Librairie universelle (p. 243--).

LES DANGERS DU MARIAGE

Avant de quitter les sujets pénibles que je crois indispensable de mettre sous les yeux de mes lectrices, il me faut encore leur montrer un cas malheureusement trop fréquent dans les annales secrètes du mariage : je veux parler des affections contagieuses, terrifiantes, inguérissables, qu’un époux égoïste et criminel peut leur communiquer.

Marthe,
ou l’empoisonnée par l’époux.

Elle était fille unique d’un fonctionnaire de province sans fortune. Elle atteignait à peine dix-huit ans lorsque sa mère tout enivrée vint lui annoncer que son bonheur était assuré : elle venait d’être demandée en mariage pour le fils de l’un des plus riches propriétaires de la contrée.

Ceci effraya la jeune fille plus que cela ne l’enthousiasma. Elle n’avait jamais aperçu, sauf une fois, le jeune homme en question, quelque six mois auparavant ; il ne lui avait pas adressé la parole ni ne l’avait regardée.

La mère, interrogée, avoua que le projet émanait entièrement de la famille du jeune homme, qui souhaitait marier Gaston au plus vite, celui-ci s’amusant ferme à Paris et prolongeant outre mesure d’imaginaires études de droit.

Mortifiée, inquiète, Marthe déclara qu’elle se souciait fort peu d’un mari qui l’acceptait sans la connaître, imposée par des parents, et qu’elle ne se sentait point d’humeur ni de force à l’arracher à ses amusements préférés. Ce fut un tollé dans sa famille. On l’accabla de reproches et de conseils, presque d’ordres.

Il est peu de jeunes filles qui ne passent par une terrible période d’amertume et de désenchantement, à l’époque qui précède leur mariage.

Jusqu’alors, on leur a tu toutes les réalités, on les a entretenues dans un songe bleu ; puis, subitement, on les initie avec brutalité aux nécessités, aux vérités les plus… prosaïques, les plus pénibles de l’existence. On les assouplit à coups de lanières morales.

Devant la résistance inattendue de Marthe, sa mère irritée lui fit toucher du…doigt la gêne de la famille, les sacrifices que l’on avait consentis pour son éducation, l’impossibilité où l’on était de la mener dans le monde et de lui donner une dot…

Elle l’humilia, l’effraya en lui démontrant l’impuissance de la jeune fille, bourgeoise à gagner son pain, à se créer une honorable et agréable existence, en dehors du mariage.

Elle lui dévoila l’égoïsme et le calcul intéressé des hommes : nul n’épouse une fille sans dot et sans espérances.

Dans le cas présent, on avait, la chance inespérée de rencontrer une famille alarmée outre mesure des frasques du fils et désireuse de l’enchaîner immédiatement.

De plus, la mère de Gastoh, adorant son enfant unique, n’était pas fâchée de lui donner une femme qui, par sa situation, demeurerait toujours l’obligée, et Marthe lui plaisait : voilà pourquoi la jeune fille était choisie, malgré sa pauvreté.

De guerre lasse, Marthe céda ; n’apercevant plus dans l’avenir que déboires difficultés, menaces comprenant que sous l’affection tiède de ses parents se tenait tapie une secrète impatience de se débarrasser d’elle ; se sentant tout à coup intruse dans ce ménage déjà âgé et, qui bientôt, n’aurait plus comme ressources qu’une maigre pension de retraite, capable tout juste de faire vivre deux personnes.

Du jour où elle eut dit oui, ce fut un tourbillon ; les cadeaux plurent les embrassades, les compliments étourdirent la fiancée, qui n’avait pas encore vu son futur époux, car Gaston, toutes choses réglées, n’avait pas encore paru et s’éternisait à Paris.

Enfin, il se décida à rentrer au logis paternel.

Marthe connut alors un gros garçon blafard, ni bien ni mal, peu empressé, plutôt morose et maussade :

Ceci la laissa indifférente. Dans la disposition d’esprit où elle se trouvait, un fiancé amoureux lui eût été particulièrement répulsif. Elle s’était résignée à un mariage de raison, elle trouvait une sorte de sécurité à ce que son partenaire fat dans le même cas. Sa cervelle innocente de jeune fille imaginait entre eux une sorte de mariage blanc qui la rassérénait.

Tout à coup, alors que la date du mariage était déjà annoncée, le fiancé disparut.

Tandis que Marthe restait fort calme, une consternation indicible se répandit dans les deux familles :

Qu’y avait-il ? Quelle chaîne retenait Gaston ? Quels événements allaient-ils survenir ? On écrivait lettre sur lettre au fugitif qui ne répondait que par des faux-fuyants aussi embarrassés que saugrenus.

Six semaines s’écoulèrent dans cette attente inexplicable. On commençait à ricaner et à médire dans la petite ville. Exaspéré, affolé par la crainte de voir le beau projet s’évaporer, le père de Marthe eut une explication décisive avec le père de Gaston, à la suite de laquelle l’on envoya au jeune homme une dépêche lui intimant l’ordre de revenir et de se marier immédiatement, sous peine de sévères représailles.

Il obéit, revint, épousa. Quinze jours plus tard, l’union était accomplie et le jeune couple partait faire son voyage de noces en Suisse.

Huit jours ne s’étaient pas écoulés que déjà Marthe voyait, inconsciente, ignorante, se développer en elle le mal abominable que Gaston s’efforçait de faire disparaitre avant de se marier.

Mal qu’il n’avait point avoué à ses parents, mais que ceux-ci soupçonnaient ; tare qu’ils jugeaient équivaloir au manque de fortune de la malheureuse jeune fille que l’on sacrifiait avec des airs de condescendance envers elle.

Honteuse et désolée de cette étrange maladie qu’elle cachait à son mari, Marthe connut, durant une quinzaine, les plus affreuses tortures.

Enfin, à bout de forces, elle avoua qu’elle se sentait souffrante et sollicita le retour à la maison.

Son bourreau — inconscient ou voulant le paraître — acquiesça et ramena, lui guéri — suprême ironie ! — cette chair martyrisée et souillée dans la demeure de ses parents, où le malaise de la jeune femme n’excita qu’un étonnement plein d’aigreur…

Marthe se confia à sa mère. Malheureusement, celle-ci élevée dans des idées de pudeur mal comprise, ne connaissait que très vaguement la maladie dont sa fille était atteinte et était à cent lieues de la soupçonner. Elle aussi se montrait irritée contre sa fille, comme blessée en sa qualité de mère d’avoir livré une marchandise aussi fragile, incapable de remplir ses devoirs d’épouse.

Les reproches injustes que la famille de son gendre lui jetait au visage, elle les déversait sur la malheureuse enfant qui implorait son aide.

On consulta un docteur, ami des deux familles. Un de ces médecins de province habitués à ménager la chèvre et le chou, prudent à l’excès, sachant que la moindre indiscrétion, que la plus-petite gaffe fait fuir la clientèle.

Il se garda bien de nommer la maladie par son nom, d’avertir et de prémunir Marthe.

Il se contenta d’ordonner un traitement anodin, surtout préoccupé de dissimuler la nature des remèdes afin que le pharmacien ne se doutât de quoi que ce soit.

Il arriva ceci que Marthe, ignorant la gravité de son mal, négligea souvent le traitement, ne suivit qu’à moitié les prescriptions. Par suite, elle laissa s’ancrer en elle l’abominable gangrène qui, révélée, crainte, poursuivie sans relâche, eût pu être chassée de son sang jeune et pur.

Quant à Gaston, définitivement remis et gaillard, il se carrait avec effronterie dans son rôle de mari qui n’a pas de chance, et qui a épousé une « patraque ».

Autour de lui, chacun le plaignait.

Cinq ans se passèrent, augmentant sans trêve le martyre de la malheureuse. Enfin, à bout de patience, elle vint à Paris et, en cachette de son mari et de sa famille, elle consulta. Le docteur, indigné et navré, lui révéla l’affreuse Histoire qui était sienne.

En même temps, il lui fit espérer, sinon la complète guérison, au moins le soulagement notable de ses misères.

Ce fut aux eaux de X… que je fis la connaissance de Marthe. Un hasard nous mit en relations ; un hasard aussi fit se confier à moi cette abandonnée.

Chez elle, chacun la fuyait et la blâmait. Nul n’avait voulu admettre la « fable impudente » qu’elle racontait à cette heure. Son mari s’était indigné, avait nié, étalant sa santé présente, allant jusqu’à avouer cyniquement ses relations actuelles avec une fille de la ferme voisine, dont il avait un enfant ?… Celle-ci était-elle malade ?… et le petit, avait-il hérité de la tare qu’on lui reprochait ?…

À son retour des eaux, qui avaient amené en elle un mieux sensible, ce fut pour Marthe, chez elle, un séjour intolérable, une incessante guerre à coups d’épingle.

Le jeune ménage habitait chez les parents de Gaston, et du matin au soir, Marthe avait à subir les assauts que lui livrait sa belle-mère. Elle n’avait pas de domestiques à elle, et ceux de ses beaux-parents lui refusaient leurs soins. Non seulement on lui disputait les distractions, les frivolités qui eussent pu adoucir son existence, mais encore les choses les plus nécessaires.

Ces richards en arrivèrent à ne plus vouloir payer les remèdes ordonnés à cette enfant dont le fils avait empoisonné la vie.

Elle se rendit à Paris, à bout de résignation, ayant mendié à sa mère la somme qu’il lui fallait pour venir consulter de nouveau le médecin, et aussi dans le but de prendre mon avis sur ce qu’elle devait décider, car elle ne pouvait se résoudre à l’existence qui lui était faite :

Je sentis immédiatement tout le poids de ce qu’elle me demandait.

Il était évident que Marthe, se rattachant dans sa détresse à l’appui maternel qu’elle avait trouvé près de moi, obéirait aveuglément aux conseils que je lui donnerais.

Étais-je certaine de ne pas me tromper ?… de lui dicter la meilleure décision à prendre ?

J’hésitai longuement ; puis, la voyant si désemparée, je pris mon parti.

— Ma chère enfant, lui dis-je, je ne peux vous conseiller que selon mon cœur et ma conscience… Vous savez que je suis un peu une sauvage, résolument réfractaire aux préjugés, aux conventions du monde… J’ai une morale que, naturellement, je crois juste, mais qui n’est pas celle de la majorité… Il se peut que ce que je vous conseillerai soit blâmé avec rigueur par la société.

— Peu m’importe ! s’écria-t-elle, vivement. Je crois en votre jugement et j’ai été trop éprouvée par mon obéissance aux lois mondaines pour redouter de les rejeter maintenant.

J’avais tant réfléchi à sa triste histoire que je n’avais aucun doute sur la seule route à suivre pour que cette créature si éprouvée moralement et physiquement pût retrouver au moins le calme et le repos, la possibilité de vivre pour elle, en essayant de soulager ses souffrances.

— Ma chère fille, vous n’avez pas d’enfant ; vos parents n’ont point besoin de votre dévouement et vous ne leur en devez aucun, car leur conduite à votre égard a été aussi cruelle qu’égoïste. Donc, vous n’appartenez qu’à vous-même. La vie intolérable pour vous auprès d’un mari que vous n’avez jamais aimé, qui vous déteste et vous insulte, à côté de beaux-parents qui vous tracassent… Allez-vous-en… Divorcez !

Elle n’eut pas un sursaut. Sans doute, elle avait déjà rêvé à cette solution.

Cependant, elle m’objecta :

— Je, ne vous parle point du scandale furieux, qui éclaterait autour de moi, dans notre milieu de province religieux et arriéré, mais comment, isolée, inexpérimentée comme je suis, pourrais-je obtenir justice ?… Songez que tous, sans exception, seront ligués contre moi…

Je hochai la tête.

Ma chère Marthe, ce que l’on veut bien, on l’obtient, toujours… D’ailleurs, vous portez, hélas ! en vous, la preuve des griefs que vous avez contre votre mari.

Son teint pâle s’empourpra ; elle s’écria douloureusement :

— Envisagez-vous l’abîme de fange dans lequel il faudra me plonger ?

— De deux enfers, celui dont on voit la sortie n’est-il pas préférable ?

Elle eut un élan.

— Oui, oui, vous avez raison !… oh ! s’enfuir !… il le faut, je le veux !

Et, dès le lendemain, elle confiait sa cause à un homme de loi. Nous dûmes batailler énergiquement pour obtenir sa liberté, ainsi que les compensations auxquelles elle avait droit ; et, encore, ne les conquit-elle qu’au prix de multiples insultes et blessures.

N’importe ; elle acquit à la fin le droit précieux de souffrir en paix, et encore aujourd’hui elle s’applaudit de sa détermination.

Il est des cas où il ne faut pas craindre de trancher dans le vif.