Librairie universelle (p. 257--).

LA FAUTE DE LA FEMME

C’est avec un réel soulagement que je quitte les douloureux exemples de souffrance physique que j’avais entrepris de mettre au jour pour rentrer dans un domaine plus psychologique.

Certes, je ne prétends point que les peines morales soient moins aiguës que celles qui affectent matériellement l’individu, mais, dans les premières, il conserve cette supériorité qu’il peut en triompher par sa seule volonté ; au lieu qu’il ne peut que se soumettre aux épreuves physiques le venant accabler.

La faute de la femme !… Il est peu de sujets plus délicats, plus complexes que celui-ci ! Aussi n’ai-je la prétention d’aborder ce problème que sur certains points et non dans son ensemble. Je laisse également aux moralistes professionnels » la tâche d’établir des règles, des principes capables, suivant eux, de retenir sur la pente la femme tentée de s’y laisser glisser. Je me bornerai à étudier quelques questions qui se posent, la faute étant commise.

Par exemple, celle-ci : une femme honnête de cœur et d’âme peut-elle avoir un amant, n’avoir que celui-ci et revenir ensuite à une vie morale et physique régulière ?…

Dans la pensée courante, dans les romans et même dans les ouvrages de plus haute portée, l’on a, à mon avis, trop aisément établi qu’il n’y a que le premier pas qui coûte », que « la femme qui a eu un amant n’en restera pas là », que « la vertu est une ile escarpée et sans bords…, etc.

La vérité humaine — de nombreuses observations me l’ont montré — est moins intransigeante et l’étude attentive et impartiale de la vie, des êtres, montre, au contraire, beaucoup de cas où une incartade légère — ou même une faute grave — devient pour celle qui l’a commise une leçon terrible qui la fait rentrer au bercail, assagie, avertie, la raison née de la boue âcre en laquelle elle s’enfonça sans tout à fait s’enliser.

La cause de ces retours sincères et définitifs à la vertu, qui sont infiniment plus fréquents que l’on ne croit, il faut l’attribuer à ce que nombre de femmes ne se laissent point attirer hors du droit chemin par des goûts pervers, un besoin de désordre, un désir décidé de liberté ou la curiosité du mal, mais par suite d’un élan sentimental ; de rêves, d’aspirations vers un bonheur qu’elles ne trouvent point dans le mariage.

Or, comme l’amour est tout aussi inapte à leur procurer les satisfactions de cœur auxquelles elles aspirent ; elles ne tardent pas, désabusées, à revenir au lien qui, s’il n’est pas parfait, a quand même des avantages sociaux et moraux dont est dépourvu l’amour défendu. Si le mari, comme il arrive en général, ne se doute aucunement de l’écart momentané de sa femme, une paix réelle, solide, peut s’établir dans le ménage, justement créée et affermie par l’expérience plus ou moins cruelle qu’acquit la femme ayant failli.

Lorsque l’époux sait, la situation est plus compliquée : l’homme étant imbu d’une vanité qui ne lui permet pas de pardonner entièrement, du fond de l’âme, à la femme d’avoir pu lui préférer un autre homme.

Pourtant, cette vanité lui sert aussi à guérir sa blessure, en lui persuadant que son mérite, un instant méconnu, lui a reconquis sa femme — alors qu’en réalité elle revient au mariage par écœurement et philosophie, convaincue, que la perfection humaine, et en particulier la perfection masculine, est un mythe.

Je montrerai donc par quelques exemples de femmes très différentes qu’une faute peut être unique et n’avoir pas pour le ménage de conséquences fatalement désastreuses.

Simone,
ou doit-on avouer à l’époux ?

Celle-ci, je l’avais connue dès sa toute petite enfance et j’aimais particulièrement son esprit gracieux et primesautier, sans grande profondeur. Son puéril scepticisme, tout de surface, couvrant une fraîcheur, une ingénuité réelles m’enchantait.

J’avais vu avec chagrin son mariage, prévoyant les suites qu’il aurait. Bien qu’elle fût fille unique et dût avoir une large aisance, qu’on l’aimât chez elle, ses parents, atteints de cet inconcevable prurit qui ronge notre bourgeoisie pourvue de filles à marier, se hâtèrent de la fiancer, à dix-neuf ans à peine échus.

Le futur était ce que l’on nomme un excellent parti, à tous points de vue. Fonctionnaire de l’État, bien apparenté, bien soutenu, possédant une certaine fortune personnelle, n’ayant qu’une sœur déjà brillamment mariée, âgé de moins de trente ans, il avait un de ces physiques convenables et banaux dont on ne dit rien. Il était d’ailleurs bien élevé, sérieux, sans pourtant rien d’austère ni de guindé.

Cependant, en le regardant auprès de cette jolie petite Simone, j’eus le pressentiment de la mésentente fatale de ces deux êtres et des conséquences également certaines de cette mésentente.

Pendant deux ans, je les perdis un peu de vue, ayant séjourné à l’étranger et ne faisant que de rapides apparitions à Paris. Ensuite, je me trouvai, au bout de ce laps, passer huit jours à la campagne, chez des amis, en même temps que le jeune ménage.

Je vis que je ne m’étais pas trompée dans mes prévisions. On était déjà en pleine crise : celle qui est peut-être la plus douloureuse pour les acteurs et la plus curieuse pour l’observateur attentif.

Les deux époux tâchaient de se persuader qu’ils s’aimaient ; ils s’efforçaient opiniâtrement de se lier par toutes les démonstrations publiques et privées possibles. Ils occupaient bien entendu une chambre commune et attestaient bien haut qu’ils ne concevaient pas comment des époux peuvent faire chambre à part.

Ils se tutoyaient, employaient à tout propos des mots tendres l’un pour l’autre ; ils se consultaient sur tout ce qu’ils faisaient. Jamais Madame n’aurait accepté une promenade dont Monsieur ne fut pas. Monsieur s’inquiétait de savoir si Madame était assez chaudement vêtue, lui interdisait telle course, lui apportait un parapluie, une ombrelle ; enfin, il était ce que l’on appelait autrefois « aux petits soins » pour sa femme.

Et les parents et les amis de s’extasier en chœur sur ce « charmant ménage d’amoureux ».

Au fond, je crois que plusieurs personnes y voyaient clair et s’apercevaient comme moi que tous ces empressements n’étaient que simagrées — du reste inconscientes et sincères.

Tous deux se battaient les flancs pour se plaire, pour se conquérir.

Et cela, bien infructueusement, c’était visible et incontestable.

Jamais on ne surprenait entre eux un de ces involontaires regards de complicité amicale ou passionnelle comme il s’en échange entre gens qui s’aiment ou se désirent. Sous leur excès d’amabilité réciproque, il régnait une sorte de fièvre. Souvent, leur visage, après un sourire, une parole de vive tendresse, prenait une indicible expression d’ennui, de lassitude et de souci.

Simone avait pâli et maigri. Elle, si active autrefois à toutes les besognes frivoles essentiellement féminines, ne s’occupait plus de celles-ci que par intermittences, tombant en des périodes de nonchalance, de veulerie extrême, après des moments d’agitation outrée.

Ils n’avaient pas d’enfant, ni d’espérance, ni de désir d’en avoir, du moins pour l’instant. Avec cette impudeur acceptée des ménages mondains, ils déclaraient volontiers qu’ils voulaient garder leur liberté encore pendant trois ou quatre ans.

Envers moi, Simone se montra d’une réserve extrême et évita soigneusement tout tête-à-tête, semblant craindre de me livrer quelque chose.

J’en fus un peu attristée, bien que je susse fort bien que la pauvre petite ne pouvait rien me confier et qu’il m’était, hélas ! bien difficile de la conseiller en cet instant périlleux où je voyais tous ses nerfs se tendre, son être se rebeller contre l’irritation, l’aversion insurmontables qui montaient en elle envers le compagnon de son existence.

Trois ans s’écoulèrent encore sans que je la revisse, mais non pas sans que j’entendisse parler d’elle, car elle m’écrivait parfois. Des lettres insignifiantes, où pourtant je sentais une tendresse pour moi et une angoisse personnelle latentes.

Je venais de me réinstaller à Paris, cette fois définitivement, lorsque Simone tomba chez moi, sans avertissement préalable, un matin de janvier que je vois encore, sec, froid, brillant…

On avait allumé dans mon cabinet de travail, pour la première fois, un poêle norvégien recouvert de bois verni, que j’avais rapporté et fait poser Dieu sait avec quelles peines, et une forte odeur résineuse emplissait la pièce. Un gros bouquet de tulipes roses envoyé par une amie attira l’attention de Simone qui, sans me dire bonjour, nerveuse, le visage contracté, les paupières battantes, s’écria, de cette voix fêlée, inégale, des minutes de grande émotion — où néanmoins on éprouve le besoin de prononcer des banalités :

— Tiens, qu’est-ce que cela sept chez vous ?… je croyais que les tulipes n’avaient pas d’odeur !… Mais vous, marraine, vous avez la spécialité de bouleverser à votre guise toutes les lois de la nature !…

Elle se jeta sur un fauteuil, se releva, me tendit les deux mains ; puis, tout à coup, sauta à mon cou, m’étreignit de toutes ses forces et éclata en sanglots.

Des minutes se passèrent, émouvantes.

Lorsque je sentis son corps frêle se détendre, peser sur mon bras qui l’enlaçait, quand ses sanglots se firent moins brefs, plus espacés, je la déposai sur un canapé, où je m’assis près d’elle.

Elle prit son mouchoir, tamponna ses yeux, et alors, d’une voix tremblante, vibrant d’une immense douleur, elle dit :

— Oh ! c’est encore bien plus grave que vous ne l’imaginez !…

Elle, comme tant d’autres, sentait qu’avec moi une partie des confidences était inutile, que je devinais presque tout avant qu’on me l’avouât.

Pourtant, la cause du désespoir de ma petite amie différait par le détail de ce que j’avais présumé.

À présent, elle parlait d’abondance, soulageant son pauvre cœur gonflé et ulcéré.

Elle me dit d’abord sa longue lutte contre la haine irraisonnée, maladive, que son mari lui avait inspirée dès le début de leur mariage, invinciblement, et avec une intensité qu’à l’heure qu’il était elle ne pouvait plus comprendre ni expliquer.

Tous les actes de cet homme, même les choses les plus insignifiantes, les gestes les plus ordinaires, lui devenaient odieux, l’horripilaient, parce que c’était lui qui les accomplissait.

Dès qu’il manifestait un goût, exprimait un désir, une nausée s’emparait d’elle, un besoin de résistance, de refus obstiné la faisait se raidir. Elle n’y cédait pas ; elle se morigénait, s’imposait le silence, la soumission ; elle remportait sur elle-même chaque jour, dix, vingt, cent victoires, mais celles-ci laissaient en elle une déchirure, mettaient son épiderme moral à vif.

Et un jour, cette aversion, cette révolte avaient débordé, amenant une pareille détente en son mari, qui lui aussi, autant qu’elle, quoique de façon différente, s’irritait d’elle, tout en s’efforçant de l’aimer et tâchant de se persuader qu’elle l’adorait…

Pendant six mois, c’avait été un enfer. Puis, tous deux s’étaient lassés de se déchirer ; un détachement leur venait qui les faisait se supporter avec une indifférence grandissante.

Le plus intéressant, au point de vue, psychologique, c’est que jamais les époux n’avaient cessé leurs rapports conjugaux, — exaspérés lorsqu’ils étaient exaspérés eux-mêmes ; calmes et froids, quand la paix se fit entre eux ; toujours constants, malgré leur désunion morale complète.

Un an s’écoula ; ayant renoncé à s’entendre, vivant intellectuellement tout à fait à part, ils s’acceptaient. Du reste, le mari avait repris quelques habitudes de garçon et laissait sa femme parfaitement libre d’aller, seule dans le monde.

Ce fut une banale histoire.

Simone rencontra chez une amie plus âgée le fils de celle-ci, que la mère satisfaite de voir son enfant prendre une maitresse près d’elle, mit pour ainsi dire dans ses bras.

Type du petit égoïste ultra moderne, le jeune homme enchanté de sa liaison se montra d’abord charmant. Simone l’adora fougueusement : Elle ne parlait rien moins que de fuir, de divorcer… mille folies qui transirent l’amant et effrayèrent la mère de celui-ci.

Tout doucement, conseille par sa vigilante gardienne, il se fit moins tendre, moins pressant ; il « s’espaça ». Simone comprit et, cruellement frappée, rompit.

Il y avait de cela six semaines. Et, aujourd’hui, elle avait la certitude d’être enceinte.

D’ailleurs, aucune crainte ne la tourmentait de la part de son mari. Totalement dépourvu de soupçons, il accepterait sans le moindre doute la paternité de l’enfant de l’amant.

La question était celle-ci. Complètement sûre que le véritable père était son amant, Simone, prise entre ses remords et l’effroi d’un aveu, se débattait, tentée de parler, terrifiée des suites de ses confidences.

Bien qu’elle se rendît compte des catastrophes qu’amènerait sa franchise envers son mari, il lui semblait insupportable de garder le silence, d’imposer à cet homme une fausse paternité, de mettre en sa maison un sang étranger.

— N’est-ce pas ? questionnait-elle ardemment, la voix saccadée, comme rouillée. Je dois tout lui dire ?… et me soumettre à ce qu’il exigera de moi… Sans cela, je crois que j’en mourrai !… C’est trop odieux, trop pénible de mentir toujours, sans répit, sans relâche, éternellement !… Oh comment pourrais-je soutenir cette comédie ?… Entendre mon mari appeler l’enfant de l’autre « son fils ». Le voir l’embrasser s’intéresser à lui, l’aimer… car il l’aimera !… le désir lui est venu d’avoir un fils… je le sais, il me l’a dit déjà plusieurs fois…

Je l’avais écoutée sans l’interrompre. Je la laissai même m’interroger à plusieurs reprises sans lui répondre. Enfin, je cédai à ses supplications et, comme toujours, je fus catégorique.

— Ma petite Simone ; j’ai pour conviction profonde que l’on ne doit jamais avouer une faute à son mari… Oui, oui, je comprends ce que tu veux dire !… il y a faute et faute… Eh bien, celle-ci, avec toutes ses graves conséquences…

Elle gémit.

— Je vous dis, marraine, je ne pourrai pas !… Dès maintenant, j’ai le cœur soulevé à l’idée de l’écœurante comédie qu’il me faudra jouer… qu’est-ce que cela sera plus tard ?…

— Je saisis fort bien… Mais, en réalité, ce qui te pousse à l’aveu n’est qu’un sentiment égoïste… Oui, parfaitement… tu as besoin de te décharger de tes remords.

— Quand cela serait !…

— Il faut examiner si tu le peux, si tu le dois :

Des larmes brillèrent dans ses yeux, elle affirma :

— Oui, oui, je le dois… je dois à mon mari cet aveu…, il agira comme il voudra… il serait abominable de le tromper à cet égard. … Comme femme, j’ai pu le trahir sans remords, mais je ne puis pas le forcer à aimer, à élever un enfant qui n’est pas à lui !

Je hochai la tête.

— Ma chère enfant, si tu as vraiment cette pensée arrêtée en toi, je ne sais pas pourquoi tu viens me consulter, parce que tu dois te rappeler que j’ai pour principe immuable que les devoirs les plus impérieux pour une femme lui sont imposés par ses enfants… Tu n’envisages que ton mari, moi je ne veux voir que l’enfant que tu mettras au monde. Une femme a certainement les plus grands torts lorsqu’elle manque aux engagements pris envers son mari, mais je la considère comme une criminelle quand elle n’accomplit pas entièrement ses devoirs maternels… Eh bien, as-tu envisagé le sort de ton enfant si tu révèles ion secret à ton mari ?… Pour moi, tout le nœud de la question est là… Que ton mari prenne rageusement ou philosophiquement la chose, il en adviendra toujours que ton enfant n’aura ni père ni foyer, — soit que l’on te chasse de celui-ci, soit qu’on te pardonne et qu’on le tolère. Veux-tu me dire quelle sera l’existence fausse, abominable, d’un être jeté dans le monde en ces conditions ? Enfant d’une mère publiquement déshonorée, portant un nom qu’on lui conteste ; ou intrus, en un foyer où le maître le hait ?… Si tu me disais « Son véritable père l’aime, nous attend ; mon enfant retrouvera une maison prête à le recevoir » ou encore : « La vie m’est impossible près de mon mari, je m’éloigne, je me consacrerai toute à ce petit et je remplacerai auprès de lui tout ce dont je le prive. » Mais ce n’est point cela que tu veux… Tu ne médites que l’aveu, pour décharger ta conscience… en advienne que pourra… Peu t’importe la vie à venir de ce malheureux enfant, qui pourtant n’a pas demandé à venir au monde ! Eh bien, voilà pour moi la faute la plus grave, la plus impardonnable…

Songeuse, Simone murmura :

— Alors, le silence ? Pourquoi, en moi, suis-je persuadée que c’est un crime de me taire ?… et une bonne action de parler ?…

Je haussai les épaules malgré moi.

— Parce que tu es imbue d’une foule de préjugés et que, comme tant d’individus, tu n’essaies jamais de te former une opinion toute seule… Voyons, isole-toi moralement, examine-toi et juge par toi-même…

Elle m’interrompit, dans un élan :

— Ah ! si je pouvais prendre un parti toute seule, serais-je venue vous trouver ?… Conseillez-moi, je vous obéirai, j’ai tant confiance en vous !…

— Non, ce n’est pas ainsi que je l’entends !… Je ne dois rien t’ordonner… Tout ce que je puis faire, c’est de te donner mon opinion et d’essayer de t’éclairer sur tes propres sentiments… D’abord, dis-moi si je ne me trompe pas… Il me semble que l’énervement que te causait ton mari a cessé… qu’il ne te répugne plus, qu’enfin tu n’es pas loin de l’aimer…

Pensive, la tête baissée, elle murmura :

— L’aimer… oh ! non… je crois que jamais je ne l’aimerai… Mais il est certain que mes idées sur lui, mes impressions se sont bien modifiées… Quand j’ai pu mesurer l’égoïsme, la cruauté ricanante de certains autres, j’ai été plus indulgente à son égard… Quand on m’avait fait du chagrin, il a su trouver des paroles qui m’ont fait du bien… Et puis, à vivre l’un près de l’autre, intérêts liés, on finit par ressentir involontairement une sorte d’amitié égoïste…

Je pris sa main et, bas :

— Tu as un amer regret de ton erreur, n’est-ce pas. ?

De grosses larmes ourlèrent ses paupières ; ses lèvres frémirent.

— Oh ! oui, tant !…

Je la serrai affectueusement sur ma poitrine.

— Et tu voudrais gâter à jamais cette entente qui se fait entre vous ?… Oui, certes, je partage tes scrupules… Mais n’est-il pas évident que ton aveu ne réparera, ne changera rien, tout en rendant votre situation impossible, désespérée ?… Ne sachant rien, ton mari aimera cet enfant comme s’il était sien… Ce pauvre petit aura un père… et, assagie, éprouvée, tu deviendras une femme patienté, indulgente… Pour vous trois, si tu gardes un mutisme courageux, il peut y avoir du bonheur… autrement, c’est l’abime…

Elle eut un geste spontané pour se jeter à mon cou.

— Mais à vous, je dirai toujours tout !… Vous m’écouterez, vous me plaindrez, vous m’encouragerez !…

— Certes !…

Elle se tut. Durant trois ou quatre ans, ce silence lui fit endurer de cruelles souffrances. Je reçus d’elle bien des visites où, éplorée, exaspérée, elle me criait qu’elle était à bout, que la confiance, que l’affection croissantes de son mari, que la tendresse grandissante qu’elle-même éprouvait pour lui, la torturaient quand elle songeait à l’infâme mensonge dont elle était coupable.

Puis tout s’atténua, s’effaça. Elle but deux autres enfants, la vie coula ; elle oublia. Oui, en vérité, elle oublia l’origine du frère de ses enfants légitimes et le confondit avec ceux-ci comme son mari l’a toujours fait.

Je l’ai vue, au théâtre, sourire, sereine, invulnérable, à une pièce où il était question d’une situation pareille à la sienne.

En somme, son ménage est l’un des meilleurs parmi ceux que je connais, et il y a beau temps qu’elle et son mari ont recommencé à se quereller avec la liberté de gens qui n’ont rien sur la conscience.

Sans doute, la morale actuelle, basée sur nos lois et nos traditions, réprouve le mensonge, condamne l’acte déloyal qui donne dans la famille, à l’enfant de la faute, une place à laquelle il n’a pas droit. Mais qui osera dire qu’il serait meilleur d’arracher cet être du nid qu’il croit être le sien ?… de détruire la sécurité d’un mari ?… de porter le désordre dans un foyer où le calme s’est rétabli ?…

Voici un autre exemple d’un cas où la faute de la femme fut unique, resta secrète et passa inaperçue, à tous les points de vue, de l’époux dont elle ne troubla point la vic conjugale.


Madeleine,
ou l’amour du cabotin.

Elle s’était mariée jeune à un magistrat et avait séjourné en province durant les sept premières années de son union. Deux essais de maternité malheureux — une fausse couche et une fillette morte de méningite à six mois — avaient découragé le ménage on s’en tenait là.

Elle avait près de vingt-huit ans lorsque les fonctions, de son mari la ramenèrent à Paris. Celui-ci était un brave homme, mais surtout un homme sérieux, grave — disons le mot : ennuyeux. Pour ma part, tout en rendant justice à ses incontestables et nombreuses qualités, je le trouvais odieux ; et, ce n’était un mystère profond que cette jolie Madeleine, si fine, si artiste, si impressionnable, pût demeurer calme, affectueuse auprès de lui, les sens morts, l’imagination endormie, en cette admirable paix générale de la femme vraiment chaste.

Elle ne se cloîtrait d’ailleurs nullement. Bien que résistant à l’entraînement mondain, elle en suivait néanmoins le cours avec modération, ayant retrouvé ses anciennes relations ainsi que celles de son mari, qui était Parisien comme elle. Mais elle passait gracieuse, enjouée, si banalement aimable pour tous les hommes qu’elle décourageait d’avance les flirts les plus résolus.

Ce fut soudain, foudroyant.

Et l’homme que tout à coup elle aima, elle désira follement ; l’homme qui subitement ferma pour elle l’univers de sa silhouette barrant l’horizon, démesurément grandie par l’illusion de la pauvrette — l’homme était un cabotin.

J’exagère. Il était comédien sur une grande scène parisienne, plein de talent, très fêté, énormément aimé. Poète et auteur dramatique à ses heures, il échappait à la générale sottise de ses camarades des planches… Seulement, de sa double qualité, il avait contracté la double vanité de l’homme de théâtre et de l’homme de la scène.

De taille élégante, il se vêtait avec recherche, avec affectation, montrait en tout un snobisme qui lui seyait.

Il avait un visage intelligent, un peu fatigue. Sa mâchoire proéminente disait l’homme de combat, de volonté acharnée, le struggle for lifer qu’il était en réalité sous ses dehors nonchalants. Ses cheveux étaient blonds, lisses ; il lès peignait en un seul bandeau ; blonde aussi, sa moustache, que dans aucun de ses rôles il n’avait consenti à couper. Sa bouche très fine était des plus expressives, spirituelle, dédaigneuse, adorablement voluptueuse quand il le voulait. Sa grande beauté, le signe distinctif de sa physionomie venait de ses yeux, d’un bleu délavé très rare de ton, à l’expression changeante, qui le transfiguraient selon les sentiments qu’il éprouvait ou feignait d’éprouver.

À la scène, jeune premier célèbre, il jouait sans difficulté les rôles de vingt-cinq ans, et, à la ville, ne portait point trop apparemment les trente-sept qu’il niait avec âpreté.

Il n’était pas pour Madeleine l’inconnu familier qu’est ordinairement l’acteur en vogue pour une mondaine. Dix ans auparavant, elle l’avait fréquenté presque dans l’intimité, à Menton, chez une tante qui se piquait d’art et de littérature, et chez qui Pierre Bartha, en congé à cette époque, soignant un commencement de laryngite, venait assidûment.

En ce temps, le flirt ébauché par lui s’était vite évaporé devant la paisible gaieté de la jeune fille. Ils ne s’étaient jamais revus autrement que lui sur la scène, elle spectatrice dans la salle.

Et voici qu’inopinément l’âme et la chair engourdies de la jeune femme avaient tressailli devant l’image de l’Amant parfait, du suprême Amant que cet homme avait su dresser dans la plus célèbre pièce du plus célèbre : écrivain romanesque et sensuel du cycle littéraire contemporain.

Muette, pâlie, transportée en un monde nouveau, elle avait écouté, elle avait regardé. Il lui semblait qu’elle entendait pour la première fois une voix d’homme, qu’elle contemplait pour la première fois un visage masculin. Pour la première fois aussi, son sang courait tumultueusement dans ses veines ; un geste de lui, une inflexion, un rire, la bouleversaient. Elle était sortie du théâtre comme folle.

Et le lendemain, le surlendemain, cette intoxication continuait, s’affirmait, se répandait en elle. Huit jours plus tard, elle se présentait chez lui. Il la reçut comme il recevait toutes les étrangères qui venaient à lui, pourvu qu’on les annonçât suffisamment jeunes et jolies. La carte que Madeleine lui avait fait remettre ne lui apprenait rien, car il ignorait le nom du mari de cette jeune fille, qu’il n’avait pourtant pas oubliée, parce qu’il avait été piqué de sa belle tranquillité invulnérable.

C’avait été entre eux une scène un peu étrange. Tout de suite, il l’avait devinée subjuguée. Et, chose bizarre, le cœur sec, le vaniteux qu’il était s’était attendri devant l’aberration soudaine de cette jeune femme jusqu’alors irréprochable, honnête, pure, et qui se jetait littéralement dans ses bras. Il avait mieux fait que de la désirer banalement, il l’avait aimée durant un quart d’heure, et doucement prêchée, la conjurant de rappeler sa raison, de repousser un rêve qui fatalement ne laisserait en elle que des blessures…

Cependant, il arriva ce qui doit arriver lorsqu’une scène pareille se passe entre une femme frémissante — une chaste hors de ses gonds… — et un homme en plein entraînement de sport amoureux. Le sermon finit dans la chambre à coucher.

Ils s’étaient ensuite revus sept à huit fois, pas plus. Son amour-propre contenté, son émotion passagère depuis longtemps évanouie, Bartha avait rompu brutalement, déjà excédé, craignant par-dessus tout les attaches et les grandes passions.

Madeleine ne protesta pas et s’éloigna sans espoir de retour, ayant pénétré le caractère de son amant. Elle l’aimait néanmoins toujours ; et, pendant près d’une année, un chagrin muet la mina au point de mettre sa santé sérieusement en danger.

Elle venait me voir souvent ; et durant tout le temps de ses visites ne cessait de me parler de Pierre… Sans se plaindre, sans former aucun projet d’avenir, elle ressassait avec une sorte de démence les scènes d’amour qui s’étaient passées entre eux. Jamais les mots d’envoûtement, de possession ne s’étaient mieux appliqués qu’en ce cas et au sujet de cette femme. Elle semblait obéir à une force totalement en dehors d’elle, de sa volonté, de son pouvoir.

Et cette maladie de son âme passa comme elle était venue.

Un jour, elle entra chez moi et me dit aussitôt :

— Que faites-vous, aujourd’hui ?… Rien ? Je vous enlève… J’ai une envie folie d’aller aux « Nids » avec vous… En prenant le train de 10 heures 30, nous arriverons pour déjeuner… La jardinière nous fera du thé, une, omelette, ce sera délicieux !…

Les Nids étaient une charmante propriété que le magistrat, mari de Madeleine, louait à l’année dans les bois de la Celle-Saint-Cloud.

Tout en ma jeune amie était transformé : sa voix était redevenue gaie, doucement vibrante, son allure alerte, ses yeux vifs. Maigrie, elle semblait avoir tout à coup engraissé, la peau fraiche, tout un souffle de vie gonflant sa chair.

Et, la veille encore, je l’avais eue près de moi une partie de la journée, affaissée, dolente, l’œil comme fixé sur une vision intérieure, la voix sans éclat, indifférente à toute impression du dehors, hypnotisée en son rêve d’amour brisé…

Je me gardai bien de lui faire la moindre observation. En ces cas de guérison subite, les rechutes sont si fréquentes, et alors si cruelles !…

Il n’y en eut pas. Nous passâmes une journée exquise.

On était en février ; le temps se maintint gris, menaçant ; un vent aigre soufflait au travers des bois défeuillés et sombres. Tout dans le jardin avait l’air piteux, délabré et grelottant. Dans les appartements, un froid de cave tombait sur les épaules, malgré le grand feu qu’entretenait le jardinier. Les œufs de l’omelette étaient en partie gâtés ; du thé, montait cette particulière odeur moisie des théières laissées longtemps sans usage. Un jambon désespérément sec complétait notre déjeuner. Mais, au-dessus de tout cela, il y avait la résurrection de Madeleine, l’éclat de son rire joyeux, de son bavardage.

Elle résuma d’une phrase mon impression.

— Hein ne dirait-on pas que l’on se retrouve après un long, un très long voyage… une séparation de plusieurs années !…

Les jours qui suivirent n’amenèrent aucune complication. Madeleine rentrait dans son ancienne vie avec bonheur.

Deux ans plus tard, nous nous trouvions ensemble à Dieppe, pendant la saison des bains. Des affiches, semées à profusion annonçaient une représentation extraordinaire au bénéfice d’une famille de pêcheurs qu’une récente bourrasque avait éprouvée, séance à laquelle Pierre Bartha en villégiature au Treport avait promis son concours.

Pierre Bartha !…

Les yeux de mon amie s’attachèrent longuement à ces syllabes imprimées, évocatrices de tant de choses… Pendant un instant, son regard redevint vitreux comme jadis, la vie s’éteignit de son visage. Je frémis.

Mais, déjà, elle reprenait possession d’elle-même ; et ce fut avec gaieté, sans le moindre embarras ni tristesse, qu’elle s’écria :

— Eh bien, nous irons l’écouter !…

J’étais néanmoins anxieuse. On a beau avoir étudié, fouillé l’âme humaine, on sait qu’elle vous réservé sans cessé des surprises — et c’est pour cela que cette étude est toujours nouvelle, ne l’asse jamais.

Madeleine, entre moi, son mari et sa belle-mère, vit Pierre entrer, sortir, parler, se mouvoir, déployer toute son habituelle grâce charmeuse sans que rien parût être troublé en elle. Elle l’applaudit sincèrement. En tout, elle était redevenue la spectatrice de jadis — d’avant le coup de passion définitivement éteint.

Quelques mois plus tard, elle m’apprit qu’elle était enceinte. Elle eut un petit garçon que l’on appela Pierre.

Comme je la questionnais avec précaution sur les raisons qui lui avaient fait choisir ce nom, elle me répondit avec une désarmante simplicité :

— Je ne sais pas… Il ne me semble pas qu’il puisse s’appeler autrement.

D’ailleurs, ce petit eut le même sort que ses ainés ; une convulsion l’emporta à l’âge de deux mois.

Actuellement, Madeleine est veuve. Elle a soigné pendant quatre ans son mari, atteint d’une cruelle maladie avec un dévouement absolu et de tous les instants. Elle vit en province, très paisiblement, très honnêtement. Elle a adopté une jeune parente pauvre qu’elle a élevée de façon irréprochable. Jamais personne ne se douta de son unique faiblesse, sauf moi, sa seule confidente.

Le cas que je vais citer à présent, et dont je garantis l’authenticité rigoureuse, est autrement scabreux et rare que celui qui précède ; et je ne voudrais pas que l’on en tirât la conclusion que je considère, en théorie, les pires écarts comme choses négligeables. Je souhaite simplement prouver qu’il ne faut jamais établir de règles intransigeantes et qu’il est plus sage de reconnaître que celles-ci varient suivant les caractères des gens en cause.

Dans l’histoire qu’on lira, une femme viola gravement les lois de la morale établie, commit l’un des actes les plus répréhensibles qui soient ; et pourtant, ayant eu la force de se reprendre, aucun drame, aucune catastrophe ne fut la conséquence de ses actions ; celles-ci restèrent ignorées et son existence demeura irréprochable en apparence.

Si je puis raconter les faits qui suivront sans détours, c’est que ceux qui en furent les acteurs appartenaient à une génération au-dessus de la mienne : deux d’entre eux sont morts ; la survivante et principale héroïne est en enfance ; de plus, nul, dans ses descendants ne saurait établir une corrélation entre elle et celle que je nommerai :

Séraphine,
ou la veuve austère.

Orpheline de mère ; avec, pour père, un de ces gentilhommes débauchés et crapuleux comme il s’en rencontrait beaucoup autrefois dans les campagnes provinciales, Séraphine fut élevée dans un pensionnat de la ville de X…, dans l’Ouest. Les jours de sortie et les vacances, elle les passait chez une cousine éloignée. C’était également dans ce foyer que, ses études finies, à dix-neuf ans, elle avait séjourné durant les deux années précédant son mariage.

Son père ayant dévoré toute sa fortune et commençant à entamer celle — considérable — que la jeune fille tenait de sa mère, on lui avait donné un conseil judiciaire, et la tutelle de Séraphine avait été confiée au mari de sa parente, M. Bernard, un notaire très considéré à X…

M. et M Bernard avaient un fils du même âge que Séraphine, et dont celle-ci s’était éprise avec toute la violence sauvage et muette dont était capable sa nature concentrée, aux farouches timidités orgueilleuses.

Ses cousins, peu fortunés, eussent vivement applaudi à l’union de leur fils avec la richissime orpheline, mais c’étaient des gens trop honnêtes, trop délicats pour songer à influencer celle dont ils avaient la garde.

Quant à Michel, leur fils, c’était un étourdi, ne rêvant qu’aux plaisirs du Quartier latin où il avait obtenu de se rendre pour y faire son droit. Il traitait Séraphine en camarade, en sœur aînée et ne goûtait pas du tout la beauté réelle, mais fruste, lourde, de la jeune fille, qui ne ressemblait en rien à son idéal de Parisienne élégante, sémillante et spirituelle.

Arrivée à sa majorité, après avoir rebuté une dizaine de prétendants alléchés par sa belle dot, Séraphine accepta brusquement un baron de la Tremblaye de faible santé, mais jeune, joli garçon et possédant une fortune à peu près égale à la sienne.

Tout le jour, toute la nuit qui précédèrent le matin de son mariage, la jeune fille les passa dans les larmes, les sanglots, en une sorte de crise nerveuse qui terrifia sa parente. Celle-ci la conjura en vain d’expliquer la cause de son désespoir, lui proposa de rompre l’union projetée ; elle ne put tirer aucune explication de Séraphine qui refusa également toute intervention auprès de son fiancé et déclara qu’elle était résolue à se marier.

Cette scène demeura toujours inexplicable pour Mme Bernard, qui finit par la considérer comme un accident nerveux insignifiant.

Pendant la cérémonie, la mariée montra un calme parfait, et si elle ne parut guère démonstrative, cela n’étonna personne ; on la savait fort réservée, taciturne même. Son cousin Michel était présent, et sa gaieté ne dérida ni n’accentua la froideur de la jeune femme.

Un an s’écoula. Une fille était née aux : époux. Leurs rapports excitaient vivement les curiosités égrillardes de la société de X…

Leurs domestiques — principale source des racontars en province — disaient qu’aussi bien dans l’intimité qu’en public Séraphine et son mari se montraient plus que froids l’un envers l’autre, plutôt hostiles ; pourtant, les nuits étaient accidentées entre eux. Et cela, on le savait encore par les confidences échappées au baron, au cercle, entre hommes : l’alcôve de Séraphine était des plus ardentes.

Quinze années passèrent. Peu à peu, les secrets du ménage étaient devenus de notoriété publique. Tous deux se haïssaient, aussi peu faits que possible pour s’entendre, sauf sur un seul point : la volupté…

La passion entre eux, était terrible, agressive, acharnée ; elle devint meurtrière pour l’époux. Le baron de la Tremblaye mourut à quarante-deux ans, déjà tombé depuis deux années dans une sénilité précoce et une demi-imbécillité rancuneuse qui lui faisait raconter à qui voulait l’entendre et Dieu sait s’il se trouvait des oreilles complaisantes à X… ! — le secret de sa déchéance et les causes de sa haine pour cette Séraphine, de conduite irréprochable, d’apparence froide, austère, et qui faisait l’amour conjugal à la façon des courtisanes les plus dangereuses.

Quand il mourut, sans une larme, elle endossa une livrée noire qu’elle ne devait plus quitter. Mais, en réalité, le deuil qu’elle portait n’était pas celui de l’époux, mais celui de l’amant qu’elle aimait toujours, qu’elle avait poursuivi dans ses relations colères avec son mari et qui jamais ne s’était douté de la passion de sa cousine pour lui.

Michel était devenu magistrat. Il restait garçon. Mondain, et très libre dans ses mœurs, il fréquentait tous les mondes, et ses maîtresses ne se comptaient plus. Revenu à X…, il menait la fête dans cette ville voluptueuse, connue à cette époque pour la paresse générale qui y régnait, l’abondance de ses lieux de plaisir, la facilité des mondaines et la rage d’amour des grisettes à la beauté fraîche.

Toujours timide, concentrée et gauche, Séraphine n’avait pas su faire comprendre à son cousin que, devenue veuve, comme jadis étant jeune fille, elle ne pensait qu’à lui, ne souhaitait que de devenir sa femme, sa servante.

Et Michel continua à ne rien sentir, ne rien voir, malgré qu’il fût un assidu de la maison et qu’il fit de sa silencieuse amoureuse la confidente de ses fredaines.

Ce qu’elle souffrait de ces libres causeries était inconcevable ; et pourtant elle les aimait avec angoisse ; elle les provoquait sans se lasser de la torture qu’elles lui causaient.

Cependant, sa souffrance devait dépasser encore tout ce qu’elle avait imaginé. Voici que Michel avait répudié tout à coup ses habitudes galantes, qu’il s’était assagi. — Voici qu’il aimait.

Et celle qu’il aimait, celle qu’il voulait passionnément pour femme, c’était la fille de Séraphine, l’enfant du baron de la Tremblaye, qui atteignait dix-huit ans, alors que sa mère et Michel parvenaient à la quarantaine.

De caractère très dissemblable de celui de Séraphine, ressemblant à son père, blonde et délicate comme lui, enjouée, gaie, caressante, Hélène n’était guère liée avec sa mère et ne se trouvait tout à fait à l’aise auprès d’elle que lorsque Michel était entre elles deux.

Du reste, elle ne songeait guère à aimer cet homme qui à la rigueur eût pu être son père, et son penchant allait plutôt vers un jeune parent auquel tacitement on l’avait fiancée dès le berceau.

Quelle douleur, quelles luttes, ravagèrent l’âme de Séraphine lorsque la vérité lui apparut ?… Nul ne reçut ses confidences. Les combats, les victoires ou les défaites de son cœur n’eurent jamais aucun écho et, sauf des yeux perspicaces appartenant à quelqu’un de discret, nul ne les devina.

Fanatiquement dévouée à cet homme adoré en secret depuis tant d’années comme une idole insoucieuse du fidèle prosterné à ses pieds, Séraphine voulut contenter son amour. Et, avec une ruse persévérante, elle parvint à retourner les sentiments, l’âme et le cœur de sa fille. Six mois après que Michel avait avoué à son amie son amour fou pour Hélène, celle-ci l’aimait, acceptait sa main, se réjouissait de leur mariage.

Et, voici l’aventure étrange qui subitement se passait quelques jours avant l’union de Michel et d’Hélène, dans le château de M de la Tremblaye — voici là scène nocturne, presque effrayante, dont, par hasard, et sans que les acteurs de ce drame intime s’en doutassent, une personne fut témoin.

Cette personne — une femme, amie d’enfance de Séraphine, était ma mère, je suis donc absolument certaine de la véracité du récit qu’elle me fit bien des fois — à moi à qui seule elle le confia… récit qui l’émotionnait toujours, bien que des années nombreuses se fussent passées depuis cette soirée inoubliable pour elle.

On était en automne, vers dix heures du soir !

Il était d’usage, à la Tremblaye, de s’éterniser dehors, quand les soirées étaient belles, et de faire de longues promenades dans les prairies plantées de bouquets d’arbres qui environnaient le parc.

Ce soir-là, ma mère, qui était enceinte et assez souffrante, s’était dispensée de la sortie quotidienne ; mais, ne se sentant pas sommeil, elle ne s’était point retirée dans sa chambre.

La lumière des lampes fatiguant ses yeux, elle s’installa dans un petit salon obscur qui communiquait avec le grand par une baie drapée de portières. Elle y rêvait en attendant le retour des hôtes et la partie de cartes qui terminait habituellement la soirée.

Tout à coup, la grande taille encore svelte de Séraphine apparut dans le salon désert, très haute, raidie, puis, tout à coup, s’écroula sur un siège, devant une table, en pleine lumière.

Ma mère allait interpeller son amie ; lorsque des sanglots profonds, déchirants, lui coupèrent la parole, la laissèrent interdite, muette…

Voir pleurer Séraphine !… C’était une chose tellement inattendue, tellement inouïe, que le témoin involontaire de cette explosion d’émotion en perdit la tête pendant un moment.

Du reste, un peu remise, comme la crise ne se terminait pas, elle resta coite, désireuse de dissimuler sa présence ; car elle savait que, de caractère ombrageux et vindicatif, la baronne ne lui pardonnerait jamais d’avoir surpris son trouble.

Cinq minutes s’étaient à peine écoulées que Michel entra à son tour précipitamment, le visage soucieux. Il traversa le salon, et la voix vibrante, irritée, jeta, comme s’il continuait une discussion interrompue :

— Mais, enfin, qu’as-tu ?

Ils avaient toujours conservé le tutoiement de leur enfance fraternelle.

Le visage courbé, enfoui sous ses mains, elle ne répondit pas. Ses sanglots résonnaient lugubrement.

Il fonça sur elle, saisit ses poignets, les écarta dans un geste de viol, découvrit le visage bouleversé, tragique, de sa cousine — belle comme elle n’avait jamais été, en ce paroxysme de passion et de douleur.

— Séraphine ! non, voyons, ce n’est pas n’est pas possible ? cria-t-il d’une voix altérée.

Elle ne répondit pas. Tous deux demeurèrent éperdus, leurs yeux avides se dévorant…

Puis, sans un mot, d’un geste de bête qui se saisit de sa proie, et aussi de mère qui enveloppe de ses bras l’enfant reconquis, Séraphine tendit ses mains vers l’homme qui se courba aussitôt, affolé, obéissant… Elle l’étreignit follement ; leurs lèvres se joignirent en une véritable démence.

Et là, dans ce salon éclairé, ouvert à tous venants, sans un regard autour d’eux, sans une pensée étrangère, sans un effroi de la surprise possible, probable, leur désir sauvage communia : ils se possédèrent, brutaux, muets, leur souffle haletant scandant seulement le silence.

Éperdue, bouleversée, l’amie dans le salon voisin, avait voilé ses yeux. Lorsqu’elle put suffisamment dompter son émotion pour oser regarder du côté du couple, celui-ci s’était déjà séparé. Debout, l’un en face de l’autre, ils se contemplaient, graves, hostiles.

Michel eut pourtant un geste, sa voix mollissant dans un attendrissement.

— Séraphine…

Mais elle fit un mouvement brusque, jeta un « Adieu » et s’enfuit.

Sur son visage, il y avait à la fois de l’ivresse, du triomphe radieux et un désespoir fou.

Le lendemain, ma mère eut la stupeur de voir les complices calmes, tels qu’à l’ordinaire. Aucun projet ne paraissait changé. Ce fut elle la plus atteinte. L’ébranlement avait été tel chez elle que, prise de fièvre et de divers accidents dus à son état, elle fut obligée de garder le lit.

Elle n’assista pas au mariage de Michel et d’Hélène qui eut lieu à la date fixée. Le nouveau ménage partit immédiatement pour son voyage de noces ; les invités se dispersèrent : les deux amies restèrent seules au château.

Dix jours plus tard, ma mère, enfin remise, descendait au salon, où elle trouvait Mme de la Tremblaye assise sur le canapé…

Depuis le mémorable soir, elle semblait affectionner cette place ; et, quelque chose d’inusité, une ardeur lointaine flambait dans ses yeux, qu’elle détournait soigneusement, sur son visage pâle allumé d’une rougeur inopinée fugitive.

Les deux femmes se considérèrent, immobiles, figées.

Et, sans doute quelque chose de significatif parut sur le visage très mobile de ma mère, car elle vit celui dé son amie s’altérer, s’inquiéter, durcir ; une colère monta dans son regard ; une houle passa en sa poitrine, qu’elle avait opulente et lourde.

Enfin, Séraphine se leva brusquement et, à pas précipités vint vers son amie, quasi menaçante.

— Quoi ? défia-t-elle.

Une indignation soudaine déborda de l’autre. Elle désigna le petit salon, du bras étendu :

— Là !… Oui, là, j’étais là ! cria-t-elle.

Et ce fut tout. Elles n’eurent pas d’autre explication.

Après être devenues cramoisies, les joues de Mme de la Tremblaye reprirent leur habituelle pâleur un peu blafarde. Elle se détourna ; tandis que son amie baissait les yeux, un peu confuse ; elle alla s’asseoir, prit un ouvrage et travailla, machinalement. Ma mère reprit sa place ordinaire, dans l’embrasure d’une fenêtre. Quelques minutes plus tard, Séraphine lui posait une question banale, d’une voix tranquille : elles causèrent ainsi que tous les jours.

C’était une des particularités de Séraphine de savoir balayer avec une froide autorité tout ce qu’il lui déplaisait d’avouer ou de reconnaître.

Jamais aucune autre allusion ne fut faite désormais entre elles au sujet de cette nuit de folie la seule, ma mère en était, convaincue — qui unit ces deux êtres.

Pondant les années qui suivirent, le jeune ménage vécut assez à l’écart de Mme de la Tremblaye qui voyageait, s’occupait de ses propriétés et semblait ne s’intéresser que médiocrement à sa fille et à son gendre.

Le mariage ne fut d’ailleurs pas heureux. Un accident de couches arrivé à Hélène la condamna, à des années de soins, de précautions et de ménagements. Son mari ne tarda, pas à se lasser d’une femme toujours fragile et retourna à ses anciennes habitudes. Il y mit si peu de prudence qu’un beau jour il tomba profondément atteint, d’un malaise prolongé, inexplicable, d’où subitement sortit une paralysie presque générale.

Ce fut alors que, Hélène s’éloignant de son mari avec dégoût, Séraphine revint, calme, dévouée, adoucie, et passa ses jours et ses nuits auprès du malade.

Elle le soigna, elle le veilla jusqu’à sa dernière minute, jamais fatiguée, jamais rebutée, avec un amour inlassable, même pour l’être déchu, l’infirme, le demi-idiot qu’il était devenu.

Cette lente marche vers le néant avait duré près de six ans. Une éternité, qui parut trop courte encore à l’amante.

Le jour de l’enterrement de cet homme fut le seul où l’incroyable empire qu’elle avait sur elle-même se relâcha. Ses sanglots déchirants durant la cérémonie éveillèrent des étonnements, des curiosités en son entourage. Des chuchotements coururent.

Pourtant, quelques âmes charitables suggérèrent que ce deuil rappelait sans doute à la veuve celui de l’époux, et l’on retomba dans l’indifférence.

Elle avait à peine soixante-cinq ans lorsque sa raison sombra non point dans la folie, mais dans une précoce enfance sénile. Son esprit s’était usé dans une lutte incessante que muraient son attitude, son visage impassibles.

Et, voici plus de douze ans qu’elle végète ainsi, robuste de corps, l’intelligence envolée, soignée par une servante. Hélène est morte à trente-cinq ans d’une maladie intérieure.

Ma conviction absolue est que non seulement Séraphine et son gendre n’eurent pas d’autres rapports que cette possession farouche, suprême, d’un soir d’extraordinaire démence, mais même que jamais ensuite ils ne l’évoquèrent ensemble, ne la rappelèrent autrement qu’en eux-mêmes et sans se l’avouer.

En dehors de cette passion, de cette faute uniques, Mme de la Tremblaye demeura rigoureusement irréprochable, Aucun autre homme que Michel n’existait pour elle ; l’exaspération de sa sensualité ne la poussa vers aucune autre faiblesse.

Et, dans sa cervelle chavirée, certaines particularités se rapportant à lui demeurent ineffaçables.

J’étais allée la voir et j’avais cherché en vain à me faire reconnaître. La pauvre créature secouait la tête avec maussaderie.

— Non, non, je ne vous ai jamais vue…

Alors, sa gardienne, clignant de l’œil, avec cette amabilité des domestiques qui font volontiers leur jouet des malheureux qui leur sont confiés, s’écria :

— Voyons, madame, ne soyez donc pas grognon !… Vous ne voyez pas que madame est la fille de M. Michel ?…

Mme de la Tremblaye se souleva ; ses yeux vitreux s’éclairèrent pendant une seconde d’une lueur de compréhension.

— Michel ? balbutia-t-elle.

Puis, avec un attendrissement poignant, elle répéta ce nom :

— Michel !… Oh ! Michel !…

Ensuite, elle se tut. Elle retomba dans son abrutissement. Mais quel indicible accent elle avait eu, d’intense tendresse, d’insondable détresse, en prononçant ces syllabes !…