Librairie universelle (p. 313-331).

L’INFIDÉLITÉ DE L’HOMME

L’abnégation, la complaisance, le pardon peuvent-ils ramener l’amour de l’homme infidèle ?

Il est une thèse fort goûtée des maris et qu’ils développent en toute occasion propice ; c’est celle de l’épouse fidèle, indulgente à toutes les faiblesses, pardonnant toutes les tromperies du mari et, par là, le retenant, ramenant à elle l’affection de celui-ci.

C’est à la fois très vrai et très faux.

Il est certain qu’un homme peut avoir une maîtresse ou se plaire à des passades de droite et de gauche, tout en conservant pour sa femme une profonde, une réelle affection, même par instants un amour, un désir sincères.

Mais, ce qui est vrai aussi, c’est que jamais l’homme qui se partage n’aura pour sa femme l’amour que celle-ci rêve et que, plus il la saura tolérante, plus il en abusera. Loin de lui savoir gré de son sacrifice, il en tirera une gloire vaniteuse et en méconnaîtra toujours les véritables mobiles.

Un homme d’esprit, psychologue et philosophe qui, quoique mondain, ne manquait pas de profondeur, formula un jour devant moi très nettement l’opinion masculine sur le pardon de la femme pour les trahisons de l’époux.

— La cause de leur indulgence varie selon leur tempérament, disait-il, mais en aucun cas elle n’est admirable, et nous n’avons nulle raison d’être reconnaissants à nos épouses de leur tolérance pour nos écarts. Les unes ferment les yeux par indifférence ; les autres parce que cela leur est une excuse pour leurs propres cabrioles ; ou bien, par suite d’un calcul, afin d’avoir barre sur nous ; ou encore, parce que leur sensualité ne leur permet pas de renoncer à l’amour qu’elles préfèrent partager plutôt que de n’en avoir point du tout. Enfin, il y a des femmes pour qui l’infidélité de l’époux est un piment qui ravive leur goût pour lui.

— Ne croyez-vous pas, dis-je, qu’il est aussi des femmes qui pardonnent parce qu’elles aiment irrésistiblement et qu’elles conservent l’espoir de voir l’amour de leur mari leur revenir tout entier après le caprice qui le séduit ?

Il rit.

— J’avoue que, à notre époque, ce type me paraît relever plutôt du roman que de la vie réelle.

— Vous vous trompez, fis-je.

Et je lui citai le cas que je conterai ici.

Ce petit drame intimé que je vais relater ne se passait point entre mari et femme mais je crois qu’en l’espèce il importe peu que le lien soit consacré par la loi et l’Église. La femme que je dépeindrai avait l’âme touchante et pure d’une épouse ; elle aimait de tout son cœur et conserva durant sa vie entière son amour à celui qui la tortura insoucieusement — par dilettantisme autant que par rancune.

Clémence, ou l’institutrice.

C’était la fille de l’une de mes amies d’enfance, morte en lui donnant le jour. Son père, faible de santé, avait disparu, âgé de moins de cinquante ans. Officier d’infanterie, nullement fortuné, il laissait Clémence presque entièrement sans ressources. J’eus le bonheur de pouvoir la placer comme institutrice dans une famille qui fut parfaite pour elle.

En vérité, si l’amour n’était pas venu compliquer sa vie, et la briser, elle eût pu être fort heureuse !…

On habitait la campagne toute l’année, dans un château magnifique, planté au milieu d’une contrée ravissante ; et c’était tout le temps une existence saine, large, presque fastueuse, où des réceptions, des fêtes alternaient avec des périodes de solitude qui étaient un repos et un délassement nécessaires.

M. du Coudray, le châtelain, était un chasseur, enragé, que rien ne pouvait distraire de sa passion ; la châtelaine, une mondaine doublée d’un écrivain délicat. Quand elle n’était pas occupée à recevoir ou à sortir, elle s’enfermait pour distiller des vers — ma foi, fort jolis — ou une prose un peu mièvre, mais qui avait son charme…

La direction physique et morale de la petite Suzanne, leur unique enfant, était entièrement confiée à Clémence, ce qui rendait la tâche de l’institutrice infiniment facile et attrayante…

La fillette avait huit ans lorsque Clémence, atteignant alors ses dix-huit ans, fut placée près d’elle. Elles étaient devenues de tendres amies, et il était touchant de voir la soumission passionnée de l’enfant pour son professeur, ainsi que le courageux effort de Clémence pour perfectionner son savoir, afin d’être en mesure d’enseigner plus et mieux à son élève.

Chaque année, je faisais un séjour de quelques semaines au Coudray, où mon petit renom de romancier me faisait inviter chaudement par l’écrivain amateur qu’était la maîtresse du lieu. Et, je l’avoue, ce qui m’y retenait principalement c’étaient les deux jeunes filles, près de qui je passais de douces heures, à l’écart du tourbillon mondain un peu banal du château.

Un personnage que j’aimais beaucoup, un neveu des chatelains et mon filleul à moi, faisait toujours coïncider ses visites avec les miennes. Et peut-être est-ce indirectement de ma faute s’il en arriva, lui aussi, à délaisser les « belles madames » qui coquetaient fort volontiers avec le charmant officier de dragons qu’il était, pour venir causer avec nous deux, Clémence et moi, et jouer avec la fillette, sa cousine.

Physiquement superficiellement, Olivier présentait le type de l’officier de cavalerie mondain, élégant, joli garçon, noceur, un peu joueur, galant, coqueluche des femmes de tous les mondes. Mais, en réalité, sa personnalité se doublait d’autres qualités qui, peu à peu, dominèrent en lui et substituèrent une seconde individualité à celle qu’il eut durant sa toute première jeunesse.

À trente-deux ans, ayant déjà eu quelque succès avec deux volumes publiés sous un pseudonyme, il se décida à quitter l’état militaire et à se consacrer entièrement aux lettres. Il y réussit brillamment. Il est encore de mes amis. S’il lit ceci, ce sera une juste punition de la mauvaise action qu’il commit alors. Hélas ! sa conscience de romancier doit être chargée de bien d’autres péchés ! On ne devient point psychologue avisé sans démonter de nombreux cœurs, et le propre de ces « démontages est, de les détraquer, au seul profit de l’expérimentateur.

Il arriva ce qui était immanquable. Olivier fit la cour à Clémence ; une cour discrète, perfide extrêmement, parce qu’elle se voilait sous des dehors de franche camaraderie. La jeune fille s’éprit de lui.

Ah ! le pauvre cœur de la femme, comme il se donne pleinement, de façon touchante, lorsque celle dans laquelle il bat n’est ni une mondaine, ni une vicieuse, ni une sèche calculatrice, mais une bonne et exquise enfant, d’intelligence moyenne, d’instincts honnêtes, normaux, fraîche d’âme et de corps !…

Trois années de suite, le court séjour d’Olivier au Coudray fut, j’en jurerais, le seul moment où vécut vraiment Clémence, dont les autres jours se passaient à attendre ceux-ci ou à se les rappeler.

Et je vis le flirt s’accentuer, devenir nerveux, méchant de la part d’Olivier, douloureux de celle de Clémence. Au jeune homme il paraissait tout simple que l’institutrice sans fortune, sans famille, à l’avenir obscur, se donnât toute à l’amour éphémère qu’il lui proposait. Du reste, il croyait accorder suffisamment, à l’amour-propre de sa pauvre amoureuse en lui affirmant que, s’il ne lui offrait point de l’épouser, c’est qu’il était décidé à ne se marier jamais.

Elle se défendit héroïquement. Elle l’aimait avec passion, mais le don de son être lui paraissait chose révoltante, impossible. À la vérité, elle laissait beaucoup prendre durant les rendez-vous clandestins qu’ils avaient la nuit, dans le parc, mais enfin, elle n’était point la maîtresse d’Olivier, et même, elle se refusait aux graves caresses.

Ce n’était d’ailleurs pas par calcul, mais par pudeur, par respect d’elle-même, par délicatesse invincible.

La conséquence de cette résistance fut qu’Olivier, un peu dépité de ne pouvoir la vaincre, se désintéressa de la jeune fille. Je pense, du reste, qu’elle n’occupait guère son esprit pendant toute l’année, sauf les trois semaines qu’il consacrait à ses parents du Coudray. Il était de ces hommes à qui, dans chaque lieu, il plaît de retrouver une amourette et qui ne sauraient vivre autrement que dans une ambiance sensuelle ou sentimentale.

Le pis qui pouvait arriver pour la pauvre institutrice survint. Olivier se détourna d’elle pour s’intéresser à sa petite cousine, l’élève de Clémence, qui, à la longue, devenait presque grande fille.

C’était, cette Suzette, une adorable et troublante créature, bien faite pour attirer le désir d’un homme tel qu’Olivier, non pas précisément vicieux, mais déjà blasé et que tentaient les ragoûts rares.

Ses quatorze ans la faisaient femme, tout en lui gardant le charme équivoque de l’enfance.

Blonde, grasse, mignonne, la bouche fraîche, la peau délicate, au visible réseau de veines azuré, elle avait des marines roses palpitantes comme celles d’un chevreau éperdu de gambades. Et quel abîme énigmatique que ses longs yeux gris, fureteurs à la dérobée, souvent baissés, demi-couverts par les cils, ou montrant un regard à la fois impertinent, moqueur et timide, et presque sensuellement tendre.

Elle s’aperçut très vite de l’attention de son grand cousin et y répondit avec élan, déployant d’impayables coquetteries d’adolescente inexperte.

Tout ceci fut un coup terrible pour Clémence, qui acheva de porter en elle de désarroi que commençait à y éveiller le détachement, de jour en jour plus sensible, d’Olivier.

En un instant, tout sombra en elle, retenue, orgueil, chasteté jusqu’alors si intrépidement gardée.

Un soir après une journée où le flirt de Suzette et de son cousin avait évolué à l’aise dans une partie de tennis où tous deux avaient obtenu les applaudissements enthousiastes des hôtes du château, secrètement émoustillés par le tableau que leur offrait ce couple merveilleux de grâce, de souplesse, de vitalité jeune — un soir, au rendez-vous quotidien dans le parc, où Olivier continuait à se rendre, quoique avec nonchalance, elle se jeta dans les bras du jeune homme, pleura, divagua et finalement, la tête perdue, le supplia de la prendre toute.

Son affolement était trop violent, trop sincère, trop désordonné pour ne pas choquer l’homme qui ne la désirait plus. Cette défaite lui inspira simplement le besoin pervers de se venger de la trop longue résistance que l’on avait opposée à son vouloir, tout en contentant, en même temps, le besoin de trouble volupté qui s’était récemment développé en lui.

Et cette scène brève, aux dessous profonds, se précipita entre eux.

— Oui, dit-il, mais alors… la nuit prochaine, chez vous…

Toujours dans ses bras, elle souleva un peu la tête qu’elle appuyait sur la poitrine du jeune homme, plus frappée par l’accent singulier qu’il avait eu que par les paroles elles-mêmes.

— Chez moi ?…

Et, la compréhension lui revenant tout à coup :

— Mais vous savez bien que c’est impossible !

Elle couchait dans la même chambre que son élève.

Dans l’ombre du bois, Olivier laissait sans crainte s’épanouir un sourire sensuel sur ses lèvres.

— Bah ! tout est possible ! fit-il avec une affectation de légèreté où perçait son émotion voluptueuse.

Elle se dégagea tout à fait et, reprenant son bras, l’attira en une place de l’allée où la voûte des arbres laissait passer les rayons lunaires. Une clarté verdâtre permettait de distinguer vaguement les traits. Elle dit, la voix tremblante :

— Vous plaisantez, Olivier…

Mais l’idée vague : qui l’avait effleuré tout à l’heure s’implantait en lui. Il déclara carrément, avec un tranquille cynisme d’homme certain qu’il obtiendra tout ce qu’il exigera :

— Non… Si je vous ai, je veux que ce soit dans la chambre de Suzette. Elle doit dormir comme un bébé… elle ne se doutera de rien :

Clémence recula, les yeux égarés par une douleur, un effroi indicibles ; puis, brusquement, sa tête se courba, ses mains étendues se levèrent et s’appliquèrent sur son visage. Elle sanglota, en une douleur et une honte, un affreux dégoût d’elle-même, de lui, de l’amour et de sa propre sujétion…

— Que vous êtes cruel ! gémit-elle.

Ils se séparèrent sans échanger d’autres paroles, et, le lendemain soir, Olivier ne vit point Clémence venir au rendez-vous habituel.

Sa résistance était d’ailleurs à bout. Le surlendemain, après le déjeuner, comme Olivier se rendait au fumoir, Clémence passa auprès de lui et, sans le regarder, les lèvres à peine décloses, prononça presque imperceptiblement :

— Ce soir, vers onze heures, la porte sera ouverte.

C’était de la démence, de part et d’autre…

Olivier connaissait la chambre des deux jeunes filles : une très vaste pièce tendue de cretonne claire, meublée de pitch-pin. Les lits se faisaient face, allongés contre les cloisons qui descendaient, perpendiculaires au mur de façade où se découpaient les fenêtres.

Des nattes couvrant tout le plancher étouffaient les pas ; mais un craquement, un murmure involontaire pouvaient éveiller la jeune fille… Alors, que faire ?… Que lui dire ?…

Et, deux chambres plus loin, c’était l’appartement de Mme du Coudray.

Durant le temps presque inappréciable comme durée tant il fut court, entre les paroles de Clémence et sa réponse, il évoqua, il apprécia tout ceci.

— C’est bien, fit-il brièvement, je viendrai.

Ils se séparèrent emplis d’une angoisse presque semblable, d’intensité pareille tout au moins.

Et, le soir venu, chacun rentré dans ses appartements, car en ce moment il n’y avait personne d’autre au château que les maîtres, de la maison, Olivier et moi, mon filleul gagna sans bruit la porte qui — comme on le lui avait promis — était entre-baillée, et se glissa dans la chambre, qu’une veilleuse éclairait.

Un silence paisible régnait, malgré l’angoisse qui vivait en un coin de cette chambre…

Adossée à son lit, Clémence se tenait debout, vêtue de sa chemise et d’une jupe de dessous. Ses yeux ne pouvaient se détacher du lit, de l’autre côté de la pièce, où reposait son élève.

Olivier s’approcha doucement de l’institutrice ; il l’enveloppa de ses bras, sentant au long tressaillement de cette chair vaincue combien elle était à sa merci ; puis, il la quitta et avança de quelques pas vers la dormeuse, pour s’emplir les yeux de cette vision…

Suzette sommeillait en toute confiance, couchée sur le côté, le visage aux paupières closes tourné vers le jeune homme. Ses bras, étendus en avant, dépassaient du lit, presque entièrement couverts par les manches longues de la chemise de nuit.

Elle dormait, d’un gros sommeil profond d’enfant, la joue enfoncée dans l’oreiller, une petite moue à ses lèvres roses.

Et, sous la lueur pâle de la veilleuse qui irréalisait encore la pureté du teint de l’enfant, la blondeur de sa chevelure, le calme de ses paupières transparentes cerclées de cils foncés, c’était un incomparable tableau de virginité, d’abandon innocent et chaste.

Toujours collée à l’autre lit, l’institutrice luttait désespérément pour se contraindre à ne pas crier son effroi… Celui-ci était tel qu’il dominait même sa souffrance : d’amante, son orgueil flagellé de femme…

Enfin, Olivier se détourna, éteignit la veilleuse et revint précipitamment vers Clémence, dont ses lèvres exaspérées burent, les larmes de terreur et d’humiliation…

Inutile de dire que cette scène fut unique. La liaison des deux jeunes gens se poursuivit beaucoup plus banalement jusqu’à la fin du séjour d’Olivier au Coudray.

Quand il partit, Clémence sentait au fond de son cœur meurtri qu’elle ne le verrait plus. Elle savait qu’il n’emportait qu’un souvenir flétri, décoloré de leur idylle sombrée dans la réalité quelconque d’un amour où ils n’avaient apporté, lui, qu’indolence et lassitude ; elle, qu’une maladresse navrée de maîtresse honnête et inexpérimentée.

Et, pour elle, dominant le souvenir mort-né de leurs nuits, s’élevait l’image lancinante, l’emplissant de honte et de remords, de sa complaisance coupable à tous égards d’un soir… De ce premier soir d’amour — d’affront pour elle, d’insulte salissante pour l’enfant qui lui avait été confiée : complaisance si inutile pour lui gagner ne fut-ce que la reconnaissance de l’homme pour qui elle avait piétiné sur tout ce qu’il y avait de bon et de délicat en elle.