Rose et Vert-Pomme/Graphologie

Rose et Vert-PommePaul Ollendorff. (p. 255-262).

GRAPHOLOGIE


Minuit venait de sonner. Comme ceci se passait dans un quartier paisible, le poste de police était calme.

Stoïque et copieusement moustachu, le brigadier rédigeait un vague rapport.

Avec un long brin de bouleau arraché au balai du poste, un gardien de la paix tentait — ô chimère ! — de débourrer sa pipe.

Sur l’oblique lit de camp, les autres sergots dormaient, rêvant qu’ils étaient devenus officiers de paix, et même préfets de police.

On serait bien bête, en effet, quand on rêve, de se mesurer l’avancement.

C’est à ce moment précis, ou à peu près, qu’un homme fit irruption dans le poste.

Un homme mûr, aisé, — bourgeoisement vêtu, dont grisonnaient les favoris.

Et cet homme, d’une voix où palpitait l’agitation intérieure, dit au brigadier :

— Brigadier, mettez-moi en état d’arrestation.

— Et pour quelle cause ? interrogea le stoïque brigadier.

— Pour la cause que je suis un assassin.

Le brigadier sursauta.

Le gardien de la paix, qui débourrait sa pipe, sursauta, et interrompit, aux deux tiers de sa course, le brin de bouleau.

Sursautèrent également les sergots qui dormaient.

Et vous, ô ma chère âme, qui faites votre malin en ce moment ! vous aussi, vous auriez sursauté à cette foudroyante révélation.

Assassin !

Les cognes n’en revenaient pas.

Ce n’est point qu’à Paris les assassins soient rare denrée, mais on est peu accoutumé à en rencontrer dans les postes de police.

Le brigadier se remit pourtant de son émotion :

— Assassin de qui ?… Qui avez-vous assassiné ?

Et comme l’homme ne répondait pas, il insista, tordant ses moustaches et scandant ses syllabes :

— Je vous demande sur la personne de qui vous avez perpétré un meurtre.

— Brigadier, vous avez raison ! répondit l’homme. Je n’ai assassiné personne, mais n’empêche que je sois un redoutable criminel.

La chose devenait plus claire ; on avait affaire à un fumiste ou à un bourgeois, rigolo pris de boisson.

Paternel et bon enfant, le brigadier gourmanda l’homme.

— Vous n’êtes pas honteux, monsieur, à votre âge, et avec vos favoris, d’exercer des plaisanteries que ne répudierait pas la jeunesse du quartier Latin ? — Allons, monsieur, allez vous coucher !

Et il ajouta, souriant finement, car c’était un érudit brigadier :

— À votre âge, Romieu était mort.

Piqué au vif, l’homme riposta :

— Ah ! vous refusez de m’arrêter ? Eh bien ! je vous réponds que ça va coûter cher à la société.

Et il se retira.

Le brigadier s’était trompé, comme il arrive souvent aux brigadiers.

L’homme n’était pas un mystificateur, mais bien un excellent maniaque, et voici sa démence :

Ancien professeur auquel, soudain, était survenue une petite fortune, il s’adonnait à la pratique de cette science bizarre qu’on appelle graphologie, et qui est l’art de découvrir le caractère des gens d’après leur écriture.

Il était bientôt devenu, à ce jeu, d’une force peu commune.

Un jour, on l’avait vu, sur douze lignes d’un jeune mousse qui naviguait dans les mers du Sud, indiquer le tonnage du bateau, la nature de son gréement et l’âge du capitaine.

Dans ces conditions, la graphologie sortit de son rôle de passe-temps pour entrer dans le domaine de la monomanie, de la démence…

Nous arrivons au point culminant du drame.

Un soir, relisant, avant de la cacheter, une lettre qu’il venait d’écrire à son notaire, il blêmit comme un linge.

Il venait de découvrir dans ses pattes de mouches… quoi ?

Quoi, dites-vous ?

Il venait de découvrir les signes non douteux, irrécusables, fatalistiques, d’un caractère criminel et meurtrier.

Ah ! il n’y avait pas à s’y tromper !

Il écrivit une seconde lettre qu’il examina de même.

Pas d’erreur !

Horrible, most horrible ! Voilà qu’il était un assassin, lui, jusqu’à présent si brave homme !

C’est alors que, pour éviter un malheur, il se rendit au poste, où il reçut l’accueil revêche signalé plus haut.

Terriblement vexé, il rentra chez lui.

Le concierge n’était pas couché. Au contraire, il lisait, convulsé par le rire, le Parapluie de l’escouade, qui venait alors de paraître.

Dans un coin de la loge, le buffet se dressait, un tiroir entr’ouvert.

Et dans ce tiroir, luisait, inviteuse, la lame d’un large couteau à découper.

Alors, l’homme se saisit du couteau et l’enfonça, non sans quelque frénésie, entre les deux omoplates du concierge.

Deux minutes plus tard, quand le brigadier arriva sur les lieux, avec ses hommes, pour constater le crime, l’homme lui demanda froidement, les bras croisés :

— Eh bien ! me croirez-vous, une autre fois ?