Rose et Vert-Pomme/Le Bizarre Correspondant

Rose et Vert-PommePaul Ollendorff. (p. 249-254).

LE BIZARRE CORRESPONDANT


Dimanche soir, je remontais — oh ! que mélancholieusement ! — le boulevard Saint-Michel.

(Vieille coutume que j’ai contractée de passer toutes mes soirées du dimanche au Quartier Latin. J’arbore une mine lugubre dans les brasseries à femmes, et quand les gens me demandent ce que j’ai, je réponds sur un mode triste : C’est ma jeunesse qu’on enterre !)

Je remontais donc le boulevard Saint-Michel, quand un collégien m’aborda, le képi à la main, le sourire sur les lèvres (un sourire un petit peu gêné) :

— Pardon, monsieur, fit-il, vous plairait-il pas, sans vous déranger beaucoup, de me rendre un gros service ?

— Si, en effet, cette entreprise ne doit me déranger en rien, vous me voyez tout à votre disposition. De quoi s’agit-il ?

— Tout simplement de me rentrer au lycée Saint-Louis. Devant le censeur, vous prendrez congé de moi, vous me ferez vos adieux, comme si vous étiez mon oncle et correspondant.

— Mais pourquoi, mon jeune ami, me choisissez-vous de préférence à tout autre ?

— À cause, monsieur, de votre air grave et sérieux.

On a beau ne pas être fier, une telle réponse flatte un homme.

Nous voilà partis, le potache et moi. Le potache enchanté, moi vénérable.

Dans le parloir, devant le censeur qui préside à la rentrée des élèves, je redouble de respectability.

— Bonsoir, mon neveu.

— Bonsoir, mon oncle.

— Travaille bien, mon neveu, et fais en sorte de n’être point collé dimanche. Que ta devise soit celle de Tacite : Laboremus et bene nos conduisemus, car, ainsi que l’a très bien fait observer Lucrèce en un vers immortel : Sine labore et bona conduita, arrivabimus ad nihil. Et, surtout, sois poli et convenable avec tes maîtres : Maxima pionibus debetur reverentia.

Le pauvre potache, durant ce laïus, semblait un peu gêné de la cuisinière latinité de son oncle improvisé. Il risqua un timidement définitif Bonsoir, mon oncle !

À ce moment, je ne sais quelle démoniaque idée me sourdit à la cervelle. Je venais d’apercevoir, luisant sur le gilet du potache, une superbe chaîne de montre en or.

— Comment, m’écriai-je, tu emportes ta montre au lycée ! Ne sais-tu pas qu’à Rome, à la porte de chaque école, se trouvait un fonctionnaire chargé de fouiller les petits élèves et de leur enlever les sabliers ou clepsydres qu’ils dissimulaient sous leur toge ? On appelait cet homme le scholarius detroussator, et Salluste avait déjà dit à cette époque : Chronometrum juvenibus discipulis procurat distractiones. Remets-moi ta montre.

— Mais, mon oncle…

— Remets-moi ta montre, te dis-je !

Le censeur intervint.

— Remettez votre montre à monsieur votre oncle. D’ailleurs, vous n’en avez nul besoin au lycée.

Le potache commençait à éprouver de sérieuses inquiétudes pour son horlogerie, quand, touché dans mon cœur de cette juvénile angoisse, je dis :

— Allons, mon enfant, garde-la, ta montre, mais qu’elle soit, pour toi, le symbole du temps qui fuit et ne saurait se rattraper : Fugit irreparabile tempus…

L’adolescent n’en écouta point davantage. Il s’enfonça vivement dans les ténèbres du corridor, et j’ai comme une idée que, dimanche prochain, s’il s’improvise un correspondant, ce ne sera pas à moi qu’il s’adressera.