la tirelire de l’année suivante contenait près de dix mille francs.

On acheta immédiatement un joli bien avantageux en décidant que l’on améliorerait et l’on agrandirait avec les prochaines tirelires.

Deux autres se montrèrent encore rondelettes ; ensuite, le notaire, ayant maigri et les vœux de Delphine étant comblés, elles déclinèrent ; pourtant la tradition se perpétua.

La dix-huitième tirelire — une ombre de tirelire, car depuis longtemps l’on avait renoncé aux grosses panses ventrues pour se contenter d’un petit tonneau de deux sous — la dix-huitième tirelire n’accomplit pas sa carrière, interrompue qu’elle fut par la mort du notaire.

Son contenu servit aux obsèques, qui, d’un commun accord, furent trouvées mesquines.

Grâce à ce subterfuge, Delphine et Hippolyte avaient découvert le moyen de vivre parfaitement heureux, malgré la plus grave incompatibilité qui puisse se révéler entre un mari et une femme.

Malheureusement, tous les époux ne savent pas trouver le palliatif à leur incompatibilité d’humeur, et parfois celle-ci les conduit jusqu’à la crise aiguë. Parmi les tourmentes conjugales dont j’ai été le témoin je choisirai celle dont le récit suit. Les acteurs étaient mes amis intimes et tous deux, le mari et la femme, avaient également mes sympathies.

Adrienne,
ou le grand homme tatillon.

Dès les débuts de son mariage, Adrienne s’était trouvée désœuvrée, désappointée, et, ce désœuvrement, ce désappointement étaient allés croissant, à mesure qu’elle reconnut mieux combien sa vie et son union ressemblaient peu à ce qu’elle avait imaginé d’avance.

Son père était un architecte de peu de talent, de minces revenus, établi à Pontoise, qui avait eu la chance inespérée de faire un gros héritage lui permettant de doter de quatre cent mille francs sa fille unique qui, à dix-huit ans, charmante, devenait un excellent parti.

Dans le milieu de ses parents, composé d’industriels et de petits bourgeois, personne ne plaisait à Adrienne, dont l’imagination rêvait d’un artiste, d’un homme de lettres ou d’un politicien, d’un avocat célèbre, de n’importe quel homme, dans n’importe quelle situation libérale, pourvu que des aspirations nobles et artistiques, un désir de gloire l’élevassent au-dessus des prosaïques et banales préoccupations de ceux qu’elle fréquentait.

Des amis crurent avoir trouvé ce qui pouvait à la fois contenter l’esprit un peu romanesque d’Adrienne et la tendresse prudente de ses parents.

Il s’agissait de Lucien L… qui, à trente-six ans, avait déjà acquis une belle notoriété d’auteur dramatique, et dont la situation de famille et de fortune ne laissait rien à désirer. Comme origine, il appartenait exacte, ment au milieu d’Adrienne et sa carrière réalisait tout ce que la jeune fille avait pu rêver.

Elle avait vu de ses pièces au Gymnase et au Théâtre-Antoine, où ses parents très larges d’idées la menaient. Elle fut éblouie, ravie, même avant d’avoir aperçu le futur.

On lui présenta un petit homme ordinaire, ressemblant à un bureaucrate quelconque, avec en plus une certaine acuité du regard et du sourire : tout l’auteur des pièces généreuses, enthousiastes que l’on applaudissait était dans ce regard et ce sourire.

Adrienne épousa Lucien en marchant sur des nuages couleur d’aurore.

Puis, elle se trouva devant un homme méticuleux, terre à terre, au despotisme doux, caressant, de tous les instants, éprouvant pour la femme un mépris souriant et indulgent sans bornes ; d’un homme qui séparait par une barrière rigide, infranchissable, sa vie intellectuelle grandiose, belle, pleine d’élans superbes, de sa vie matérielle, fourmillant de petitesses, de manies systématiques. Sa femme ne devait connaître que cette dernière.

Extrêmement concentré, rigoureusement muet sur tout ce qui touchait à sa pensée, à son œuvre, ne se livrant à personne, travaillant enfermé à clef dans un lieu où nul n’avait le droit d’entrer, capable d’étrangler quiconque aurait fouillé ses papiers, parcouru un manuscrit en train ; Lucien n’était l’écrivain talentueux, le profond philosophe que pour lui-même et le monde des inconnus. Ceux qui l’approchaient, le frôlaient ou le fréquentaient intimement ne voyaient en lui que le petit bourgeois.

Et il était petit bourgeois avec obstination, avec délices.

Il adorait les détails infimes du foyer ; il se passionnait pour les questions les plus minuscules il s’y traînait complaisamment.

Adrienne trouva sa maison prête, sans un meuble à y mettre, sans un clou à y poser. Et, à la vérité, c’était arrangé avec tant de goût, tant d’adresse, tant de prévoyance ; avec un art si féminin, qu’il n’y avait rien à modifier.

Ce fut lui qui choisit les domestiques, ou plutôt qui les fit agréer à la vieille bonne, cordon bleu émérite qui le servait depuis longtemps. C’était lui qui réglait jusqu’au moindre détail du ménage. Et il y était d’une telle habileté qu’en une demi-heure, chaque matin, il faisait plus qu’une maîtresse de maison ordinaire en trois ou quatre heures d’allées et venues.

Ceci ne déplaisait pas en soi-même à Adrienne pour qui le ménage n’avait aucun charme particulier. Mais cela l’étonnait, la décevait que son mari se montrât d’une telle compétence en de pareilles matières : Selon ses idées ingénues, un grand esprit doit toujours se maintenir en des sphères élevées.

D’ailleurs, elle ne tarda pas à s’apercevoir que jamais Lucien ne permettrait qu’elle s’aventurât à sa suite dans ce domaine de pensées et de spéculations où il entendait demeurer seul, où il s’enfermait mystérieusement.

Sorti de son cabinet qu’il balayait et époussetait pour que personne n’y pénétrât, et dont il emportait la clef, il n’était plus qu’un M. Durand ou un M. Martin ; aimable, bon, un peu tatillon, mais de façon si souriante, si ingénue, que l’on ne pouvait lui en vouloir.

Et Adrienne ne lui gardait pas rancune ; seulement, son beau rêve d’union spirituelle, d’initiation à l’art, de participation aux émotions glorieuses retombait flasque, vidé, déchiqueté comme une souquenille.

Elle eut deux enfants sans les désirer et, de même que pour la maison, son mari lui en ôta toutes les charges et tous les bonheurs. Il fut père comme il était homme de ménage, parfait, incomparable. Et, dans la maternité comme chez elle, Adrienne demeura une comparse.

Elle venait d’atteindre trente ans lorsque nous nous liâmes intimement. J’étais son aînée de dix ans, environ. Depuis longtemps, j’étais l’amie de Lucien dont j’estimais infiniment le talent, les idées, et il n’était pas pour me déplaire qu’il voilât celui-ci et celles-là dans la vie courante. Je n’ai jamais aimé l’auteur qui « se raconte », qui jette au vent ses aspirations, ses projets, révèle ses luttes, fait assister à la gestation de son œuvre ; cela me semble une impudeur, un cynisme. Lorsque j’étais auprès de Lucien et qu’il me parlait abondamment de choses très vulgaires, très banales, je m’y intéressais vaguement, mais je lisais entre les lignes et je parvenais à retrouver le caractère véritablement remarquable qu’il était.

Néanmoins, je compris parfaitement la désillusion et la rancune d’Adrienne. Elle avait pensé être sinon l’Égérie, au moins la Nicole du grand homme ; et voici qu’on la tenait rigoureusement à la porte du paradis rêvé.

Elle ne pouvait se dédommager en aucune façon de cette déception ; Lucien n’était pas mondain et il avait horreur des artistes et des gens de lettres. Obligé de fréquenter les uns et les autres, il n’admettait pas que sa femme se mêlât à eux ; de sorte que celle-ci demeura également en dehors de la distraction qu’eût pu, faute de mieux, lui apporter le spectacle des dessous du grand art.

Elle assistait aux « premières » de son mari dans une baignoire, en compagnie de ses parents ou de quelques amis bourgeois. À peine pouvait-elle mettre un nom sur deux ou trois figures de critiques célèbres ; personne ne la connaissait, et jamais son mari ne paraissant dans la salle, personne ne pourrait jamais la connaître.

Elle me confia son ennui sourd, perpétuel, sans répit, ses révoltes inaperçues, stériles, vite noyées dans l’accablement.

Je me trouvai assez en peine pour la gronder et pour la conseiller, car, vraiment, elle était raisonnable et ne grossissait point ses griefs ; elle se plaignait d’un mal réel et que l’on ne pouvait malheureusement point faire disparaître.

Le difficile était que ce diable de Lucien ne laissait pas la possibilité à sa femme de se créer une existence à part, de se soustraire à la monotonie écœurante d’un intérieur où elle n’était que le prétexte à son activité à lui.

Elle était plus assujettie qu’une esclave en son désœuvrement obligatoire.

Étant jeune fille, elle avait sérieusement étudié le piano et elle possédait de remarquables dons musicaux. Libre, elle eût repris et poussé cette étude à fond, ce qui eût été un but, une occupation. Mais le piano énervait l’écrivain : elle avait dû l’abandonner.

Elle essaya de peindre. Lucien n’eut pas de cesse qu’il ne l’eût découragée. Ses plus désastreux essais eurent la littérature pour cadre. En cachette, elle commença un roman ; et, les premiers chapitres écrits, récrits, fignolés, lui semblant, ma foi, chose gentillette, elle les soumit à son mari… avec quelle émotion !… le cœur battant, soulevée du naïf espoir qu’il aurait enfin un cri, une surprise heureuse, qu’il lui ouvrirait les bras, la reconnaissant une âme, un esprit pensant digne de pénétrer avec lui dans le domaine intellectuel.

Un immense éclat de rire la fit dégringoler brutalement de ses espoirs, la rejeta à sa place habituelle, blessée à l’épiderme et au cœur, désenchantée, sans goût désormais pour quoi que ce fût.

Son fils allait déjà au collège et avait pour elle une tendresse souriante, un peu méprisante comme celle de son père. Sa fille, tout le portrait de Lucien, était une petite âme fermée, à la fois pratique et rêveuse ; elle n’avait aucun besoin moral de sa mère. Une année, les deux enfants eurent la rougeole, et, détail typique, Adrienne n’ayant pas eu cette maladie, le père lui défendit l’entrée de la chambre de ses enfants et les soigna seul, avec du reste plein succès.

Le grand défaut de cet homme était d’exécuter avec trop de perfection, trop de supériorité et de facilité tout ce qu’il entreprenait, et par conséquent d’assumer volontiers toutes les tâches et de rendre inutiles, ou du moins de rejeter en des places secondaires, effacées ceux qui l’entouraient.

Enfin, le chagrin secret, l’ennui persistant de la jeune femme eurent raison de sa santé. Elle tomba malade. Là, Lucien dut s’avouer incapable de lui porter remède. Il ne pouvait comprendre l’origine de cette indisposition, insignifiante par elle-même, mais qui devenait grave par suite de l’état d’affaissement du sujet.

On envoya Adrienne aux eaux, puis dans le Midi, et cela la sauva ; non pas que le traitement lui-même y fat pour quelque chose, mais parce qu’elle fut délivrée de son admirable bourreau. En effet, Lucien n’avait pu l’accompagner, retenu à Paris, dans sa maison par ses besognes multiples d’auteur à succès, de père de famille et d’homme de ménage.

Débarrassée de la sujétion de la chambre conjugale, de la présence perpétuelle de l’homme qui lui dérobait tout ce qui leur aurait permis de sympathiser et qui, néanmoins, la forçait à partager toutes les préoccupations, toutes les pensées qui justement étaient celles qu’elle eût voulu éliminer, elle redevenait jeune, gaie, insouciante.

À l’hôtel où nous résidions, elle se plaisait à s’habiller avec une élégance que son mari détestait, quoiqu’elle fût d’un goût irréprochable. Elle avait d’innocentes coquetteries de pensionnaire envers nos voisins. Elle avait loué un piano et découvrait avec ravissement que, malgré le long repos de ses doigts, son talent avait grandi, s’était mûri avec l’âge.

Tous ses malaises avaient disparu au bout de peu de jours.

J’avoue que le séjour à Saint-Raphaël l’automne suivant, ordonné par des médecins complaisants, conseillé par moi, n’était point d’une utilité absolue. Les docteurs obéissaient au vœu ardent de la pseudo-malade, et moi je cédais au plaisir de lui procurer un nouveau répit. J’y voyais, il faut le dire à ma décharge, une chance que, fortifiée mentalement et physiquement, elle saurait, à l’avenir, prendre avec plus de philosophie les côtés pénibles de son mariage.

Mais, hélas ! ce calcul devait être déjoué par une conséquence que je n’avais pu prévoir.

À Saint-Raphaël, le hasard nous donna comme voisin de table à l’hôtel, et bientôt comme compagnon assidu,’un jeune confrère de Lucien, auteur plutôt amateur, qui était aussi un peu peintre, excellent musicien, joli garçon, assez bien renté, et qui, pour comble, avait voyagé par toute la terre, ayant débuté dans la marine de l’État, qu’il venait de quitter tout à fait pour se consacrer à la littérature. Grand tort qu’il eut, car il eût peut-être pu faire un excellent amiral, mais il fut toujours un médiocre romancier et un exécrable auteur dramatique.

Que dire ? — Adrienne en fut instantanément folle. Moi, je jugeais l’individu un fat insignifiant ; pour elle, c’était l’âme-sœur rêvée, l’homme qui lui lisait deux heures durant ses élucubrations, la noyait de manuscrits à examiner, la consultait sur des sujets, l’initiait à ses joies, ses espoirs, ses déconvenues, ses rages, ses haines. En quinze jours, elle sut sur le bout du doigt le nom et la caractéristique de tous les éditeurs, directeurs de journaux, de théâtres, critiques, etc. Elle émit des appréciations cinglantes ou démesurément louangeuses sur des auteurs contemporains ; employa un vocabulaire barbare pour parler de papier, de volumes, se roula délicieusement dans l’encre d’imprimerie et corrigea elle-même des articles de Marcel B… qui arrivaient d’une revue de province, pleins de fautes grotesques et imprimés sur du papier d’emballage.

J’assistais consternée à cet essor. Que faire ? L’emmener ? C’était impraticable ; d’ailleurs, l’on aurait emporté le microbe avec soi. Faire venir le mari ? C’était évidemment hâter la catastrophe. Endiguer le flot ?… C’était impossible.

Il n’y avait qu’à laisser aller, en surveillant de mon mieux et en guettant l’occasion propice pour faire choir l’idole de son piédestal.

J’y parvins, et voici comment :

Je n’avais pas été sans remarquer que Marcel B…, tout enflammé qu’il parût être pour Adrienne, s’attardait pourtant en une attitude toute platonique. C’était un garçon solide, que l’on devinait, à le bien examiner, peu raffiné, pas du tout un cérébral ; donc, il devait se pourvoir autre part et être de la race de ces égoïstes prudents qui cherchent une amoureuse capable d’amuser leur imagination et rassasient avec une humble maîtresse des fringales qu’il pourrait être compromettant et gênant d’assouvir avec l’autre.

Adrienne était pour Marcel ce que sont pour les Japonais les délicats et compliqués petits mets du repas, qui ne sauraient en rien contenter un appétit que vient combler l’énorme bol de riz final.

Il ne s’agissait que de découvrir le bol de riz.

Je n’eus pas loin à aller. Il existait sous les traits et les formes opulentes d’une maritorne italienne, laveuse de vaisselle à l’hôtel, belle, sale et stupide à souhait.

Tous les soirs, sous le prétexte de fumer une pipe que, disait-il, son métier de marin lui avait rendu indispensable, Marcel quittait la terrasse de l’hôtel pour gagner le bois de pins qui s’étendait sur la côte. Il appelait cela son « heure de quart ».

Un soir, je le suivis avec précaution et je vis que, hors de vue, il éteignait sa pipe et quittait son pas cadencé pour filer rapidement dans un chemin de traverse qui aboutissait à une hutte en plein bois. Ce lieu était souvent le but de nos promenades pendant l’après-midi. Que de marivaudages entre Adrienne et Marcel B… avait vus cette clairière !…

Le soir, c’était autre chose.

Sur le seuil de la cabane éclairée par un rayon de lune ; la belle Marietta attendait, le poing sur la hanche… et le baiser que tous deux échangèrent ne me laissa aucun doute sur la façon dont Marcel B… employait l’heure de quart :

Le lendemain soir, sans prévenir Adrienne, j’usai de mille ruses pour la faire se trouver à la cabane avant l’Italienne et son compagnon.

Puis, ceux-ci s’étant rencontrés en chemin et arrivant ensemble ; je fis l’étonnée et recommandai le silence à mon amie, plus troublée, plus émue de l’aventure que je ne l’eusse voulu.

Mais ce qui la courrouça plus encore que la certitude des plaisirs que se permettait son soupirant fut de l’entendre réciter à la maritorne, en se gargarisant de sa prose, un passage d’une pièce que justement il avait soumise à l’appréciation de son amie, dans l’après-midi.

Et, comme il consultait Adrienne, il consultait aussi cette brute qui comprenait tout juste un français de matelots et de soldats !

— Hein, comment trouves-tu cela ?… Est-ce assez nature, assez vrai, assez vécu ? disait-il, enchanté de lui-même, alors que la femme, ennuyée, répondait par un balbutiement volontairement inintelligible. La main d’Adrienne se crispa sur bras.

— Allons-nous-en, murmura-t-elle, écœurée.

Et de retour à l’hôtel, dans sa chambre, elle sanglota longuement sur ma poitrine.

Aucune autre explication n’eut lieu entre nous, et elle me sut un gré infini de lui proposer de partir immédiatement, de changer nos pénates sous un prétexte quelconque, sans revoir le cher auteur.

Notre saison finit tristement. Cependant, en la mélancolie d’Adrienne, je découvrais avec satisfaction quelque chose d’assagi, de résigné. À plusieurs reprises, elle me parla de son mari, sans acrimonie ; elle fit des projets concernant ses enfants.

Elle retrouva son intérieur avec un contentement pour ainsi dire physique, après sept à huit mois de vie d’hôtel, qui l’étonna elle-même. Et, désormais, elle accepta son sort avec plus de calme, ce qui fit qu’elle parvint plus aisément à conquérir la place à laquelle elle avait droit.

Sur mes conseils, Lucien loua, au lieu de leur appartement, un hôtel à Passy, où Adrienne eut un appartement distinct, ce qui lui permit de continuer la musique d’autant plus facilement que Lucien, désirant que sa fille sût le piano, ne s’opposait plus à ce que sa femme fit étudier la petite.

Le piano mit un lien entre la mère et l’enfant qui, suffisamment douée, était de plus animée du besoin d’exceller en tout qu’elle tenait de son père. Elle s’adonna à la musique avec persévérance et succès.

À l’heure qu’il est, la petite, devenue grande, est mariée à un compositeur de musique. Et, chose étrange, c’est dans son gendre qu’Adrienne a trouvé l’homme qui eût pu, vingt ans auparavant, la comprendre. Alors que la jeune femme, mère de famille, femme de ménage et mondaine accomplie, vaque sans trêve à ses nombreuses occupations, son mari cause avec sa belle-mère, toujours la bienvenue dans son cabinet, et qui est pour lui une véritable amie, un conseiller judicieux, une camarade affectueuse.

C’est à près de cinquante ans, dans une voie absolument chaste, exempte de tout reproche qu’Adrienne a trouvé le bonheur que son mariage était incapable de lui procurer.

Je puis citer un autre exemple vécu, où le mariage de convenance, commençant sous dès auspices plutôt défavorables, se termina néanmoins par l’entente complète des époux.

Lucie,
ou les tarks vaincues.

Orpheline, Lucie M… possédait de ce fait toute sa fortune assez rondelette ; elle souhaitait de se marier ; car elle n’était pas heureuse auprès de sa tante chez qui elle vivait ; mais, d’un autre côté, elle était décidée à n’épouser qu’un homme qui lui plairait et lui inspirerait confiance : ce qui faisait qu’à vingt-quatre ans elle n’était pas encore mariée.

Sortant très peu, elle n’avait point l’espoir de rencontrer par hasard le mari idéal ; il lui fallait se contenter d’examiner les prétendus qui, guindés, poseurs, genre bon enfant, sérieux, séduisants, lui étaient tour à tour présentés. Trois fois, elle hésita ; trois fois elle se dédit, les négociations assez avancées. Enfin, voyant l’age arriver, elle se décida pour un candidat de tournure passable, officier assez distingué, de fortune égale à la sienne et qui lui avait paru plus naturel, de meilleur aloi que tous ceux qui l’avaient précédé.

La veille de son mariage à l’église, mais le lendemain de son union à la mairie, c’est-à-dire étant valablement, irrévocablement : mariée, elle tomba soudain chez moi. Elle était dans une agitation extrême, ses yeux gonflés disaient qu’elle avait pleuré avec abondance. Elle me montra une lettre anonyme dans laquelle, avec des détails précis qui semblaient véridiques, on lui apprenait que son mari vivait depuis dix ans avec une femme dont il avait un fils, que sa mère était morte phtisique et que rien n’était moins solide que sa fortune.

J’essayai de la calmer ; je n’y parvins qu’en lui promettant de vérifier immédiatement l’exactitude de ces révélations. Elle déclarait être résolue, si ces faits étaient vrais, à décommander la bénédiction religieuse, à recourir au divorce, qui, pensait-elle, lui serait accordé aisément, du moment qu’elle refuserait de suivre son époux au logis conjugal.

J’allai tout droit à André N… Je lui montrai la lettre dénonciatrice et je le sommai d’avouer ou de démentir avec preuves à l’appui ce dont on l’accusait.

Je me souviendrai toujours de l’émotion qui me saisit lorsque je vis les traits de ce malheureux garçon se décomposer à mesure qu’il prenait connaissance du cruel billet…

Pâle, les lèvres tremblantes, il releva ses yeux angoissés sur moi et, avec un accablement, il prononça :

— C’est vrai… tout est vrai… ma mère est morte à vingt-six ans, poitrinaire, ainsi que sa sœur aînée… j’avais une petite sœur qui a été emportée par la même maladie à seize ans… Moi, je ressemble à mon père… Quant à ma fortune, elle est engagée en des affaires que la guerre du Transvaal a rendu périlleuses ; pourtant j’ai bon espoir de la conserver intacte… Cette liaison… c’est exact… cette femme, je ne pouvais l’épouser, elle était mariée… elle est morte depuis deux ans… Mon fils a neuf ans ; il est reconnu sous mon nom… mère inconnue… afin d’éviter qu’il portât le nom du mari de ma maîtresse…

J’étais atterrée. Et cependant, malgré tout, ma sympathie involontaire allait à cet homme qui n’avait pas un instant songé à un mensonge pour se défendre, bien qu’il envisageât tout le danger de la franchise. J’avais senti vibrer en lui un cœur, une âme. Je regrettai qu’il n’eût pas parlé devant Lucie qui, je le pensais du moins, eût sans doute ressenti la même impression que moi.

Je revins à elle et, à sa question anxieuse, je ne pus répondre que par l’affirmative. Oui, la lettre n’a menti sur aucun des points…

À ma grande surprise, sa fièvre de naguère était tombée ; elle m’interrogea posément, m’étudiant, pesant mes paroles.

Quand j’eus terminé, elle resta longtemps silencieuse, sa main cachant ses yeux, plongée en de graves pensées. Enfin, elle me dit :

— Faites-le venir !

J’envoyai chercher André. Il arriva peu après, très ému, quoique faisant bonne contenance. Lui et Lucie insistèrent pour que j’assistasse à leur entretien ; je refusai : la présence d’un tiers, même sympathique, même confident des deux parties, paralyse tous les élans, envenime tous les débats.

Une heure plus tard, Lucie m’appelait. Elle avait pleuré ; lui aussi montrait des yeux rouges. Il me tendit la main avec une effusion ; Lucie me dit :

— La cérémonie aura lieu demain, ainsi qu’il était convenu.

André se retira ; alors, restée soule avec moi, Lucie me laissa voir un visage soudain sombre et découragé.

— Je commets peut-être une folie, fit-elle d’un ton las. Que voulez-vous, il a l’air loyal et sincère… bien qu’en réalité il m’ait trompée par son silence jusqu’à ce jour… et qu’il ne se soit résolu à la franchise que probablement parce qu’il ne pouvait faire autrement… Ah ! qui m’eût dit, il y a quelques années, que j’en arriverais à consentir à me marier en des conditions pareilles !… Mais, aujourd’hui, je veux en finir… et puis, je suis lâche… je redoute le scandale, les curiosités qui s’ameuteraient autour de nous… et je serais si seule, si peu soutenue… tout le monde serait contre moi. En somme, rien dans sa conduite passée n’entache l’honneur… Cette liaison, combien d’hommes en ont de semblables !… et, pour sa fortune, il est bien réel que toutes les probabilités sont pour : qu’elle reste intacte sinon grandie, la guerre terminée. Enfin, quelque chose m’a complètement décidée…

Elle se tut, un peu embarrassée, du rouge montant à ses joues ; pourtant, elle finit bravement :

— Voilà… il a très bien compris que, dans ces conditions, ma conquête était à refaire… Alors, il a été convenu… lui-même me l’a très délicatement proposé… que, même après notre mariage à l’église, il ne me considérerait que comme une simple fiancée… jusqu’au jour où je me sentirai assez de confiance en lui pour devenir vraiment sa femme…

Je hochai la tête, sceptique sur le sérieux et la durée de ces résolutions.

Le lendemain, tous deux furent d’une correction impeccable ; ils partirent après le lunch pour leur voyage de noces qui se prolongea jusqu’au bout de la permission d’André ; de sorte qu’ils regagnèrent leur garnison sans passer par Paris.

Je n’entendis plus parler de Lucie. Je lui écrivis ; elle ne me répondit pas. J’ai pour principe de ne jamais pourchasser les amitiés qui, nombreuses et fidèles, viennent à moi. Bien m’en a toujours pris ; de cette façon, elles me sont immanquablement revenues tôt ou tard. Les événements, la vie, diverses questions nous séparent ; des années, parfois s’écoulent ; puis, la volonté ou les circonstances nous remettent en présence, et, aussitôt, la chaine se relie.

Un peu moins de dix mois après le mariage de Lucie, je reçus un faire-part de la naissance d’une petite fille. Je répondis par une carte avec un mot affectueux. Un an se passa ; puis, nouveau faire-part.

Environ quatre ans plus tard, un matin, on m’apporta une carte : Lucie était là.

Je courus au salon ; elle me regarda d’abord avec une certaine timidité méfiante, et comme je lui-tendais les bras, sincèrement contente de sa visite, elle m’embrassa avec une effusion soudaine, dans laquelle je démêlai autant de tristesses accumulées ayant besoin de se révéler que d’émotion joyeuse à renouer notre ancienne amitié.

Premièrement, comme toujours en pareil cas, nous échangeâmes une foule de banalités ; ensuite, à une question que je posai sur ses enfants, elle eut un geste découragé :

— Ah ! mes filles !… La cadette va bien, elle est solide et forte… mais l’aînée !… elle a pris du côté de son père, sans lui ressembler à lui, malheureusement… l’élèverai-je ?… et si je triomphe, à force de soins, est-ce que cela ne sera pas pour lui conserver une existence toujours précaire, à la merci de la moindre imprudence, incapable de supporter les épreuves féminines !…

Dès lors, elle ne s’arrêta plus. Le fils d’André ne leur donnait que des soucis. Querelleur, violent, haineux, il se faisait renvoyer de tous les collèges ; il était insolent envers Lucie et ne montrait pas l’ombre d’affection pour son père. Les capitaux d’André réalisés en un moment d’affolement avaient beaucoup diminué et leur nouveau placement était encore plus désastreux que l’ancien. De plus, André s’était mis à dos son colonel et une partie des officiers de son régiment, en s’entêtant à défendre un camarade de promotion, un israélite que chacun détestait. Mis en une sorte de quarantaine, ainsi que son ami, il s’énervait ; s’exaspérait, parlait de donner sa démission. Elle-même, Lucie, ne s’accommodait guère des sujétions de la vie de province, de la hiérarchie militaire, et le climat de la ville de l’Est où ils se trouvaient était contraire à sa santé.

Quand elle eut fini sa triste litanie, je lui dis :

— Dans ce que vous me dites, je vois quelque chose qui triomphera de toutes vos épreuves, qui vaincra vos soucis… vous aimez votre mari ?

Elle devint un peu rouge et demeura d’abord muette. Ensuite, elle s’exprima avec une certaine difficulté, comme si elle eût eu peine à se rendre compte elle-même de ses sentiments.

Je ne sais comment vous dire… Sans doute, je l’aime… pourtant, il me semble que ce que j’éprouve c’est plus que de l’amour, une irrésistible pitié pour lui… pour tout le mauvais sort qui, perpétuellement, s’attache à lui, — à cause de lui. Quoi qu’il fasse, quoi qu’il arrive, quelque faute et quelque maladresse qu’il commette, je ne saurais lui tenir rigueur longtemps, ni lui adresser, une fois en face de lui, les reproches que, seule, je me promets de lui faire… Il est si bon, si généreux, si tendre… Son défaut — et terrible ! — c’est une extrême faiblesse, doublée d’un entêtement qui, une fois manifesté, ne peut plus être refréné ni dompté… Il a aussi cette tendance funeste de fermer les yeux quand il se trouve près d’une situation difficile, devant une affaire périlleuse, et de se laisser aller au courant qui l’emporte, jusqu’au jour où il se redresse tout à coup, rompt, brise, bouleverse tout… C’est ainsi qu’il a vécu pendant dix ans avec une femme vulgaire, indigne de lui, et qu’il n’aimait plus depuis des années… Puis, soudain révolté contre ce joug qu’il semblait ne pas sentir et cela, pour un fait insignifiant voilà qu’il la chasse de chez lui et la laisse mourir sans la revoir, sans un pardon ni un adieu… Envers son fils il est d’une bonté, d’une patience absurdes… il se peut qu’un jour le petit dépasse les bornes, alors il sera, j’en suis convaincue, d’une sévérité excessive.

— Mais envers vous ?

Elle dit vivement :

— Oh je n’ai rien à lui reprocher !… S’il était vis-à-vis de tous comme je l’ai en tête à tête, il n’aurait pas tant d’ennemis !

Je lui suggérai de pousser son mari à changer de garnison ; je lui indiquai un placement de toute sûreté et d’un bon rendement. Enfin, je lui proposai de me confier pendant l’hiver qui allait bientôt poindre, sa fille aînée, que j’emmènerais passer l’hiver dans le midi, en mon ermitage de Saint-Cassidien, — à moins que, bien entendu, Lucie ne voulût venir elle-même m’y trouver avec ses deux fillettes.

Son visage s’éclaira ; je vis luire sur ses traits fatigués une gratitude, un contentement infinis.

— Écoutez, fit-elle, votre proposition est tellement inattendue, tellement inouïe de bonté, que je ne peux pas y répondre tout de suite comme elle le mériterait. — Quitter mon mari ? Non, je ne le peux pas, vous ne savez pas ce qu’il est… c’est un enfant pour moi plus qu’un mari… il ne supporterait pas mon absence… Mais comment oser vous imposer la charge d’une enfant difficile, délicate, d’un caractère ombrageux, inégal… il me semble que je mourrais d’inquiétude et de chagrin si je m’en séparais !… Et pourtant, je me dis avec angoisse que je vais peut-être refuser la seule chance de salut qu’elle ait !…

Nous discutâmes longtemps. Enfin, les yeux pleins de larmes, elle m’embrassa en me disant qu’elle réfléchirait, qu’elle consulterait son mari, et elle me quitta.

Six semaines plus tard, comme j’allais partir pour le Midi, je lui écrivis pour lui réitérer mes offres, auxquelles, finalement, elle n’avait point répondu. Trois jours plus tard, le capitaine N… entrait chez moi, tenant Édith, l’enfant en question, par la main.

C’était un petit être mal venu, chétif, avec, une grosse tête, un œil dur, intelligent, triste et méfiant. Elle me rappela ces oiseaux enlevés du nid familial et élevés en cage. Elle ne pleurait pas, quitta son père sans émotion apparente et ne parut pas le moins du monde intimidée près de moi.

Cependant on sentait que tout ceci était forcé, et cela dénotait chez un enfant aussi jeune une prodigieuse force de volonté, un orgueil inouï.

Pendant le voyage que je m’efforçai de lui rendre le plus doux possible, elle fut d’une sagesse exemplaire ; pourtant, je la voyais terriblement étrangère, hostile, fermée à mon égard. Je souffrais pour elle du monde de pensées d’effroi et de rancune qui s’agitait en ce petit cerveau d’enfant, très développé, mais qui pourtant ne pouvait apprécier les raisons majeures qui avaient poussé ses parents à se séparer d’elle, à la mettre aux mains d’une inconnue pour elle.

Huit jours durant, malgré toutes mes tentatives pour l’apprivoiser, elle demeura la même, petite poupée raidie, cachant son émotion sous un dédain et une froideur factices. Je pus constater aussi combien son corps était frêle et sa santé précaire. Tout cela m’attachait d’autant plus à elle. J’avais tant de devoirs, tant de responsabilités à l’égard de cette enfant… J’avais tant d’obstacles à vaincre !…

Enfin, la glace fondit soudain entre nous.

J’avais mis le petit lit d’Édith dans ma chambre, afin de mieux veiller sur elle. Une nuit, il me sembla que la température fraîchissait et, trouvant le couvre-pied de la fillette un peu léger, je mis le mien à sa place.

Il faut dire que ce couvre-pied était une chose abominable, à laquelle j’étais attachée parce qu’il m’avait été donné par une pauvre créature exquise — morte depuis — qui, durant des mois, avait travaillé pour moi afin de fabriquer cet objet saugrenu. Fait de minuscules carreaux de soieries de toutes couleurs, il figurait des vitraux, sertis d’un biais de soie noire qui représentait le plomb… C’était d’un goût désolant, mais la petite Édith éprouvait une admiration et un respect sans bornes pour ce monument.

Quand elle s’éveilla, ses regards stupéfaits et éblouis rencontrèrent l’objet qui l’enveloppait. Elle demeura longtemps immobile, absorbée dans sa contemplation ; puis, de ses doigts craintifs, elle caressa doucement la soie. Enfin elle me demanda :

— Pourquoi avez-vous mis votre couvre-pied sur mon lit ?

— Parce que tu avais froid,

— Et vous ?

— Moi, je ne suis pas un petit poulet comme toi ; je n’ai pas besoin d’être si couverte.

Elle hésita longuement ; et, prenant son courage à deux mains, sa voix tremblant un peu :

— Voulez-vous me le laisser… toujours ?

— Si tu veux, mon petit chat.

De ce jour, la conquête fut faite. Édith se montra transformée, douce, tendre, confiante, avec une nuance d’adoration à mon égard qui ne fit que grandir par la suite.

Bref, six mois plus tard, lorsque je reconduisis l’enfant à ses parents, c’était chez elle une métamorphose physique et morale. — Hélas ! cet effort pour l’arracher à sa destinée devait être inutile…

L’hiver suivant, je redemandai ma pupille. Non seulement on ne me répondit pas, mais une lettre que j’envoyai recommandée me fut retournée : les N… étaient partis de leur séjour sans laisser d’adresse.

Le temps passa. Enfin, à force de recherches, j’appris une série de catastrophes. Édith était morte d’une fluxion de poitrine ; André avait donné sa démission et, à la suite de la perte totale de ses derniers capitaux, frappé par l’inquiétude et le chagrin, une fièvre cérébrale l’avait mis à un fil de la mort. Maintenant le ménage s’était réfugié à Nantes où Lucie possédait des parents éloignés, qui avaient trouvé un petit emploi pour André, encore mal remis de la secousse terrible qui avait failli l’emporter.

Je partis pour Nantes et je tombai à l’improviste chez eux. Je trouvai Lucie plus que simplement vêtue, allaitant un gros garçon bien portant, tandis qu’une belle fillette, l’air grave, s’évertuait à balayer la pièce : une salle à manger où l’on faisait la cuisine dans une sorte de placard, sur un fourneau à gaz.

La première impression de Lucie en me voyant fut du déplaisir, causé par son orgueil ; une gêne à ce que je la visse en cette pauvreté. Puis, l’affection qui nous liait, son bon naturel eurent bientôt le dessus. Elle m’embrassa avec tendresse et me parla sans détour des difficultés de l’heure présente : pourtant une aube radieuse en comparaison des ténèbres désespérées à peine franchies.

Le chagrin de la mort de sa fille, certainement très grand, semblait avoir été emporté par le torrent de tous les autres tracas, des multiples angoisses qui, durant cette année terrible, l’avaient assaillie.

Elle me montra ses deux cadets avec joie.

— Ils sont élevés durement, eux, et cependant, comme ils poussent !…

Sans cesse, le nom d’André revenait sur ses lèvres. Elle me narra, la voix altérée, les phases de l’abominable maladie, sa terreur de voir son mari sortir de là estropié, le cerveau atrophié, languissant… Comment, le mal terrassé ; elle épiait le convalescent, tremblante, l’âme tour à tour gonflée d’espoir ou rejetée dans l’abîme du doute, guettant, étudiant la lente rentrée en possession de ses facultés…

— Ah ! à présent, prononça-t-elle avec un accent d’une intensité d’adoration indicible, je l’aime comme je ne saurais vous dire… Je l’ai, il me semble, crée… je lui ai redonné la vie… mieux que cela… le goût de la vie quand même, la force de lutter… j’ai repétri son intelligence, sa volonté… Certes, il n’a pas encore repris toute la vigueur que je lui veux ; néanmoins, c’est un autre homme qu’auparavant… Cette maladie a emporté avec elle, tout ce qu’il était jadis, et désormais le voici vraiment mien. Oh ! j’aurais voulu ne vous appeler que lorsque nous aurions franchi cette période de transition où nous nous trouvons encore… Dans quelques années, vous verrez ce que nous serons !…

Malgré les fatigues, les labeurs, et sa troisième maternité, elle paraissait avoir rajeuni ; elle n’avait jamais été précisément jolie ; elle me parut belle à cette heure, animée par son amour et sa volonté d’arriver au bonheur.

Effectivement, cinq ou six ans plus tard, je pus voir leur intérieur complètement transformé.

Quelques capitaux trouvés à temps, un prêteur confiant, avaient permis à André de s’intéresser dans la maison d’assurances maritimes où il était d’abord employé. Trois ans de rigoureuse économie lui permirent de s’acquitter ; ensuite, pour lui et sa famille, ce fut l’aisance.

À vrai dire, je ne trouvai pas son caractère aussi modifié que Lucie l’affirmait. C’était toujours un homme indécis et entêté, bon et peu sympathique, sauf pour de rares intimes, au bon sens intermittent. Pourtant, l’influence de sa femme était profonde et durable, ce qui l’assagissait ; et la persuasion que Lucie avait du changement total de son mari lui assurait le bonheur.

Le seul nuage qui existât pour eux — et encore était-il relativement léger — était causé par le fils naturel d’André qui, après, s’être engagé, n’avait, déjà par deux fois, échappé au conseil de guerre et aux compagnies de discipline que grâce aux relations de son père. Pourtant, comme il vient de passer dans l’armée coloniale, beaucoup de ses défauts deviendront des qualités, et l’on peut espérer que les tourments qu’il occasionnera seront moindres que par le passé.