Paul Ollendorff (p. 151-158).
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XIV


Ce fut vers ce temps que je la revis presque chaque jour dans les mornes régions de la douleur où me menaient ses charités. Et déjà alors elle était redevenue mon épouse spirituelle, elle marchait devant moi portant entre ses mains l’hostie des communions de la pitié et de l’amour. Cependant jamais nous ne parlions de l’amour. Nulle allusion futile ne ternissait la beauté des instants que nous passions l’un près de l’autre.

Nous fûmes ainsi amenés par une mutuelle confiance à nous retrouver ensemble chez elle, dans la petite maison où elle vivait avec une vieille servante.

Je ressentis, en y pénétrant, l’émoi novice d’un jeune homme ; j’eus le tremblement de franchir un seuil sacré ; et rien n’y rappelait plus le passé, aucun vestige du temps où je l’aimai du mauvais amour. Elle me dit plus tard qu’elle ne s’était pas séparée d’un coffret où reposaient les reliques de notre ancienne vie ; elle ne l’avait plus ouvert et je ne voulus jamais qu’elle l’ouvrît devant moi.

Fréda me permit donc de venir librement la voir. Je sentis vraiment alors que la créature qui agit dans la liberté de sa conscience en se conformant à la nature est plus haute dans l’ordre éternel que les autres. La peur mesquine du monde qui auparavant me tourmentait resta en arrière, et Fréda non plus ne me parlait pas du monde. Ce fut un mot qui à jamais resta banni de notre vie. Mais nous nous entretenions de la loi terrible du Pauvre, de la fatalité qui des confins du temps, aussitôt que naquit la vie sociale, le fit marcher sans trêve à travers d’arides déserts, loin des patries, loin du sentiment des solidarités, inexprimablement rebuté et seul, n’ayant pour unique espoir que le territoire hospitalier de la mort.

Fréda n’était pas éloignée de croire que la dispersion de l’humanité sur de grands espaces et le retour à la libre vie de nature, avec les fruits du champ pour subsistance et la possession commune de la terre, pourraient seuls changer cette condition barbare. Elle allait aux solutions rapides, aux synthèses simplistes quand au contraire mon esprit s’attardait aux détours patients de la dialectique. Je souris d’abord à cette image harmonieuse comme à un consolant mirage ingénu et cependant à la longue j’en subis la force d’attraction incomparable. Il me parut qu’ici encore, comme en toutes choses, elle avait été plus près que moi de la vérité.

Il y avait un jardin derrière la maison de Fréda et dans ce jardin un saule courbait jusqu’à terre ses branches pliantes. Elle m’avait dit :

— Le saule verdit avant les autres arbres. Pourtant je n’y vis point de présage le jour où je le plantai en cet endroit.

Dans la fraîcheur de la nuit, dans les aromes subtils du jardin, nous allions souvent sous le saule : il nous rappelait l’abri charmant du châtaignier. Et un soir que nos pas nous avaient conduits vers son feuillage léger, je dis à Fréda :

— Fréda, voulez-vous que nous échangions l’anneau de nos vraies fiançailles ?

La voix que j’avais entendue sous l’arbre me répondit :

— Je suis votre femme.

Je pris l’anneau, je le passai à son doigt ; et ensuite elle le retira, et, à son tour, elle passa l’anneau à mon doigt. Nous ne savions plus que déjà autrefois nous avions fait le même geste avec confiance. Les anneaux avaient quitté nos mains avant que l’or en fût terni, et maintenant un seul anneau suffisait à les réunir, fait d’un métal indestructible. Nous étions très purs dans la nuit, et aucun de nous n’avait évoqué le nom de l’amour. Il sembla que nous étions montés sur une cime près des étoiles et que là-haut le souffle de Dieu même nous visitait.

Ainsi Fréda fit le suprême sacrifice ; celui qu’elle m’avait fait dans le passé ne compta plus auprès de cet autre où elle m’apporta, avec le pardon et l’oubli, sa seconde et mûre jeunesse. De toute sa foi volontaire, elle me donna le trésor vierge de sa vie, comme si auparavant elle ne m’en eût accordé que le simulacre. Et nous ne nous étions point encore appartenu avant ce jour ; nos cœurs ignoraient la joie de ne se devoir qu’à eux-mêmes ; et à présent ils s’apercevaient dans leur vérité pour la première fois. J’allai donc habiter avec Fréda, et seulement alors nous fûmes réellement mariés, car, de même qu’une force sociale l’avait dissoute, une force morale bien plus grande nous persuada que notre première union n’avait point existé. Nous eûmes le sentiment d’avoir abordé enfin sur une terre ferme, après une longue traversée et d’anciens naufrages. Et nous vivions solitaires avec simplicité, au cœur même de l’humanité.