Librairie universelle (p. 211--).

LA FRAUDE

Tant de romans, et même tant de livres et d’écrits sérieux, depuis quelques années, ont abordé ouvertement ce sujet délicat, que je me sens la hardiesse nécessaire de le traiter, moi aussi, avec la même franchise que celle que j’ai montrée jusqu’ici.

La « fraude » est, hélas ! l’une des questions secrètes primordiales de toute liaison des sexes, l’une des obligations les plus périlleuses, l’écueil le plus inquiétant du mariage.

L’ancienne formule chrétienne commande aux époux de respecter entièrement la nature dans les épanchements légitimes où les incite leur qualité d’humains ; elle bannit donc par là avec sévérité toute supercherie, toute fraude dans les relations conjugales.

Mais, depuis longtemps, les dépositaires de la parole et de la volonté divines, les prêtres même les plus rigoristes ont admis que cette loi trop simpliste était inobservable en son intégralité, dans l’état actuel de nos mœurs, et ils se montrent plus ou moins conciliants sur ce sujet scabreux.

C’est que la façon « chrétienne » de faire l’amour suppose la conjonction des époux une fois l’an et une maternité également annuelle pour la femme.

Admettons qu’une femme mariée vingt ans n’entretienne avec son mari que des relations sans fraude. De vingt ans à quarante-cinq, elle aura donc le temps et l’obligation de mettre au monde vingt-cinq enfants.

Nul n’est besoin de discuter pour comprendre que cela est matériellement et physiologiquement impraticable. Aucune femme civilisée ne résisterait à cette épreuve, et il lui serait, d’autre part, impossible, étant en perpétuel état d’enfantement, de donner à sa progéniture les soins que celle-ci exige ; il serait également impossible au ménage d’élever, de nourrir, de caser une nichée aussi considérable.

Une femme, même de forte santé et placée dans de bonnes conditions d’existence ne doit pas mettre au monde d’enfants dans un terme plus rapproché que trois années. Quant au nombre total de la descendance que, raisonnablement on peut souhaiter, il varie suivant les ressources, la situation que l’on possède, la force, la vaillance de la femme, le dévouement et les qualités paternelles du mari.

Peut-on espérer qu’entre ces époques distantes, où il est permis — au point de vue physique et social — à la femme de concevoir, les époux demeurèrent en état de chasteté totale l’un près de l’autre ? Est-il admissible que, tandis qu’ils sont jeunes, dans le premier feu de leur amour, ils se contenteront d’une étreinte tous les trois ans ?

Cela ne vient à l’idée de personne. Alors, que l’on avoue donc sincèrement que la fraude est une nécessité inévitable entre époux aussi bien qu’entre amants, dans les relations légitimes comme dans les coupables. L’hypocrisie à ce sujet est ridicule et blâmable, car, faute d’oser raisonner, s’expliquer, bien des complications, des malentendus naissent, bien des malheurs s’accomplissent, qui auraient pu être évités.

Heureusement, si nous sommes à une période de transition morale, celle-ci marche comme tout en ce siècle, à pas de géant, ce qui peut faire espérer que son évolution sera brève.

Toutes les formules religieuses, morales, sociales sont désuètes, transgressées par tous hypocritement, inconsciemment ou bien ouvertement. Elles demeurent cependant au-dessus de nous, loques, épouvantail insuffisant pour arrêter la marche en avant, et néanmoins capables de faire trébucher dans la vie en laquelle le courant nous emporte. Il s’agit de décrocher au plus tôt ces guenilles, qui furent autrefois des vêtements respectables, mais que le temps déchirées, décolorées, rendues inutilisables ; il est nécessaire de nous en débarrasser définitivement.

À moins que l’on n’essaie de bannir l’amour de la terre, d’éteindre les sens, les aspirations, les besoins en l’homme et la femme besogne ardue ! ― il faut admettre résolument que l’amour ne peut, ne doit être la plupart du temps, qu’une démonstration stérile, et que la volonté de rendre momentanément improductive l’union des sexes n’est ni un crime, ni un délit, ni une action blâmable.

Le crime, l’action blâmable existent au contraire dans le fait de donner le jour à un être, sans réfléchir à sa naissance, à son avenir, en de mauvaises conditions physiques et morales, et si l’on n’est pas décidé à se donner à lui, persuadé que l’on peut l’entourer des soins, de la protection, du soutien dont il a besoin depuis son entrée dans le monde jusqu’au moment où, adulte, il se suffira à lui-même…

Le crime existe aussi envers la femme qui se suicide, ou que son mari assassine par le fait de grossesses, d’enfantements trop répétés ou trop rapprochés.

Cependant, si, en théorie, l’amour stérile est légitime et doit échapper à toute censure, en pratique, il peut être néfaste, criminel, défendu, selon les procédés employés pour parvenir au but que l’on se propose.

C’est ce que j’essaierai de démontrer à l’aide des documents humains que je développerai, avec une hardiesse dont, j’espère, mes lectrices me sauront gré, et pour laquelle elles me rendront justice, en estimant la gravité, l’urgence du but que je me propose, si loin de la recherche de grivoiserie que certains imbéciles ne manqueront pas de m’attribuer, dans un stupide ricanement.

J’ai dit que les enfantements trop nombreux ou trop rapprochés étaient un suicide de la part de la femme, et un crime de celle du mari. Voici, je crois, l’exemple le plus probant que je puisse donner de cette l’affirmation.

Henriette,
ou la victime de la maternité.

Elle avait vingt ans lorsqu’elle épousa Édouard G… qui en avait à peine vingt-huit. C’était un charmant mariage d’êtres charmants, sainement amoureux, assortis de goûts, de situation, se connaissant de longue date et n’apportant l’un à l’autre aucun des aléas existant entre gens de race, d’habitudes, de mœurs, de contrées trop dissemblables.

Très honnête, travailleur énergique, bien constitué, amoureux ardent, entendant rester rigoureusement fidèle à sa femme, Édouard avait aussi une morale religieuse et dogmatique très rigide, très intransigeante — doublée de naturel égoïsme masculin — une opinion arrêtée sur la question d’intimité conjugale qui ne lui permettait que l’étreinte complète, sans restriction, sans précaution d’aucune sorte. Seul, l’élan naturel, fougueux, sans souci du résultat probable lui semblait beau, légitime, exaltait son orgueil d’homme. Toute fraude l’indignait, lui paraissait infamie — abjection pour la femme, humiliation pour l’homme ; crime envers la société.

Amoureuse, bon petit cœur tendre et docile, totalement ignorante des mystères physiologiques et pathologiques, Henriette répétait volontiers après son mari :

— Nous aurons autant d’enfants qu’il en viendra.

Sa première grossesse fut un enchantement. Attendri, enivré, son mari multipliait ses soins, ses caresses, ses gâteries ; Henriette était une petite reine enorgueillie de son rôle de mère.

Du reste, les principes d’Édouard ne lui interdisaient point de chercher auprès de sa femme enceinte un plaisir dont il se refusait à voir les conséquences funestes pour elle.

La pénible épreuve de l’accouchement fut acceptée avec intrépidité par la jeune femme, et l’enfant qu’elle nourrit elle-même lui causa des ravissements indicibles.

Six mois s’étaient à peine écoulés que la preuve indéniable qu’un autre être vivait dans son sein — et cela déjà depuis cinq mois — lui fut apportée ; elle dut sevrer, s’ingéniant en vain pour réparer auprès du premier-né le préjudice causé à sa santé par l’innocent intrus.

Je la vis à cette époque et je demeurai saisie du changement qui s’était produit en elle. De la mignonne créature fraîche, potelée, éclatante de jeunesse des années précédentes, il ne restait plus rien.

Étique, les joues creuses, le teint terreux, les yeux agrandis, cernés d’un halo violâtre, elle semblait une phtisique. Ses mains amaigries, striées de grosses veines gonflées paraissaient celles d’une vieille femme !

Cette deuxième grossesse fut des plus douloureuses. Elle dut s’aliter presque continuellement dans les trois derniers mois, et la désolation de ne pouvoir surveiller de près son petit garçon ajoutait à l’énervement général qu’elle chassait pourtant de son mieux.

L’accouchement se fit, normal ; mais, à bout de forces, débilitée à l’extrême, Henriette fut longtemps à se remettre ; tandis que l’enfant mourait, ayant à peine affirmé sa trop frêle existence.

Quelques mois se passaient ; la jeunesse, le bon tempérament, l’amour de la vie reprenaient le dessus en Henriette… et, de nouveau, elle était grosse.

Édouard souriait, enchanté devant le désastre, incroyablement aveugle, stupide ; brute inconsciente, cent fois pire que le dernier des ivrognes qui engrosse sa malheureuse compagne durant une heure où sa raison a sombré…

Édouard accablait sa femme de démonstrations de tendresse ; il la cajolait, l’étourdissait de prévenances, endormait par son entrain joyeux l’effroi sourd qu’elle éprouvait, l’en faisait rougir comme d’une puérile lâcheté, stimulait l’incroyable énergie de cette petite qui, à la vérité, n’apercevait pas la Mort guettant à ses côtés, mais opposait aux souffrances, aux misères, aux épreuves de tout genre qui l’accablaient une résistance héroïque, un admirable stoïcisme.

Un monstre, cet homme ?…

Non, un profond, un invétéré égoïste, qui voilait jusque pour lui-même cet égoïsme par un flux de sentiments faciles, agréables et dont on peut tirer vanité ; un homme égaré par une ferme croyance au fatras qui se débite sur les joies de la famille. Un homme parfaitement ignorant des réalités naturelles, de la constitution humaine et féminine ; Un de ces savants qui s’envolent alertes vers les sommets des hautes spéculations et qui ; pour tout le reste, sont plus ignares que des ânes, et d’autant moins accessibles à la vérité que leur infatuation repousse avec dédain l’enseignement des choses et des humbles gens qui les environnent !

Ce troisième enfant vécut — combien délicat ; taré dès sa naissance ! — pendant que la jeune mère manquait périr d’une péritonite et que l’aîné de ses enfants mourait d’une scarlatine négligée dans le désordre de là maison.

Et l’œuvre criminelle continua : Il fallut encore deux fausses couches et une grossesse pour avoir raison de la belle santé, du sang pur, de la résistance désespérée d’Henriette. Elle finit, emportée par une pneumonie qui faucha ce corps épuisé, sans résistance de sa part.

Le veuf la pleura bruyamment ; toujours plongé dans la conviction entêtée qu’il n’avait fait que son devoir de mâle et d’époux, niant l’affaiblissement de la petite martyre ; appelant la maladie finale un événement, une fatalité impossible à prévoir, de refusant à admettre la véritable cause de la mort ; répétant, rageur et plein de défi :

— N’est-ce pas le rôle des femmes de faire des enfants ?…

Lucienne,
ou la victime de l’infécondité volontaire.

Lucienne et Robert s’étaient épousés contre le gré de leurs parents, inquiets de la pauvreté qui serait leur lot !

Robert était peintre, non sans talent, mais de notoriété encore nulle ; la petite dot de Lucienne les préserverait à peine de la faim.

J’allai les visiter rue Campagne-Première et je fus émerveillée de l’ingéniosité de leur installation.

Ils n’avaient qu’une pièce, très vaste, presque entièrement vitrée, dont le sol était bitumé, et qui avait servi auparavant d’atelier à un menuisier. Il en restait une bonne odeur de sapin et de la sciure dans tous les interstices du sol et des murs.

Dans cette grande pièce, presque seul, Robert avait, à l’instar, des Japonais, construit des panneaux recouverts de toile peinte se déplaçant à volonté et découpant dans l’espace libre tantôt une chambre à coucher, un cabinet de toilette, une salle à manger ou un grand « hall ». La cuisine, représentée par un fourneau à gaz et un petit buffet contenant les ustensiles occupait un angle toujours fermé par des panneaux fixes.

Le loyer était des plus modestes.

— Notre seule grosse dépense, me confia Lucienne, sera le chauffage.

La mignonne, très courageuse, suffisait à tout l’ouvrage du ménage et refusait même l’aide d’une femme de journée.

— À quoi bon ? faisait-elle en riant. Ce n’est pas de laver la vaisselle qui m’abîmera les mains !… Robert et moi, nous mangeons dans la casserole !…

Ils avaient tous deux, inné, l’esprit artiste qui s’accommode joyeusement de la vie matérielle la plus simple.

— Tout cela est fort bien, dis-je, lorsque ma jeune amie m’eut expliqué son lourd labeur quotidien si gaiement accepté. Mais au premier enfant tu succomberas.

Elle se récria.

— Oh ! marraine, nous n’aurons pas d’enfant !… au moins jusqu’au moment où les tableaux de Robert se vendront un peu.

Et avec la candeur impudique des ingénues de l’heure présente, elle me raconta que, renseignée par son mari dès le premier soir de noces, elle pratiquait le système des injections qui lui réussissait à merveille. Depuis trois mois qu’ils étaient mariés, elle l’avait pas eu un seul jour d’inquiétude.

Malgré mon âge — ou peut-être précisément à cause de lui, je suis d’une époque où les femmes étaient plus réservées, plus hypocrites, si l’on veut — je ne discute pas volontiers tout haut ces sujets ultra-intimes. Pourtant je crus de mon devoir d’avertir la pauvrette, très bien renseignée sur les procédés mais évidemment ignorante des résultats possibles.

— Ma chérie ; méfie-toi de ces pratiques qui, renouvelées ; et dans certains cas, sont des plus pernicieuses pour la santé de la femme.

Elle partit d’un éclat de rire :

— Mais, pas du tout, marraine, il n’y a aucun danger !… Quelle idée… Tenez, je vais vous faire dire par Robert lui-même…

Je l’arrêtai avec un réel effroi :

— Ah ! non, non… ne mêlons pas Robert à cela… C’est assez d’aborder entre nous de pareils sujets…

Une légère rougeur vint pourtant aux tempes de ma petite amie. Ses doux yeux s’assombrirent d’une honte passagère.

— Que voulez-vous, murmura-t-elle ; grave soudain, la vie est si difficile… il faut bien la surveiller, la dompter…

Je restai plus d’un an sans revoir le jeune ménage, ayant voyagé, étant prise par de multiples occupations ; d’autres amitiés.

Puis, un hasard, au Salon de mai, me mit en présence de Robert : Dans un groupe d’artistes, il gesticulait, parlait haut, tenant avec ses camarades une place énorme. J’allai à lui et frappai sur son bras.

— M’apercevez-vous, à la fin ?

Il eut une exclamation joyeuse :

— Oh ! cette bonne marraine…

Ensuite, il me parla de Lucienne, sur un ton léger qui me surprit.

Elle est toujours un peu patraque, maintenant… C’est son imagination surtout qui est malade… Vous savez comment sont les femmes… Elle a eu une réelle indisposition, mais on l’a bien soignée, c’est fini — radicalement fini néanmoins, elle ne veut pas l’avouer…

Comme je manifestais l’intention d’aller les visiter, il eut une seconde d’embarras.

— Oh ! vous la trouverez très changée !…

Et il me fit promettre de ne venir que le surlendemain, car, le lendemain, il devait s’absenter.

Il semblait fort désireux d’être en tiers dans mon entretien avec sa femme. Ceci m’intrigua et fit que, justement, le lendemain vers deux heures, j’arrivai à l’atelier. Je cherchai vainement une sonnette, un marteau ; je frappai avec le doigt, sans que l’on me répondit ; j’essayai d’ouvrir, mais c’était fermé.

Une femme qui passait dans la cour se mit à rire.

— Tenez, madame, regardez au clou, à votre droite, leur seconde clef y est toujours pendue…

Je m’introduisis bravement dans l’atelier, dont le désordre et la saleté me désolèrent. Les panneaux d’autrefois salis, déchirés, s’entassaient dans un coin, et toute la vie miséreuse du ménage s’étalait ; casseroles sales, charbon répandu à terre, vieilles hardes éparses. Sur un lit de fer aux draps gris, qui semblait ne pas avoir été fait depuis quinze jours, Lucienne dormait, vêtue d’un peignoir crasseux.

Elle était toujours jolie, mais son teint cireux, la cernure violette de ses paupières et de ses orbites creuses, la décoloration de ses lèvres la faisaient ressembler à une morte. La maigreur de ses mains, d’un bras nu pendant hors de la couche ravagée, m’impressionna péniblement.

Bien que je n’eusse fait aucun bruit, elle s’éveilla, comme sentant ma présence. Elle se tourna, ses yeux me considérèrent avec une indifférence hébétée ; puis, tout à coup, ils s’éclairèrent d’une lueur joyeuse.

— Vous !… Oh ! vous, marraine…

Et elle sauta à bas du lit, réparant son désordre d’une main hâtive.

Par l’entre-bâillement du peignoir, on voyait une chemise douteuse et une poitrine lamentablement maigre et flétrie. Quelle transformation s’était opérée en elle depuis un laps de temps relativement court !…

Après les premières effusions, elle me regarda et, la voix brève, amère :

— Hein, je suis méconnaissable ?

Je n’essayai pas de nier l’impression trop visible que j’avais reçue.

— Tu es changée, en effet… Tu as été malade, m’a dit ton mari ?

Elle ne répondit pas tout de suite. Ses yeux fixes et douloureux semblèrent s’attacher à une vision particulièrement cruelle. Elle hocha la tête.

— Ah ! il vous a dit ?…

— Rien qu’un mot… que tu avais été indisposée.

Elle s’éloigna de quelques pas, revint, hésita ; ses lèvres tremblaient. Puis, brusquement, elle s’affaissa sur l’espèce de divan où j’étais assise et sanglota désespérément.

Je l’enveloppai de mes bras.

— Ma Lucienne ! Ma chère petite Lucienne !

Elle balbutia au travers de ses larmes ;

— Oui, câlinez-moi… Oh ! cela est si bon !… Je suis si seule, si abandonnée, si vous saviez !…

J’étais très affectée par ce désespoir qui, visiblement, n’avait rien de puéril.

— Mais, Robert, il t’aime toujours ?…

Elle fit un geste.

— Est-ce que les hommes aiment les femmes malades…

— Ta famille ?

— Vous savez bien que nous étions en froid… Quand j’ai commencé à être souffrante, je suis allée trouver ma mère… elle m’a dit des choses blessantes… Je me suis fâchée et je ne suis plus revenue… Puis, je suis tombée tout à fait… il a fallu que j’aille à l’hôpital…

Je poussai un cri.

— À l’hôpital !… Toi, Lucienne !

— C’était nécessaire… nous n’avions pas le sou… et, qui m’aurait soignée ?… Du reste, l’interne de ma salle était un ami de Robert…

— Mais qu’avais-tu ?…

Elle ne répondit pas à cette question et continua :

— Quand je suis rentrée ici, j’étais trop faible pour me rendre chez maman… j’ai écrit… j’ai demandé un peu d’argent. Ah ! cela me coûtait !… mais impossible de faire autrement… On m’a envoyé cent francs en m’avertissant que l’on ne réitérerait pas cette générosité, et l’on n’est pas venu… Alors, je me suis juré que tout serait fini entre nous. Depuis ce temps-là, je ne me suis jamais bien remise… je n’ai de cœur à rien.

Et, regardant autour d’elle avec une gêne :

— J’ai bien honte que vous voyiez mon intérieur dans un pareil état… Mais, que voulez-vous ? je ne peux plus… et du reste, à quoi bon, Robert s’en fiche… Il travaille la plupart du temps dehors, chez de grands peintres qui lui font faire des dessous, des préparations… Il prétend que ça lui rapporte plus que sa peinture à lui… mais je ne vois pas plus d’argent pour cela… il gaspille tout au dehors…

Je me taisais, navrée. Elle reprit tout à coup, comme répondant à la question que, par discrétion, je n’avais pas réitérée.

— Ce que j’ai eu ?… Eh bien, vous l’aviez en quelque sorte prédit… Oh ! comme je me suis souvenue de vos paroles avec amertume, trop tard !… Les injections, vous savez bien ?… Une fois, il paraît que je me trouvais trop près d’un mauvais moment… l’eau glacée a arrêté le sang en un caillot qui a obstrué la matrice… deux mois, je l’ai gardé sans m’en douter… et, tout d’un coup, l’infection s’est déclarée… Nous nous trouvions sans argent… l’ami de Robert, qui m’avait visitée, nous disait qu’une opération délicate et grave était urgente, qu’il était impossible de la pratiquer ici… il me pressait d’entrer à l’hôpital… j’ai consenti… Oh quel enfer !… Comment n’y suis-je pas morte… Les cris, les gémissements de mes voisines, toutes des opérées, elles aussi !… Deux sont mortes, auprès de moi… Tenez, une nuit…

Je l’interrompis ; sa voix altérée, le bouleversement de ses traits m’impressionnaient péniblement.

— Chut !… il ne faut plus songer à tout cela !… oublie et calme-toi…

Elle hocha la tête.

— Je ne peux pas, c’est plus fort que moi… C’est un cauchemar qui me poursuit, aussi bien éveillée qu’endormie.

— Enfin, tout s’est bien passé ?

— Oh ! j’ai été parfaitement soignée… Les médecins, les internes font ce qu’ils peuvent… Mais ils ne sauraient changer l’ambiance, n’est-ce pas ?… Je me suis sauvée, pas encore guérie… tous disaient que je commettais une grave imprudence, sauf un… un vieux, qui savait bien ce qu’est l’air de l’hôpital pour celui qui n’est pas une brute… Celui-là m’a dit : « Oui, filez, c’est ce qui vous vaudra le mieux. » Ah ! je sentais bien que jamais je ne me remettrais là-bas… Toutes les nuits, je me croyais morte, je me voyais, comme ma voisine arrachée de mon lit… couchée nue sur un drap et emportée pour l’autopsie… Ici, tout de suite, je fus mieux… Seulement, je n’ai pas repris de forces… Voilà deux mois de cela, et je ne peux me traîner… J’ai des sueurs rien que pour m’habiller… Faire ma toilette m’accable… Alors, je reste des journées entières étendue sur mon lit, assoupie ou abrutie… je ne peux rien avaler… Robert dit que je suis lâche… mais, je vous assure, je ne peux pas…

À quoi bon insister ? Je quittai cette malheureuse enfant, désolée. Il n’y avait rien à faire pour la sauver : sa vie était perdue, à tout jamais.

Denise,
ou la chair féminine torturée.

Je vais tracer ici brièvement l’histoire de l’enfant pitoyable que j’ai détaillée dans un livre, en espérant que cet exemple ferait réfléchir les imprudentes créatures qui ajoutent foi aux dires de médecins et d’écrivains : qui s’obstinent à n’envisager que le côté théorique de la question et ne craignent pas d’affirmer que l’avortement n’est qu’une opération insignifiante et sans conséquences pour la femme.

Comme Lucienne, Denise s’était mariée avec André H… contre les avis de ses parents.

André, avec lequel j’étais intimement liée, était un auteur dramatique, un jeune de talent incontestable et doué d’une énergie, d’un esprit pratique et hardi qui lui promettaient une belle carrière dans un avenir sans doute rapproché.

Il était persuadé que, pour arriver rapidement, le talent ne devait point s’étayer sur la timidité ni même la modestie ; qu’en outre il fallait en imposer au public, aussi bien matériellement qu’intellectuellement. Suivant lui, l’auteur « calé » serait reçu, écouté, où le nécessiteux verrait toutes les portes se fermer devant lui.

Pour obéir à ces principes, ses jours et ceux de Denise se passaient à édifier un bluff insolent et désespérément obstiné ; non par puérile vanité, mais dans un but réfléchi, sérieusement combiné.

Leur vie de toutes les minutes était un miracle d’équilibre, une lutte cachée, haletante, sans trêve, sans repos.

Or ils touchaient à la période, décisive pour eux, où l’effort dernier ne devait ni faillir ni faiblir ; où toutes leurs forces devaient être tendues à l’extrême.

André avait un drame qui allait être joué incessamment dans un théâtre à côté, et dont le succès, espérait-il ardemment, lui ouvrirait les grandes scènes. Lui et Denise étaient dans un état de fièvre Continuelle et se surmenaient de démarches, de courses… : Et, tout à coup, la jeune femme, se reconnut enceinte.

Un enfant dans leur détresse, dans leur existence tiraillée, toujours sur la brèche, c’était l’écroulement, le désastre. Denise se fût pourtant résignée à cette grossesse malencontreuse, mais André se révolta immédiatement contre elle.

À force d’arguments, d’autant plus persuasifs qu’il était lui-même sincèrement convaincu de leur justesse, il l’emporta, obtint que sa femme consentit à l’opération préservatrice…

Elle eût peut-être supporté l’épreuve sans accidents si elle eût été en d’autres conditions d’existence, jouissant d’un calme physique et moral absolus ; mais les angoisses, les péripéties de leur vie ne pouvaient ni s’évanouir, ni même s’atténuer ; elle demeurait au milieu ; elle en était la sujette, l’esclave… Tourmentée, jalouse, elle omit les précautions qu’on lui commandait ; elle contrevint imprudemment aux défenses… Elle redonna trop vite à l’amour, héroïquement, absurdement, sa pauvre chair féminine torturée par l’opérateur.

Des accidents survinrent, insignifiants d’abord, ensuite plus graves et, enfin, elle sombra tout à fait. Elle grossit le troupeau innombrable de celles dont le sexe n’est que le prétexte de mille souffrances, la cause de mille humiliations ; des malheureuses qui, vieillies, détraquées, irrémédiablement déchues sont repoussées avec dédain et dégoût par l’homme, auteur et fauteur de leur suprême misère. Elle perdit tout, amour, santé, bonheur…