Paul Ollendorff (p. 141-150).
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XIII


Fréda arrivait donc à présent les jours où moi-même je ne venais pas ; et encore une fois le monde sembla s’être interposé entre nous. Toute notre vie était pleine de sa présence : il avait apparu à toutes les dates de notre joie et de notre douleur ; et il nous avait mis la main dans la main, et ensuite il avait désuni nos mains.

Je cessai de voir ma noble Fréda ; je demeurai un long temps sans que ce bonheur me fût rendu ; mais je savais qu’elle venait là comme moi-même et cette maison de la souffrance restait parfumée de son passage.

J’acquis ainsi une force étrange de patience et de résignation. Je me conformais au dessein de Fréda. La lumière de son âme tranquille me pénétra de nouveau : elle égalisa ma peine et me donna la constance dans le sacrifice. Je ne fis plus rien pour me retrouver auprès d’elle ; j’attendis que le même geste de sa main qui entre elle et moi avait fermé les barrières, les rouvrît ; et il me semblait que nous avions le temps devant nous qui n’étions pas même assurés de posséder la minute présente.

Ce fut un sens de la vie et de la durée que je n’avais pas connu dans mes jours antérieurs. Je ne vivais exactement, ni du jour présent, ni du lendemain, ni du passé. J’avais la conscience confuse d’avoir vécu lointainement comme un autre homme dans une autre planète. Je traînais alors une humanité esclave. Ensuite j’avais marché, avec une grande clarté devant moi : j’avais cessé de faucher dans un bref rayon les sensations de l’être ; il me parut que j’existais dans l’illimité des jours.

D’anciennes pensées se fortifièrent : je me persuadai l’inutilité de l’effort de l’homme pour aider au cours naturel de la vie. Toutes les choses s’arrangent d’elles-mêmes en vue de buts obscurs et il n’est pas nécessaire de les faire dévier à droite ou à gauche. Le ruisseau va devant lui, le fruit tombe de l’arbre, l’herbe pousse sur les tombes, et l’homme seulement, par de vaines ingéniosités, complique l’ordre simple des événements. Fréda un jour était venue dans cette maison ; il sembla que je n’y fusse entré moi-même que pour la retrouver, et en ce temps j’avais presque oublié Fréda ; et ensuite ce fut comme si je n’avais jamais cessé de penser à elle. Rien n’eût pu empêcher que nos orbes ne finissent par se rapprocher et tout s’accorde comme la gravitation cadencée des sphères, comme le retour harmonieux des saisons. Nous nous étions mis à marcher à petits pas dans le renouveau de notre vie ; et chaque pas était immense, allait d’un horizon à l’autre.

J’ignorais la vie de Fréda pendant le temps qu’elle demeurait éloignée de moi ; je savais seulement que sa vie était belle comme son âme. Une grande fortune autrefois lui avait procuré les jouissances qui suffisent à la joie du monde ; elle en avait gardé seulement la part nécessaire à sa subsistance ; elle n’était plus riche que de sa seule pauvreté et celle-ci, en effet, était une richesse bien plus précieuse que toutes les autres, puisqu’elle trouvait encore le moyen de la partager avec ceux qui ne possédaient que la douleur.

Ainsi elle était revenue à la vérité, à la droiture de la vie dans un monde malheureux et qui souffre du contraste amer de l’existence de l’homme comblé et de celui qui n’a rien. Moi, au contraire, j’avais patiemment amassé ; j’avais cru longtemps qu’il suffisait de faire l’aumône pour être en paix avec sa conscience. J’ignorais encore que l’aumône n’est qu’un subterfuge hypocrite de notre égoïsme pour goûter sans trouble les sécurités de la possession. Le don d’un pain est sans allégement pour la misère du monde si l’offrande du cœur ne l’accompagne, s’il ne prend dans l’amour la force de réaliser le miracle de la multiplication des pains. Et à présent, j’admirais la pauvreté de Fréda, et cependant je restais sans force pour m’égaler à la plénitude de ses miséricordes.

Elle m’écrivait souvent pour m’appeler au lit des malades dans les quartiers dénués où veillaient ses providences. Or, un jour, en pénétrant dans un sombre logis, je la revis sans que rien eût été concerté entre nous pour amener cette rencontre. Elle me tendit la main et elle avait gardé la jeune émotion de visage qu’elle eut la dernière fois que nous allâmes ensemble sous l’arbre.

C’était de nouveau le printemps, bien que l’éternel hiver du pauvre régnât dans le triste réduit et dans cette banlieue désolée. Et je lui dis :

— J’ai vu en venant, Fréda, les premières feuilles reverdir aux arbres.

Elle entra dans ma pensée et la petite abeille vola sur ses lèvres, la chose d’éternité. Elle me répondit en souriant :

— D’autres vols vont renaître.

Et encore une fois nous nous étions compris. Elle n’était pas triste ; ses yeux faisaient de la lumière autour d’elle ; et la vie passa, le flot profond d’une mer. Je lui pris la main en m’en allant et je lui dis :

— Ô Fréda ! N’avons-nous pas mérité enfin la joie divine de nous être rendus ?

Je ne dis nulle autre parole. J’étais nu et tremblant comme un enfant ; mais le sens obscur de mon timide vœu s’élucida à travers les correspondances qui mettaient nos âmes l’une près de l’autre. Ses doigts pressèrent les miens ; elle me regarda, grave, attendrie ; et ensuite elle me quitta sans avoir rompu le lourd silence délicieux.