Librairie universelle (p. 206--).

LA MATRONE

Édith,
ou l’épouse inclairvoyante.

La vie d’Édith tiendrait en quatre mots de style d’épitaphe : — Bonne épouse ; excellente mère.

Sœur aînée de cinq ou six frères cadets, elle avait aidé à élever ceux-ci avec un dévouement parfait et un précoce amour maternel. Elle épousa un homme qui lui plut du jour où on le lui présenta comme fiancé, eut quatre enfants qu’elle adora et se cantonna avec bonheur dans les soins ménagers, de rares devoirs mondains et les préoccupations maternelles.

Loin d’être sotte, elle n’était pourtant rien moins que spirituelle ; sa morale se montrait étroite et intransigeante.

Elle ne concevait pas que d’autres femmes pussent avoir des goûts, des aspirations, des besoins différents des siens. Toutes celles qui ne lui ressemblaient pas étaient à ses yeux des évaporées ou des vaniteuses.

Son respect de l’homme dans ce qu’elle considérait comme le domaine naturel et exclusif de celui-ci était sincère et absolu ; mais elle n’admettait pas que son mari intervînt le moins du monde dans ce qu’elle estimait ses attributions à elle.

Elle n’était pas jalouse et ne se douta jamais que son mari s’amusait à l’occasion. Elle ignora et voulut toujours ignorer que la négligence et l’incapacité du « chef de famille furent la cause unique du dérangement de leurs affaires qu’elle attribua docilement aux circonstances, ainsi que son époux le lui affirmait.

Parfaite ménagère, elle n’eut jamais l’idée d’essayer de se rendre compte du montant de sa fortune personnelle, ni de ce que son mari gagnait.

Son rôle d’épouse consistait pour elle en ceci : Étant donné que Jules lui donnait tant mensuellement, il s’agissait, avec cette somme, de procurer le plus d’aisance, le plus de confortable possible à la famille. Le jour où il lui donnerait plus, le luxe serait augmenté ; moins, elle restreindrait le train d’autant.

De même, elle accepta sans discussion les maternités que Jules lui imposa et se borna à donner à ses enfants tous les soins dévoués qui étaient en son pouvoir, sans s’inquiéter ni même se soucier de leur avenir. Cela, c’était l’affaire du père.

En réalité, les deux fils, après avoir été de charmants enfants, tournèrent fort mal ; la fille aînée, sans dot, se maria médiocrement et la cadette, restée fille, vécut le plus misérablement du monde.

La confiance d’Édith, son inclairvoyance envers son mari demeurèrent inébranlables, même lorsqu’à la mort de celui-ci il fallut bien reconnaître que leur ruine était à peu près consommée.

Jusqu’à son dernier jour, elle répéta obstinément à ses enfants, moins aveugles :

— Votre père était un homme parfait ; il a fait tout ce qui était en son pouvoir ; ce n’est pas sa faute s’il n’a pas eu de chance… d’ailleurs, il a dû rencontrer des gredins qui l’ont volé.

Et quiconque essayait de raisonner avec elle se voyait aussitôt arrêté.

— Ne me parlez pas de cela, ce n’est pas de ma compétence… Ce que Jules a fait était bien fait, voilà ce que vous ne m’ôterez pas de l’idée… C’était le chef de la famille et nous n’avions qu’à lui obéir.

Si elle ne fit pas le bonheur des siens, son caractère lui permit de goûter une paix précieuse. Elle était telle que le vrai marin qui, aux heures de pire tempête, dort avec sérénité, du moment que le quart » est passé en d’autres mains que les siennes.

Elle s’était fait un idéal des devoirs et des droits de la femme modeste ; idéal restreint ; et que ses principes ; ses préjugés ; ses illusions muraient rigoureusement.

Beaucoup de ses amies inquiètes ; jalouses, impuissantes à diriger leur existence, que des maris plus ou moins incapables leur disputaient, enviaient parfois sa sérénité, son aveuglement et le calme qui en résultait pour elle.