Paul Ollendorff (p. 159-177).
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XV


L’âge est venu depuis : nous eûmes la beauté de vieillir ensemble sans nous apercevoir que nous nous étions connus jeunes dans un autre temps de notre vie. Ce n’était alors que la jeunesse d’un amour plein de trouble et nous ne nous étions donné que la chose périssable et brève à laquelle ne survit pas la sainte communion des cœurs. Ceux-ci ne commencent à devenir transparents l’un pour l’autre qu’après que les épaisses cloisons de la sensualité sont tombées.

L’ardente chair alors me consumait comme un flambeau qui brûle sans éclairer. J’avais demandé à Fréda des plaisirs que sa nature sérieuse et pure n’avait pu m’octroyer. Mes fautes étaient nées de ce désaccord entre mes sens et cette âme un peu silencieuse qui se défendait des souillures du mauvais désir. À présent il nous semblait que nous étions entrés dans une contrée élyséenne que ne dévastaient plus les orages terrestres. C’était celle des créatures soustraites aux épreuves de la vie et qui ont mérité de goûter une joie harmonieuse après de dures traverses.

Une lumière charmante montait de ses regards et rafraîchissait les miens. Elle avait dissipé mes ténèbres et épanouissait sur mes pas les fleurs qui étoilent les mystiques jardins des Béatitudes. Nous vivions dans des paysages enchantés qui naissaient de nous. Des fontaines y jaillissaient, claires et musicales, et n’étaient que l’effusion de nos deux existences si rapprochées que l’une paraissait se continuer dans l’autre, comme la stillation d’une eau est faite de gouttes qui ne cessent pas d’emplir la même vasque.

J’écoutais sa vie tranquille se prolonger dans la mienne : elle avait des battements légers auxquels se conformait mon rythme intérieur. Jamais Fréda n’avait été plus jeune, comme pour me fortifier dans la pensée que la seule jeunesse qui ne passe pas est celle qui réside aux sources profondes de l’être. Même au temps de sa grande beauté, elle n’avait pas eu des yeux plus clairs. La limpidité qui en rendait les globes translucides n’avait pour moi d’équivalents que certains regards d’enfant, vertigineusement frais et lavés d’innocence.

Cette pureté de ses yeux grandit encore à mesure que les ans passèrent ; elle sembla s’illuminer d’une lumière qui déjà n’était plus terrestre. Et cependant je ne pouvais douter qu’elle n’eût gardé cette splendeur harmonieuse des formes qui avait exalté mes démences. Ses gestes étaient plus lents seulement, d’une douceur qui faisait glisser de la caresse sur tout ce qu’elle touchait.

Ma Fréda ne devait pas cesser d’être belle sous la neige de ses cheveux. Ce fut le miracle d’une beauté éternisée qui lui venait de son âme matériellement réalisée. Les êtres très purs ne finissent pas de ressembler à eux-mêmes : ils sont la source de leur propre beauté et celle-ci se renouvelle selon la loi qui les rend plus semblables aux divines images d’après lesquelles ils se règlent. Fréda sembla vouloir rester pour moi ce qu’elle avait été au temps où je ne possédais pas encore son âme. En me donnant celle-ci, elle me rendit la chère maison de ses grâces, comme pour m’enlever le regret de l’avoir autrefois perdue. Et ainsi des intervalles furent renoués ; la trame de vie se recomposa dans l’illusion qu’elle ne s’était jamais défaite.

Nos mains maintenant étaient unies par des anneaux librement échangés. Aucune sanction ne leur eût apporté une vertu plus grande que celle qui leur venait de l’indestructibilité de notre amour. Ils avaient été trempés dans la douleur humaine ; ils étaient à nos doigts comme nos âmes même descendues dans un symbole au-dessus des lois. Nous connaissions trop bien combien celles-ci s’accommodent de la fragilité des sentiments. Elles en restent altérées dans leur essence, au point d’être variables elles-mêmes comme les destinées qu’elles ont pour mission de stabiliser et qu’elles aident à se disjoindre. Elles qui devraient se conformer à un état permanent de la conscience et ne refléter qu’un idéal supérieur aux vicissitudes de la vie des hommes, ne sont plus, dans la tourmente des cœurs, que des étais sans certitude auxquels on se suspend et qui se dérobent ensuite aux mains.

Fréda et moi n’ignorions plus que les seules lois éternelles sont aux mains de la nature. Elles nous avaient séparés dans un âge de notre vie où nous ne pouvions nous comprendre et ensuite elles nous avaient rendus l’un à l’autre comme si tout le reste n’avait été qu’une épreuve par laquelle il nous avait fallu passer pour nous mériter.

Cependant nous étions allés vers les mêmes hommes qui nous avaient unis et nous leur avions demandé de briser notre union. Leur sagesse ne nous avait pas dit : « Prenez garde que le pouvoir qui nous fut conféré n’est qu’une allégorie des forces que vous portez en vous et qui vous sont ignorées. Nous ne pouvons rien ajouter au mariage ni en rien enlever, car la cession d’un être à un autre être n’a de sanction que les intimes et irréductibles puissances de la nature. Nulle force humaine ne peut faire que, même dissous, le mariage ne subsiste dans ses effets établissant entre deux créatures une telle dépendance que les fruits d’un second lit quelquefois ont la ressemblance du premier géniteur et que sous les baisers de l’homme renaît l’image de celle à qui il voua ses amoureuses prémices. »

Personne ne nous avait dit cela ; et pourtant à présent nous sentions bien que c’était toujours l’ancien amour qui joignait nos mains, mais sous une forme délivrée. Un nouvel arbre sort du pied du vieil arbre pourri et c’est la même sève ; mais le jeune surgeon recommence la vie qui est finie pour la souche antique.

La loi, qui aurait pu rendre à notre union l’appareil extérieur qu’elle eut par le passé, se fût trouvée sans action pour apparier nos âmes si un pouvoir supérieur à la loi ne les avait divinement conjointes. Elle n’est que le fragile soutien des âmes impuissantes à se gouverner elles-mêmes : au contraire, la nature apparaît la sûre, unique et suprême médiatrice des destinées.

Il n’y eut aucune idée de révolte contre l’autorité sociale dans le sentiment qui nous prescrivit de vivre librement ensemble sans renouer le pacte légal. Les consciences, à une certaine hauteur, ne cèdent plus, en s’écoutant, aux mouvements violents qui signalent encore l’effort pour atteindre à la vérité. Par de longues et cruelles épreuves nous avions mérité de nous affranchir des engagements qui suppléent à l’incertitude des âmes. Elles nous avaient éclairés sur nous-mêmes ; elles nous avaient dépouillés de la part variable qui est au fond des êtres soumis aux influences extérieures. La même pudeur qui nous avait interdit de nous entretenir du passé fut la cause que nous évitâmes toujours toute allusion à la forme contractuelle qui eût été le recommencement d’une vie renoncée. Celle-ci fut à ce point la trouble aventure de deux êtres mal préparés aux durables communions qu’il nous eût paru sacrilège de demander encore à la société un recours contre des défaillances que nous ne pouvions plus ressentir.

De toutes les femmes, Fréda fut certes la plus douée de cette beauté morale qui puise ses conseils en elle-même et n’a que faire des appuis que les âmes chancelantes recherchent dans la conformité. Elle ne fut pas avertie mystérieusement que nous agissions mal en nous soustrayant aux lois du monde. Ses voix secrètes lui persuadèrent plutôt qu’au regard de Dieu rien n’avait pu dissoudre notre union première et qu’à travers les intervalles elle s’était simplement renouée par la même force qui nous avait unis et, pour un certain temps de notre vie, disjoints.

Ce fut là sans nul doute sa pensée intime : elle est admirable si on la rapporte au sentiment de vérité qui s’appuie sur l’infrangibilité des puissances de l’amour. Fréda avait gardé la foi religieuse. Elle était pieuse sans rigorisme ; elle pensait qu’un juge suprême absout ou condamne les mouvements de l’âme. Un jour elle m’avait dit : « Chacun de nous conçoit Dieu selon sa nature. Il suffit que nous l’adorions suivant les forces qu’il a mises en nous. »

En acceptant de recommencer avec moi la vie, je ne pus douter qu’elle n’eût écouté le commandement de Celui qui était son conseiller constant. Mais moi qui voyais dans l’homme un dieu vivant qui ne prend conscience que de lui-même, j’étais porté à ressentir autrement la vérité de notre vie nouvelle. Il me semblait que nous avions fait acte de créatures libres en nous affranchissant d’un simulacre de sanction sociale qui est le pire des mensonges s’il ne s’applique qu’à deux êtres disposés à ne point le respecter, et la plus vaine des conventions si, au contraire, ils sont résolus à vivre dans la pensée que le mariage ne réside pas dans une simple formalité toujours éludable, mais dans la plénitude de l’harmonie entre deux âmes complémentaires. J’étais, en pensant ainsi, plus près moi-même de ma conscience.

Le temps n’a fait que fortifier ces sentiments. Il a consacré la beauté d’une vie qui s’est partagée entre les autres hommes et nous ; nous ne cessâmes pas de les aimer à travers nous-mêmes comme nous-mêmes nous nous étions aimés à travers eux.

Fréda m’ayant donné l’exemple de l’abnégation, j’ai fait deux parts de mes biens, l’une, la moins grande, qui nous assure contre les nécessités quotidiennes, l’autre qui alla aux déshérités et servit ainsi à nous rendre moins pesante la sécurité qui nous mettait à l’abri de leurs détresses. Et voici la petite maison fraîche sous les arbres, voici le jardin avec ses allées sablées et ses corbeilles de fleurs, voici le saule dont le feuillage se dore avant les autres essences, par un symbole anticipé du printemps. Une ombre bruissante tombe de ses rameaux recourbés et trace sur le sol de mobiles réseaux. Il fait partie de notre existence, il participe de la joie tranquille qui est en nous.

C’est sous ses feuilles légères, à travers lesquelles filtre la clarté bleue des étoiles, que Fréda et moi nous venons goûter l’été un harmonieux délice. Le bruit de la ville se meurt dans les paisibles atmosphères d’une banlieue où le travail finit avec les dernières lumières du jour. Et je tiens ses mains pressées dans les miennes : nous nous écoutons nous répondre avec nos bouches closes, dans l’égal silence qui tient nos esprits confondus.

Une confiance nous est venue de notre destinée accomplie : nous ne la séparons pas de celle de l’humanité. De même que, partis de confins opposés, nous avons fini par réaliser les forces qui sommeillaient en nous, nous nous persuadons qu’elle aussi, cette humanité enfin sortie des obscures et tâtonnantes régions des limbes, atteindra aux suprêmes réalisations dont l’immuable espoir l’empêcha de trépasser sur ses calvaires.

Le ruisseau reflète les vastes cieux déchirés par l’éclair ; tout le matin ingénu tremble dans une goutte de rosée et chaque homme est un abrégé de la planète. S’il se tourne vers les ténèbres, l’énorme nuit tient dans ses yeux dilatés ; mais s’il regarde vers l’orient, l’infinie clarté de demain élucide ses prunelles. Quand nous pensions à cette délivrance progressive des races, des larmes lentes et délicieuses montaient de notre joie ; et à peine nous pouvions encore parler. Nos pâles visages frissonnaient d’affres bienheureuses.

Le monde d’abord se vengea. Il nous frappa dans ce qui nous était cher autant que notre vie. La directrice de l’Asile fit prier ma noble Fréda de renoncer à sa mission secourable et moi-même j’abandonnai mon service. Avec les ans cependant, il se fit un apaisement autour de nous. Nous nous étions mis au-dessus du mensonge social ; nous avions réparé en nous la triste erreur des lois ; nous avions écouté la nature et la vérité. Le monde finit toujours par subir l’ascendant moral des sentiments personnels : peut-être ne répugne-t-il à les encourager que parce que, étant la collectivité, il a résigné le droit de penser individuellement. Il fut touché de notre constance et respecta le tranquille mystère d’une vie qui ne cessa pas de l’ignorer.