Paul Ollendorff (p. 125-132).
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XI


Je commençai à remarquer vers ce temps que d’étranges regards autour de nous semblaient nous épier. Il y eut plus de froideur dans l’abord des femmes évangéliques qui avaient résigné la joie pour se vouer au soulagement de la souffrance. Et le même respect n’accueillait plus celle qui pour ces dames s’appelait Mme Darbois. Le renoncement, les miséricordes n’avaient pas étouffé chez elles la médisance et l’envie qui aigrissent la femme en dehors du mariage.

Je fus blessé plutôt encore qu’irrité dans la pureté de mon culte pour Fréda. Le monde, comme une terre au cours d’une navigation en des mers libres, le monde que j’avais cru pour jamais perdu au détour de cette vie nouvelle de nos âmes, nous ressaisissait avec ses indiscrétions futiles et méchantes. Mon cœur saigna comme il n’avait pas saigné au temps de l’ancienne plaie. Il me sembla que des mains sacrilèges touchaient aux voiles sacrés derrière lesquels se dérobait le mystère de sa vie.

Quelle étrange destinée que la nôtre ! Je revenais à Fréda d’un cœur purifié ; j’ignorais si le sentiment nouveau qui m’attachait à elle était encore de l’amour ; je savais seulement que nous nous étions mal aimés autrefois, d’un sentiment qui en ce temps portait le nom de l’amour. Eh bien ! il parut que ce fut cet amour même qui se dressait entre nous comme une barrière. En lui vouant un attachement infiniment respectueux et qui au fond était le rachat d’un orageux passé, je ne cessais pas d’être l’homme antérieur qui l’avait rendue malheureuse. Aucun lien nouveau ne pouvait empêcher que d’autres eussent été rompus, et nous restions séparés pour avoir été unis. Nos cœurs étaient comme des tronçons épars qui cherchent à se rejoindre et ne peuvent plus reconstituer le battement profond de la vie.

Je sentis que je perdais Fréda au moment où elle m’était rendue, où des deux rives nous tendions les bras l’un vers l’autre avec des visages clairs de charité et d’idéal. Et nous étions libres, avec des chaînes plus pesantes qui nous venaient de notre liberté même.

Ce fut la grande épreuve. Je n’avais plus de droits sur Fréda ; j’avais bien moins le droit de la faire souffrir dans le respect des hommes. Je pensai que le seul parti était de me retirer, de m’en aller de cette maison où nous avions goûté ensemble le pur délice de nous être reconquis dans l’harmonie et la beauté. Je pris un prétexte pour m’absenter un peu de temps ; je n’eus pas le courage de résigner tout d’une fois mon ministère ; et ensuite je lui écrivis.

Ce fut la confession de mes défaillances ; j’osai lui demander de me donner de la force en m’aidant elle-même dans ma résolution ; et je ne lui parlais pas du passé, mais de cette fraction de temps qui était devant nous, et où c’était encore notre passé qui nous reprenait.

La lettre partie, je regrettai de lui avoir écrit. Elle ne me répondit qu’une ligne et celle-ci témoigna d’un courage surhumain : « Qu’importe le monde devant notre conscience ! Dans la sûre retraite où nous nous sommes réfugiés, nous n’avons plus à craindre ses coups ! »

Je ne la connaissais donc pas encore pour que cette beauté de son âme, en m’étant tout à coup révélée, me révélât une chose d’elle qui m’était encore inconnue ! Je couvris de mes pleurs et de mes baisers son écriture. J’y recherchai des sens qui allaient plus loin que les signes. Je puis dire que j’en épuisai toute la conjecture.

Les joies humaines furent dépassées dans le sentiment de reconnaissance et d’adoration avec lequel je la vis aller au-devant du martyre. Je compris que je n’avais été lâche que dès l’instant où en fuyant, je concertai de l’abandonner à elle-même. Et l’extraordinaire énergie, les puissances divines du sacrifice faisaient de chaque mot comme des parts d’elle saignantes et heureuses.

Qu’importait, en effet, le monde qui n’est qu’une des formes fugitives du temps, à deux êtres qui avaient échangé l’éternité ! Notre conscience ne nous avertissait-elle pas que nous nous étions mérités par d’infinies souffrances en consentant aux pierres et aux ronces d’un calvaire plus rude que tous les autres ? Je compris que la sûre retraite de laquelle elle me parlait était la dignité et la beauté de notre vie nouvelle : elle ressemblait à une île élevée au-dessus des eaux, une île faite d’îlots autrefois séparés et vers qui ne va plus aucun chemin du monde.

Ô chère femme, ne cessais-je de me répéter, martyre volontaire de la loi de renoncement et d’amour, sœur des miséricordes envers le Pauvre et l’Affligé et qui assumas de me demeurer la Charité et le Salut vivants en m’enseignant un trop facile devoir, tu n’en gardas que pour toi seule les âcres amertumes. Et mon bonheur est un faisceau d’épées que par ses pointes tu plonges et retournes dans ton sang.