Marcel Cattier (p. 194-202).

HISTOIRE D’UN PAUVRE PETIT POÈTE
QUI MOURUT À LA GUERRE


Il avait une âme profonde et agitée comme la mer…

Tout enfant, il préférait aux jeux bruyants de ses petits camarades la songerie muette dans un coin de jardin, peuplé pour lui de tout un monde vivant qui le regardait… Cet univers d’un arpent, — ce courtil où les lis blancs succédaient aux tulipes dans les parterres, et les roses trémières aux tournesols le long de la muraille ; ce potager divisé en plates-bandes où des loques bleues flottaient au bout d’un bâton pour écarter les oiseaux, et que séparait un sentier de sable bordé de groseillers, — déposa sans doute en lui ces images simples dont plus tard, sa voie trouvée, il vêtirait son rêve.

Il aimait aussi à trotter, attentif et sage, aux côtés de ses grands frères, dans leurs promenades parmi les blés ou sur les grand’routes voûtées de l’ombre verte des ormes. Les moulins qui marquent de croix de Saint-André les horizons de Flandre le hélaient de leurs grands bras écartelés sur le ciel bleu… Les bois de hêtres, où l’on allait, en bandes, après la classe, ramasser des faînes, lui parlaient de belles choses mystérieuses qu’il semblait comprendre sans pouvoir leur donner une forme et un visage[1]. La mer bleue des linières en fleur poussait ses vagues soyeuses jusque dans son âme, bleue elle aussi, mais avec des nuages tantôt blancs, tantôt roses, tantôt noirs, — déjà… Une inquiétude grandissait en lui, à mesure que s’éveillait sa conscience… Pour l’apaiser, il y avait les saluts des mois de mai fleuris de lilas, qui berçaient son rêve naissant et lui donnaient cette teinte de mysticisme qui s’accentuerait d’année en année. Jusqu’à sa mort il garda un souvenir si vif de l’ombre du pilier où il égrenait jadis dévotement son petit chapelet de verroterie, qu’il lui suffisait d’entendre le Salve Regina pour redevenir, en lui-même, le garçonnet au cœur parfumé d’innocence, à l’esprit tourné vers le large des choses éternelles.

Son père était un humble artisan. Quand l’enfant jouait au jardin ou suivait des yeux, dans le petit vivier de la cour, le jeu muet des poissons rouges, la chanson du père et ses coups de marteau lui apportaient une joie, l’environnaient de sécurité. Toujours lui en est demeuré le goût de « la vie humble aux travaux ennuyeux et faciles », le respect des mains calleuses du travailleur, l’amour des jolis métiers du village, et il lui a suffi de faire la connaissance des poètes simples, comme Jammes, Braun, Lafon, pour embrasser leur art poétique.

Plus que son père, sa mère eut de l’influence sur sa vocation. Fille et petite-fille de grands fermiers, ayant hérité de ses ancêtres terriens l’amour des arbres et des fleurs et un vague sentiment de la nature, elle contait volontiers à ses enfants la vie patriarcale des fermes de jadis, sa vie de jeune fille dans un décor de prairies et de labours. À ses paroles, le futur poète voyait se préciser, au fond d’une vaste cour, sous un toit moitié d’ardoises, moitié de tuiles vêtues de chaume épais, la vétuste façade blanche, aux lourds contrevents, et où une vigne noueuse courait qu’on eût prise, en hiver, pour un réseau de veines saillantes sur le visage d’un vieillard ; — il évoquait, dans la grande cuisine basse aux solives de chêne auxquelles on accrochait le fusil de chasse et les jambons fumés, le repas du soir autour de la grande table de bois blanc. Et toute cette poésie rustique le passionnait déjà. Les lis qu’enfant sa mère cultivait dans le courtil, derrière la maison ; l’agneau blanc au collier de laine rouge qui l’accompagnait, jeune fille, dans ses promenades le long du ruisseau bordé d’aulnes ; voilà deux points lumineux dans l’imagination de ce poète, et ils donneront à ses productions littéraires ce qu’elles ont de tendresse sans mièvrerie et de grâce sans apprêts.

Le petit garçon, studieux et sage, pouvait accompagner quelquefois ses parents dans leurs visites. Son village natal vit surtout de la culture et de l’exportation des fleurs rares. Partout des serres allongent leurs cercueils de vitres verdâtres parmi les chatoyantes floraisons et les verdures luisantes. D’étroites allées, plantées de lauriers ou de thuyas, divisent les plates-bandes de velours grenat, blanc, rose, des bégonias, et les frais carrés de plantes vertes ; mènent à des serres où les azalées font de leurs bouquets qui se touchent un épais tapis de neige bariolée, où les gloxinies penchent, au bout de tiges grasses, de longues cloches aux couleurs chaudes, où les palmiers éploient dans la chaleur humide leurs belles formes immobiles, comme métalliques…

Oh ! ces fleurs et ces palmes ! Comme l’enfant les admirait ! Il les faisait revivre dans le paradis de ses rêves. Si profondes furent les impressions qu’il en reçut, que longtemps les lointains eldorados le hanteront, et qu’avant de se faire le chantre de la vie toute simple, il égarera ses débuts en des essais de poésie exotique.

Au collège, l’enfant se sentit seul. On ne le comprenait point. Il ne jouait guère, ce qui est souvent, chez un enfant, mauvais signe. Robinson Crusoé, puis Fabiola le ravissaient : le lointain, le passé. Il aimait ainsi à s’exiler de la vie réelle. Des poésies que le professeur expliquait, il ne comprenait pas grand chose : mais le rythme de l’alexandrin, qu’il saisit très vite, lui donnait une étrange sensation de plaisir. Il trouvait un charme aux fables de La Fontaine, dont le sens lui échappait maintenant, mais dont plus tard il ferait ses délices.

Un jour, il eut comme un enivrement. Le maître expliquait et commentait un poème de Victor Hugo : « Le vieux Livre. »

L’enfant ne voyait qu’un coin obscur de grenier, où trois bambins de son âge, les têtes blondes rapprochées, épelaient en les marquant du doigt, les mots d’un grand bouquin poudreux ouvert sur leurs genoux. Était-ce donc cela qui lui donnait cette émotion indicible ? Il avait l’impression que son âme s’ouvrait avec le frémissement soyeux d’une rose qui déploie, un matin de juin, ses pétales. Un souffle étrange l’avait effleuré. Ce poème était comme une missive de l’au-delà. Jamais plus il ne relirait ces vers sans être soudain replongé tout entier dans cette espèce d’extase. Mystérieux instant ! En y songeant on répète comme d’instinct la dernière strophe de ce providentiel poème :


Tels des enfants, s’ils ont pris un oiseau des cieux,
S’appellent en riant et s’étonnent, joyeux,
De sentir dans leur main la douceur de ses plumes…

Il n’en faudrait point conclure que le jeune collégien venait de s’éveiller à la poésie. La beauté du monde passa devant ses yeux, pendant plusieurs années encore, en lui inspirant un vague désir, sans doute, mais sans lui arracher un cri d’admiration. Le don poétique, avec lequel je crois bien qu’il était né, sommeillait en sa subconscience. Une fleur croissait lentement, très lentement, avec un progrès imperceptible ; elle s’épanouirait un jour brusquement, sous un coup de vent, et non pas sous un baiser du soleil.

Il contait volontiers cette histoire… Un soir d’été, les élèves revenaient de promenade, harassés, mais joyeux encore. Il causait avec un ami, moins intelligent que lui, d’une sensibilité moins profonde, mais plus primesautière, plus spontanée, plus en dehors… Le soleil se couchait dans une gloire de rayons pourpres. Le long de la rivière, où des reflets rouges et mauves tremblaient, les peupliers du Canada applaudissaient doucement, de leurs feuilles agitées par la brise, l’apothéose de l’astre. Il y avait des myosotis au bord de l’eau, et le chemin sentait le chèvrefeuille. L’ami faisait des phrases sur tout cela, essayait de réciter des vers de Lamartine où il est parlé du « roi brillant du jour se couchant dans sa gloire… » Notre futur poète n’écoutait point, — distrait ou insensible ?

— « Comment, s’exclama son ami, ce coucher de soleil ne te dit rien ? »

Nulle réponse… Mais il y eut tout-à-coup deux yeux et une âme qui s’ouvrirent, qui virent, qui adorèrent.

Le poète s’éveillait.

Personne n’en soupçonna rien. Les élèves rentrèrent, soupèrent en bavardant, puis, dans la salle d’étude, s’assoupirent sur un roman de Lamothe ou de Consience.

Tous ceux-là s’en iraient dans la vie, faire fortune, s’assoiraient un jour dans le large fauteuil de la médiocrité, bourgeois très satisfaits, très cossus… Lui, le poète, dirait le grand rêve de son âme inassouvie, sangloterait d’amour devant son Idéal, et s’en irait mourir un soir, dans de la boue, pour une belle cause…

En classe, le professeur expliquait des odes de Malfilâtre, recherchait les périphrases et les synecdoches dans les descriptions de Jacques Delille. L’élève récitait de mémoire les éloges dictés par le maître, mais il se trouvait humilié de ne pouvoir admirer ces vers qui devaient être beaux cependant, puisque le maître l’affirmait.

Bien plus tard, il s’essaya à rimer. La musique commençait à le passionner, parce qu’il y trouvait une réplique à ses pensées. Quelque temps il s’égara dans le vague à l’âme et la mélancolie, si dangereux, auxquels sont exposés les jeunes gens trop sensibles qui manquent de direction ; et sans doute lui eussent-ils été funestes, si, suivant le conseil d’un prêtre, il n’eût réagi énergiquement.

Puis, un jour, — et ce fut pour lui une nouvelle révélation — il apprit que la Beauté est un reflet de Dieu, et qu’il faut aller à elle avec une âme pure, et qu’elle vaut bien qu’on se croise et qu’on s’arme pour elle. Il avait déjà acquis une certaine habileté dans l’art des vers. Il se débarrassait peu à peu du romantisme, des spleens littéraires et des sanglots conventionnels. Il commençait à être lui-même.

La guerre éclata. C’est alors que je le connus. Le journal intime qu’il rédigeait révélait un observateur et un peintre. Il composa quelques poèmes patriotiques qui ne manquaient point de souffle. Mais là n’était point sa voie. Il le comprit, — sur le front surtout, où il sentit l’ironie sacrilège des odes héroïques composées à l’arrière. Il descendit dans son cœur, et comprit la misère d’autrui par la sienne ; il apprit la pitié.

Il lui arrivait de méditer longuement. Ou bien, curieux, intrigué, il observait les choses et les gens, il regardait surtout le paysage, avidement, comme si, pressentant sa mort proche, il eût voulu emporter du spectacle de la Terre l’image la plus parfaite. Rien ne l’enchantait comme une nuit de lune aux avant-postes émergeant de l’eau, un lever d’aurore au-dessus des tranchées allemandes, un couchant derrière nos ruines. Rien ne l’émouvait comme un pied de coquelicots sur une tombe, ou une alouette dans l’azur où vrombissaient si souvent les avions. Les beaux jours d’été l’attendrissaient. Je l’entendis, une fois, murmurer le vers de Rostand : « Car ce jour est si beau qu’il fait songer aux morts. » Et je savais qu’il songeait aux morts, lui.

Il connut, au front, quelques jeunes littérateurs. Mais leur suffisance le dégoûta. Il avait en horreur l’  « homme de lettres ». À cette époque, il écrivit beaucoup. En de petits poèmes délicats, discrets, faits pour être chuchotés à mi-voix au crépuscule, il disait maintenant le bonheur des existences modestes et honnêtes, la joie des jardins presbytéraux qui sentent l’œillet ou la giroflée, l’intimité de la chambre d’étude, la pureté des aubes sur les vergers d’avril, les douceurs de l’amitié, les consolations de la prière. Cette fois, c’était son âme qui parlait. Et ce qu’elle disait était pacifiant comme une douce lumière de lampe voilée.

Il ne lisait ses vers à personne ; je fus le seul à les connaître. Ses compagnons de tranchée ont toujours ignoré qu’il écrivait. Mais on le savait épris de belle poésie. De poésie simple surtout. Il parlait de Lafon et de Gezelle avec amour, et il les faisait aimer. Un jour, je lui rapportai de C… les Géorgiques chrétiennes. Nous les lûmes ensemble, assis au bord d’un fossé, parmi les pâquerettes, sous le ciel bleu. « Ça me met du soleil dans l’âme », disait-il.

En février 1917, malade, je fus évacué sur un hôpital de l’arrière. Nous ne nous revîmes plus. Il m’écrivit alors de longues lettres. Puis sa correspondance s’interrompit brusquement, par suite, je le sus plus tard, de quelques changements survenus sur le front. Deux de mes lettres restèrent sans réponse. Dans une lettre alarmée à son sergent que je connaissais, j’exprimai mes craintes : Notre poète serait-il blessé, tué ?… Dès qu’il eut appris ma peine, il me répondit : « Moi tué ? eh, que non ! Que je tombe un jour d’hiver, sous un ciel gris, que mon sang rougisse la neige ? Tu ne voudrais pas ! Cela ne cadre point avec mon âge, ni avec mon caractère, ni avec mes goûts. J’ai vingt ans ; j’aime la fraîcheur de la rosée sur les branches de lilas. Si je dois être frappé d’une balle, ce sera, bien sûr, un jour d’avril ou de mai, au bord d’un fossé verdoyant constellé de pâquerettes, parfumé de violettes. Et mon dernier regard pourra s’emplir des gloires du soleil levant. Oui, cher, il faut qu’il fasse beau le jour de ma mort, que l’azur soit sans nuages. Le ciel nous doit bien cette consolation !… » Et sur ce ton, la lettre continuait. Il aimait prendre, à ses moments, cet air espiègle et insouciant devant les questions très graves.

Je songeai à cette lettre de décembre 1917 lorsque, un mois après, son sergent me décrivait sa mort : « Or, la patrouille ayant été repérée, une vive fusillade crépita. Les balles trouaient, avec un petit glou-glou, l’eau, devant et derrière nous. Soudain notre ami, frappé en plein front, tomba à la renverse, dans la vase… La nuit était noire ; la pluie ruisselait de nos capotes… C’était infiniment triste… »

Nous n’avons pas retrouvé ses poèmes. Sa mort fut, comme eux, un acte très simple d’amour. Il s’était offert au Seigneur. Et sa vie a été un beau cantique.



  1. Il aimait à rappeler ces fins d’après-midi dorées où il avançait lentement, plié en deux, écartant du pied les feuilles mortes qui cachaient les faînes. Une lumière vermeille coulait dans l’allée, sur la mousse. Il foulait de la gloire. « Les couchants d’octobre dans ces bois, me confia t-il un jour, furent pour moi la seconde révélation de la lumière, dont j’aie souvenance. De la première, j’ai gardé une image plus exacte encore. J’avais trois ans. Je relevais d’une maladie grave. Je me revois dans ma chambre, debout sur mon petit lit, en chemise, et ouvrant les bras à ma mère. Il faisait très clair et très gai ; ce devait être un dimanche d’été. Ma mère tournait le dos à la fenêtre ; elle me souriait dans ce cadre de lumière bleue. Et il me semble que j’ai embrassé alors ma mère et le jour, que je croyais voir tous deux pour la première fois. »