Paul Ollendorff (p. 133-140).
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XII


Je revins, je ne la revis pas. On m’apprit qu’elle-même avait demandé à passer dans le service d’un des autres médecins de l’Asile. Je n’en ressentis point de douleur, j’étais sûr qu’elle avait cédé à une raison qu’elle me ferait bientôt connaître. Et cette raison, me fût-elle restée ignorée, je l’aurais remerciée encore de m’avoir cru assez près de ses intentions secrètes pour n’avoir point eu besoin de m’en rien dire.

Elle demeura donc absente matériellement de ce retour vers des douleurs jusque-là consolées en commun. Mais son être mystique, son essence subsista près de moi et passa dans les mains dont je touchais nos malades. Je les touchais bien plus avec ses mains à elle en me redisant le mot qui avait commencé nos communions. Je fus à la fois elle et moi, près de ces lits d’où montaient des voix qui me parlaient et cependant ne parlaient que d’elle.

En rentrant, je trouvai une lettre qu’elle m’avait écrite la veille. Ce fut bien la lettre qu’une femme comme elle seulement pouvait écrire. Elle n’y parlait pas d’elle, mais de moi, à travers un nouveau et résigné sacrifice. Elle me disait en termes admirables la considération dont j’avais besoin d’être entouré dans cette maison pour y exercer avec autorité ma mission. « Acceptons donc de paraître éloignés si de cette peine légère et qui ne peut atteindre en nous le fond même de la vie, doit résulter un bien pour ceux qui nous sont aussi chers que nous-mêmes. »

Sa lettre n’était pas de l’amour, mais un sentiment plus haut que l’amour. Elle parut avoir dépassé les ordinaires limites de la beauté et séjourner dans une région où il n’y a plus de paroles pour exprimer les nuances d’un accord des âmes plus parfait que leur union terrestre. Aucune âme jamais ne fut plus près de l’humanité dans le moment où, en songeant à moi, elle pensa peut-être plus encore aux autres. Aucune n’entra plus avant aux eaux profondes de la fraternité. Et ainsi je fus heureux de cette privation du bonheur à cause de la raison qui nous l’imposait. Du moins je me persuadai que je n’en souffrais que dans la mesure d’un sacrifice volontairement consenti.

Mais la vie continue à souffrir hors de la volonté des maux que la volonté n’avoue pas. L’esprit de l’homme est comme une forêt où de divins oiseaux chantent la chanson de l’espérance, et où les bêtes malfaisantes de la défiance se dissimulent derrière les arbres. Je n’arrivai pas tout de suite à l’enviable paix intérieure. J’eus des défaillances et Fréda les ignorait.

Je dus violemment chasser le soupçon que peut-être elle cherchait à se reprendre. J’osai en moi-même lui reprocher une trop excessive prudence ; je ne voyais pas qu’elle n’était prudente que pour moi seul.

J’allai un jour seul sous l’arbre. C’était l’hiver ; les ramures étaient chargées de fins et brillants cristaux. Et on n’apercevait plus le banc sous la neige. « Ô Fréda ! lui dis-je en pensée, merveilleuse et douce amie, me faudra-t-il désormais renoncer à ta présence ? Ma vie sera-t-elle l’exil loin d’Éden d’où me bannit ton ordre trop bien obéi ? »

Le soleil perça la nue ; les givres se fondirent, et je vis apparaître comme un présage l’écorce verte de l’arbre. Alors encore une fois la sensation d’éternité me fut restituée ; mon cœur délicieusement s’allégea. J’entendis Fréda qui me disait : « Je suis votre femme, je vous appartiens. Je n’ai pas cessé d’être à vous. » Et la voix s’était fait reconnaître si distinctement de moi que je crus que Fréda, à travers la distance, réellement avait remué les lèvres et me parlait. Cependant j’étais là seul sous l’arbre.