Marcel Cattier (p. 27-60).


Quelques caractéristiques
de la
Poésie catholique d’aujourd’hui

J’ai attiré votre attention sur le courant catholique dans la littérature française de l’heure présente et tâché de découvrir les causes individuelles et sociales, éloignées et immédiates, naturelles et surnaturelles qui l’ont déterminé.

Il sera intéressant maintenant d’examiner par quels mérites les écrivains du renouveau s’imposent à l’attention sinon à l’admiration du public lettré, en d’autres termes ce qui fait la valeur et l’originalité de cette École catholique, ce qu’elle apporte, aux lettres et à la vie, de neuf et de fécond, au double point de vue esthétique et moral.

Cette tâche n’est point aisée : la critique hésite, à bon droit, à porter un jugement d’ensemble sur un mouvement dont elle connaît le point de départ, mais non le point d’arrivée.

Cependant le fait religieux et littéraire dont nous nous occupons est à la fois si imposant et si important que les tentatives pour l’éclaircir et l’apprécier ne peuvent, me semble-t-il, qu’être louables et utiles. Je n’ai point l’ambition de vous présenter de l’École catholique un tableau complet et une critique sans lacunes ; en ayant étudié les productions, j’essayerai simplement de voir ce qu’elles ont de caractéristique et ce qu’elles apportent de nouveau.

Le Moyen-Âge français eut, vous le savez, un art et une littérature bien autochtones, exprimant la vie et les aspirations du peuple, et profondément marqués du double caractère national et chrétien. Au xvie siècle, la Renaissance influa fortement sur les façons de penser, de sentir et de rendre. Avec les formes antiques, la pensée et la sensibilité païennes s’inoculèrent à l’âme française, modifiant profondément l’idéal artistique et littéraire. Je n’ai pas à examiner ici les résultats multiples de cette révolution intellectuelle. Le grand méfait que nous lui reprochons, c’est d’avoir paganisé pour quatre siècles notre conception du monde, d’avoir causé le divorce de la foi et de l’imagination, c’est-à-dire d’avoir établi entre la foi chrétienne et les œuvres d’imagination une cloison étanche. Depuis lors il se rencontre des poètes qui sont chrétiens dans leur vie et païens dans leurs vers. Comme on l’a fort bien dit, ils laissent leur religion à la porte de leur cabinet de travail. La foi ne nourrit plus leur inspiration. J’ai connu au front, un jeune poète, bon chrétien ; plusieurs fois je le trouvai, dans une chapelle des dunes, agenouillé devant le Saint Sacrement ; eh bien ! le croira-t-on ? Ses poèmes sont d’un homme pour qui les réalités surnaturelles semblent n’exister point. N’ya-t-il pas là une anomalie ? Remontez les siècles jusqu’aux classiques, jusqu’à la Pléïade, et vous rencontrerez de nombreux exemples de cette anomalie[1]. Le bon Boileau n’a-t-il pas, en deux vers demeurés célèbres, exclu de la poésie les mystères chrétiens comme « trop terribles » ? Ce schisme entre l’idéal artistique et la vie religieuse intime, nos auteurs catholiques veulent y mettre fin. Du moment que l’on admet que l’art est autre chose qu’un « gay-sçavoir », un délassement superficiel, — et qui ne l’admettrait pas ? — conçoit-on qu’un chrétien fidèle produise une œuvre païenne qui contredit ses convictions intimes ? Notre art doit plonger ses racines dans notre âme, puiser dans notre sang et notre vie sa sève et sa vie. La vraie poésie n’est pas un rêve ou une illusion ; elle est la fleur de la vie et le rayonnement de la vérité. Pulchrum splendor veri.

Ainsi donc, les écrivains du renouveau, qui sont catholiques de vie et de pensée, le sont aussi, et toujours, dans leur art, même quand ils ne traitent pas des sujets religieux. « Ils informent de christianisme tout ce qu’ils écrivent, et leur métier s’exalte à la source intérieure de leur foi »[2].

« Ils ne sont pas du tout apologistes, écrit un des meilleurs guides du mouvement, Georges Dumesnil ; ils n’ont pas l’intention de prouver le catholicisme ; ils n’appliquent pas à du catholicisme la littérature ; mais la substance même de leurs œuvres, qui veulent être des œuvres d’art, est toute catholique, elles l’avouent par toutes leurs branches, elles l’épanouissent par toutes leurs feuilles, elles la suent par toutes leurs fleurs et leurs parfums ; sans le catholicisme elles ne seraient pas. »

C’est dire que les sources de leur vie catholique sont aussi les sources de leur inspiration poétique. La Bible et surtout l’Évangile, la théologie de l’Église romaine, son admirable liturgie, les œuvres des grands mystiques, la Vie des Saints les ont nourris de la moëlle du christianisme, inspirent ou soutiennent leur essor lyrique, guident leur éloquence, excitent l’ardeur de leur verbe. Paul Claudel possède à merveille l’Écriture sainte et l’utilise fréquemment, fond et forme ; l’influence de saint Thomas d’Aquin est visible chez lui, et aussi chez Robert Valléry-Radot, Victor Kinon, et plusieurs autres. Sous le titre de « Corona Benignitatis Anni Dei », Claudel nous a donné un recueil de poèmes liturgiques qui est comme « un bréviaire historié de poésie, un missel enluminé, une « Année liturgique » en couleurs »[3]. La poésie liturgique en langue vivante est d’ailleurs un genre nouveau créé par nos poètes modernes. Verlaine l’avait essayé, mais sans succès, dans ses « Liturgies intimes », et un maître trop peu connu, le flamand Guido Gezelle[4] (qui n’est pas seulement un poète régionaliste, mais un grand poète universel) a donné dans « Rijmsnoer »[5] et « Tijdkrans »[6] des modèles achevés de poésie liturgique. Les fêtes de Dieu et des Saints sont célébrées, et autrement que pour leur pittoresque, dans les poèmes de Jammes et de Le Cardonnel.

L’influence de Saint François d’Assise est sensible, nous le verrons plus loin, sur tous les naturistes chrétiens d’aujourd’hui ; et la Légende Dorée de Jacques de Voragine a délicieusement inspiré le très délicat poète qu’est Pierre Nothomb.

On pourrait ajouter à toutes ces influences celles des peintres primitifs flamands ou florentins[7], qui ont laissé une expression très pure d’un idéal chrétien très élevé.

C’est à l’école de ces classiques d’un nouveau genre que se sont formés l’idéal artistique et les doctrines littéraires des Écrivains du Renouveau.

Quant à la forme, ils n’ont pas de doctrine commune. Beaucoup ont subi l’influence littéraire de Paul Verlaine et des symbolistes. La plupart ont essayé du vers libre. Tel est revenu au vers parnassien, frappé comme une médaille ; tel autre préfère l’alexandrin libéré — plus souple — ou l’alexandrin familier — plus naturel — ; en Belgique, Elskamp toujours et Kinon quelquefois ont imité avec beaucoup de bonheur les rythmes populaires ; il en est qui se servent très adroitement du vers polymorphe ou libre, tandis que, au-dessus de toutes les Écoles, Claudel et Péguy se sont forgé pour leur pensée impétueuse une forme toute personnelle, le premier moulant dans une sorte de « versets » ses périodes au nombre savant, le second atteignant ses plus beaux effets dans une prose fortement rythmée et comme martelée.

Qu’importe, après tout, cette dissemblance de formes adoptées ? Toutes peuvent servir à exprimer le même idéal spirituel ! Que dis-je ? — en passant par des tempéraments divers, les mêmes émotions doivent nécessairement revêtir des expressions diverses. Et voilà bien un orchestre complet et magnifique, où se mêlent toutes les voix : orgues majestueuses des Odes claudéliennes, harpe céleste des Carmina Sacra de Louis Le Cardonnel, pipeau champêtre des Géorgiques chrétiennes de Francis Jammes, flûte naïve des chansons de Max Elskamp.

Et que dit cette symphonie nouvelle ? Quels thèmes développe-t-elle, et comment ? C’est ici que deviendra palpable l’originalité de l’École catholique, et ce par quoi elle rajeunit et enrichit l’inspiration poétique moderne. Dieu, la nature, l’âme, la vie, l’amour et la mort, aucun de ces grands thèmes humains ne lui est demeuré étranger. Mais elle les a élevés, élargis, ennoblis.

Sa conception de l’homme et de l’univers amène dans l’art une véritable révolution. Nous verrons désormais représenté l’homme complet, comme il apparaît dans les sublimes épîtres de saint Paul, l’homme en qui deux lois se combattent, celle des membres de ce corps de mort, et celle de Dieu. Nous verrons le chrétien en chair et en os, en qui opèrent les forces profondes de la vie surnaturelle. Réalistes dans le meilleur sens du mot, nos auteurs ne négligent pas la grande réalité : la grâce croissant en nous par la prière et les sacrements[8]. Ils ne considèrent pas les hommes sans les confronter avec l’Homme-Dieu. « Depuis que l’Homme-Dieu est mort en croix, dit l’un d’eux, c’est sur cette croix qu’il faut regarder pour avoir la pleine science de l’homme, du héros. Depuis l’oblation du Calvaire, le grand artiste, le grand lettré ne peut être absolument païen. Ce serait redevenir barbare. La parole de Pilate : « Voici l’Homme » domine tous les siècles. Impossible à une intelligence moderne de pénétrer l’amour et la douleur, de connaître la grandeur infinie du sacrifice, si la Passion du Christ n’illustre pas son ciel métaphysique, si, comme le centurion, nous ne nous écrions pas : « Cet homme était vraiment le Fils de Dieu[9]. » Aussi bien Émile Baumann écrit-il à propos de ses romans qui comptent parmi les plus vigoureux de la littérature française : « Je ne puis envisager les hommes que sous la clarté des deux faits auxquels se ramènent tous les autres : la chute et la rédemption. »

Telle est bien, n’est-ce pas, la vision catholique.

Faut-il montrer qu’un art basé sur une telle doctrine exaltera avec ferveur le prix infini de l’âme, la douceur ou la sublimité des vertus, « l’inénarrable splendeur de la virginité » ? C’est d’un regard purifié qu’il voit la beauté sensible de l’homme qui ne consiste plus uniquement, comme pour les païens, dans le galbe et dans l’attitude, mais surtout dans cette expression sereine et noble que donne aux traits une âme vierge informée par la grâce. « La chair a un prix infini ; elle est une créature de Dieu, le temple de l’Esprit-Saint. La chair a été revêtue par le Verbe lui-même, la chair est la chrysalide où notre âme s’éprouve à la vie éternelle, la chair enfin ressuscitera au dernier jour pour jouir de la gloire dans tous les siècles des siècles[10]. »

« Que vos créatures, Seigneur, sont admirables ! s’écrie Francis Jammes. Que le vase d’argile, plein de l’eau du baptême, est digne d’être aimé[11] ! »

Voilà donc le respect du corps imposé comme une loi au poète, autant qu’à tout homme. C’est la mort du sensualisme littéraire.

Une telle conception de l’homme, racheté par le Christ, membre de son Corps mystique, on voit comme elle doit renouveler le drame, approfondir le lyrisme, regénérer le roman. Et elle l’a fait : témoin les drames de Claudel, les romans substantiels et solides d’Émile Baumann, et ceux, poétiques et gracieux, de Francis Jammes converti ; témoin aussi les nombreuses œuvres lyriques, parmi lesquelles il faut citer ici celles de Charles Grolleau et de Germain Nouveau.

Voyons maintenant comment nos poètes catholiques comprennent le monde extérieur et à quel degré ils possèdent le sentiment de la nature, qui est une des grandes sources du lyrisme. Le sentiment de la nature n’était, chez les anciens, qu’une forme du culte de la beauté extérieure, chez les Romantiques et certains modernes, qu’une forme de l’exaltation du moi, ou une langueur morbide, ou une ivresse panthéïste.

Pour le lyrique chrétien, la nature est plus qu’un spectacle coloré, mais moins qu’une émanation de l’Être Divin. Elle est une œuvre de Dieu et donc éminemment digne de notre amour, à cause de son origine, de son essence et de sa destinée.

Le pouce du divin Sculpteur n’est-il pas empreint sur chacune des créatures ? Peut-on les envisager sans y voir l’œuvre des Six Jours ? Sans doute l’homme a enlaidi le monde, par ses destructions et — peut-être encore davantage — par ses constructions. Mais ces grossières ratures sur la page divine n’ont point effacé la signature[12] !

« Ouvrez les yeux ! s’écrie Paul Claudel, le monde est encore intact ! Il est vierge comme au premier jour, frais comme le lait ! » — Et ailleurs :

« Salut donc, ô monde nouveau à mes yeux, ô monde maintenant total,

« Ô credo entier des choses visibles et invisibles, je vous accepte avec un cœur catholique !…

« Où que je tourne la tête,

« J’envisage l’immense Octave de la création ! »

Ouvrage de Dieu, reflet de sa gloire, objet de son amour infini, la nature est destinée à louer Dieu, et elle le loue en effet, déjà par sa seule existence. Songez-vous à cette merveille : exister, être posé dans l’espace et le temps, — un, vrai, et distinct de tout[13], — avoir une place et un rôle dans le grandiose ensemble de la création ? « Aux heures vulgaires, dit encore Paul Claudel, nous nous servons des choses pour un usage, oubliant ceci de pur : qu’elles soient. » « La création de Dieu, lisons-nous dans le Réveil de l’Esprit, a une grandeur qui dépasse notre entendement ; il ne faut pas nous lasser de la contempler avec une piété attentive et respectueuse, nous souvenant que tout dans le plan divin a sa place et son rôle, depuis le séraphin jusqu’à l’atome, que toute créature enfin reflète la Face éternelle par le fait qu’elle existe et que nul détail n’est négligeable, car Dieu, est-il dit dans l’Évangile, sait le compte des cheveux de notre tête et des plumes du passereau. »

— Comme les trois jeunes gens dans la fournaise, le poète invite toutes les créatures à louer avec lui leur Créateur, qui les a faites pour soi-même, mais aussi pour l’homme. Seul doué de parole, l’homme est l’interprète qui doit traduire leurs louanges muettes. « Qu’il se tienne debout sur la terre, dit Claudel, comme un prêtre auprès de la table des offrandes ! » Oui, comme à la « collecte » de la messe, le prêtre présente à Dieu les prières de tous les fidèles unies aux siennes, le poète offre au Créateur l’hommage de la création entière.

« Je voue loue, Seigneur, chante un autre poète, de nous avoir révélé le sens de la terre et de nous avoir créés fraternels à toutes les créatures, si bien que par ma bouche c’est tout l’univers visible qui Vous loue dans sa poussière et dans sa gloire[14]. »

— Le sort de la terre est lié au nôtre. Elle porte avec nous le poids de malédiction du péché originel, mais avec nous elle participera à la rédemption, « La création entière est tombée de sa gloire avec Adam ; elle gémit et enfante avec nous sa rédemption jusqu’à ce que le Fils de Dieu la consomme, quand la plénitude des temps sera venue[15]. »

Cette philosophie chrétienne de la nature, si profonde et si consolante, est toute entière dans un passage de l’épître de saint Paul aux Romains[16].

Vue sous cet angle surnaturel, la nature devient pour le poète une source de joies pures.

Il est dit dans la Genèse que Dieu, ayant tiré les divers êtres du néant, les trouva fort bons : « Et erant valde bona. » Sans doute, je le répète, le péché d’Adam a fait perdre à la nature sa splendeur édénique ; mais par la bonté de Dieu qui s’est répandue sur elle comme sur nous, elle est encore si ravissante !

Et puis, n’est-elle pas ennoblie d’avoir porté le berceau du Sauveur, d’avoir été frôlée par la longue robe blanche du Messie[17], d’avoir reçu l’empreinte de ses pieds sacrés, d’avoir porté le repos de son corps exténué par les courses évangéliques, d’avoir bu la sueur sanglante de son agonie ? Une étoile a brillé sur sa naissance ; les rochers se sont émus à sa mort. Les maladies ont fui à son geste ; la tempête s’est calmée à sa voix. Il a marché à la lumière du même soleil qui nous éclaire ; il a respiré l’air que nous respirons.

Aussi le délicat poète Adrien Mithouard chantait-il avec raison :

 « Je vénère, étant catholique,
Le souffle d’air de mes poumons : …


… Je porte un peu, dans ma poitrine,
De l’air qu’a respiré Jésus !… »

Bien plus, à la terre est échu l’insigne honneur de porter, à travers le temps et les espaces, l’Hostie Sainte, Verbe de Dieu ! — À la nature est échu l’insigne honneur de fournir la matière du divin Sacrifice : « Depuis le Soleil qui a fait mûrir le blé et le raisin, dit fort bien Charles Sauvé[18], jusqu’aux éléments de la nature inférieure qui, d’après les savants, sont là en grand nombre, entrant dans la composition très complexe du pain et du vin, la Création n’apporte-t-elle pas sa contribution à la matière du Très Saint Sacrement ? Attention délicate de la Providence ! Honneur immense pour la nature inférieure ! »

Ce que Paul Claudel exprime en deux de ces admirables vers synthétiques comme il en foisonne dans ses odes :

« Seigneur, Vous voyez cet Univers que vous nous avez donné à consommer :

Tout a passé, ciel et terre, en ce pain, pour me nourrir. »

Un poète selon le cœur de Dieu ne voudra-t-il pas partager la tendresse du Maître envers ses créatures ? Pourra-t-il n’aimer point le lys des champs, quand Jésus en a parlé à ses apôtres en des termes pleins de poésie et d’admiration attendrie ?

Aussi bien, nos poètes vouent-ils aux douces créatures une amitié quasi fraternelle, un mélange de tendresse et de respect, une familiarité candide.

Ce sentiment-là de la nature se nomme le franciscanisme, parce qu’il a trouvé pour la première fois son expression la plus touchante dans la vie et les cantiques de l’admirable François d’Assise, grand saint doublé d’un grand poète. Mgr de Keppler résume ainsi les traits les plus gracieux et les plus émouvants de la charité du grand Saint envers les créatures inférieures :

« Tout ce qui vit et entend, tout ce qui verdit et fleurit, tout ce qui vole ou rampe, tout ce qui chante ou grésillonne, l’invitait à la joie parce que tout, dans la création, lui parlait du Créateur. Le soleil, la lumière, le feu, les sources et les ruisseaux, les rochers et les arbrisseaux fleuris, les oiseaux et les brebis devenaient ses frères et ses sœurs, et il conversait avec eux comme avec ses pareils. Dans le jardin du couvent, il voulait qu’il y eût toujours une place réservée « pour ses sœurs les fleurs ». Il a presque du respect pour l’eau, parce qu’elle lui rappelle le saint Baptême : quand il se lave les mains, il a soin qu’aucune goutte d’eau ne se répande à terre, de peur qu’elle ne soit foulée aux pieds. Il passe avec révérence devant les rochers, en pensant à Celui qui s’est appelé la pierre angulaire. Voyant un jour un frère occupé à abattre un arbre, il le supplie d’en laisser subsister quelque chose, afin qu’il puisse repousser et reverdir. Pour que deux agneaux ne soient pas vendus et égorgés, il donne son manteau au paysan qui les porte à l’abattoir ; lorsqu’il les entend bêler, ému de pitié, il les caresse et les console comme une mère son enfant. À la Portioncule, un agneau apprivoisé le suit partout où il va, même à l’église, où il bêle doucement pendant l’office, comme s’il faisait aussi partie du chœur. Un jour, à Sienne, un troupeau de moutons entoure le Saint, et les innocentes bêtes semblent le comprendre, lui parler par leurs bêlements. Un gentilhomme lui ayant fait cadeau d’un faisan, il dit à l’oiseau : « Loue Dieu, frère faisan, viens avec moi » ; et à partir de ce moment l’animal reconnaissant ne le quitte plus. « Chante les louanges de Dieu, sœur Cigale », dit-il un jour à la musicienne des champs ; et la bestiole fait aussitôt tinter ses cymbales, jusqu’à ce qu’il lui ordonne de se taire. Il relève de terre les vers rencontrés dans son chemin, de peur que les passants ne les écrasent. À Bevagna, il prêche aux oiseaux et leur explique pourquoi ils sont obligés de louer et de bénir le Dieu qui les a créés et veille si bien sur eux ; après son naïf sermon, les oiseaux semblent lui répondre par leurs joyeux gazouillements. À Greccio, il se penche avec amour sur un nid de rouges-gorges qu’il appelle ses petits frères. À Sienne, il bâtit un nid aux tourterelles. Lorsqu’il quitte les montagnes de l’Alverne pour se rendre à la Portioncule où il devait mourir, il prend congé de ses confrères, mais aussi de toute la nature : « Adieu, sainte montagne, montagne des anges ! Adieu, frère faucon ! Merci de m’avoir réveillé tous les matins par tes cris ! Merci du soin que tu as pris de moi ! Adieu, rocher près duquel j’ai si souvent prié ! Je ne te reverrai jamais ! »

Que de joies lui avait données la nature pour qu’il se séparât d’elle avec tant de douleur[19] ! »

Comme chez saint François, nous trouvons chez nos lyriques catholiques la louange de tous les êtres, depuis les plus élevés jusqu’aux plus humbles, jusqu’aux herbes des fossés, jusqu’aux pierres de la route. « Ô pierres, s’écrie F. Jammes, vous êtes belles comme les choses qui sont dans l’ombre ! » Et il avait écrit, avant sa conversion, ces mots attendris : « Il y a, dans le regard des bêtes, une lumière profonde et doucement triste qui m’inspire une telle sympathie que mon âme s’ouvre comme un hospice à toutes les douleurs animales. »

Je n’ai trouvé dans aucun classique, dans aucun romantique, une tendresse comparable à celle-là.

Nos poètes aiment tant la terre qu’il leur en coûterait beaucoup de ne plus la retrouver dans l’éternelle béatitude. Aussi acceptent-ils avec joie une hypothèse de la théologie catholique, suivant laquelle, après le dernier jour et la résurrection des corps, la terre sera renouvelée et revêtira une splendeur inconnue. Émile Baumann consacre à en évoquer la beauté un chapitre admirable de son livre sur la Fin des Temps, intitulé « La Paix du septième Jour ». Et dans « Trois Villes Saintes » il avait écrit : « Que seront vos cieux nouveaux et votre terre neuve, puisque celle-ci est déjà si belle qu’on a peine à s’en arracher ? Vous qui avez fait le vent et la mer, l’aurore et la nuit, laissez-moi pleurer d’avance ce monde où vous êtes descendu, la douceur des feuilles vertes, le bœuf et l’âne de votre crèche, les enfants qui sautent sur les genoux des aïeules, les toits où nous sommes nés ! »

À chaque heure, la nature offre, à qui sait y lire, un nouveau reflet de la Beauté absolue[20], une preuve nouvelle de l’éternel amour. Et avec une joyeuse gratitude nos poètes nous crient, comme cette mère d’un roman de Jammes à sa petite fille : « Regarde ! Regarde ce qu’a fait le bon Dieu ! Envoie-lui un baiser »[21] ! Ils chantent la noblesse que confère aux créatures leur inconsciente coopération aux plus sublimes actes de la religion. Le blé croît pour l’Hostie, la vigne pour le Sang de Dieu. « La splendeur des choses extérieures se meut autour de l’Hostie » écrit Jammes. Et Charles Grolleau, qu’on a appelé le poète de l’Eucharistie :
« Songe au grain mûrissant et promis à la meule,
Qui, loin du sillon noir, sans souci de l’éteule,
Broyé, se livrera très pur au grand feu clair,
Pour devenir le Pain dont Jésus fait sa chair. »[22]

Les « Géorgiques Chrétiennes », qui sont le poème de la terre, sont en même temps, « presque continûment — par transparence — un poème sur l’Eucharistie »[23].

Somme toute, quand on regarde le monde extérieur avec les yeux de la Foi, qu’est-ce qu’on y rencontre qui n’ait une destination liturgique ou qui ne soit le symbole d’une réalité invisible ? Il est tout naturel qu’au sortir de la Messe, dont le souvenir embaume leur vie, nos poètes chrétiens, en voyant l’abeille, par exemple, pensent à la cire des cierges pour laquelle elle travaille et qui sont, dans la symbolique chrétienne, l’image du Sauveur, lumière du monde ; que le lin leur rappelle la nappe d’autel ou de communion, ou le corporal sur quoi reposera l’Hostie consacrée ? Mais laissons parler, ici encore, le théoricien de l’École :

« La nature est une vaste liturgie. Toute la création unie dans le même concert, reflétant la même lumière, s’interpénétrant du même symbole, manifeste la profonde union de l’esprit et de la matière, la Présence continue de Celui qui a donné la vie aux plus obscurs atomes comme au plus illustre Séraphin… Tout porte le sceau du Christ, Fils unique du Père : la gerbe de blé se courbe sous le poids de l’Hostie ; le puits évoque la Samaritaine, et l’eau qui purifie ; l’agneau qui passe a le nimbe de la victime expiatoire qui assuma les péchés du monde ; l’âne marche, entouré du bruissement des palmes et des hosannahs ; le buisson nous tend les épines du diadème dérisoire ; et l’arbre sur l’horizon fait à jamais de ses branches offertes le signe de la Croix rédemptrice… »[24].

Se pourrait-il d’ailleurs que des mystiques, dont toute la vie est eucharistique, ne versent pas sur les choses extérieures la lumière qu’ils portent en eux ? « Ils mêlent, fusionnent en une douce harmonie le dedans et le dehors. » C’est leur état d’âme habituel. Point de procédé littéraire donc, mais la vérité, sentie et rendue, dans ces vers de Pierre Nothomb :

… Le jour est plus adorable,

Et je comprends mieux la beauté du jour,
Depuis que j’ai pris ce Pain délectable.

Dans ce paysage où je vis toujours,
Je vois maintenant de nouvelles choses :
D’où vient ce parfum d’invisibles roses ?

Le ciel est plus bleu qu’aux matins jadis,
Le ciel est plus bleu qu’un rêve de sainte,
Ou qu’un chant d’amour dans le Paradis !

Ce jardin nouveau, ces champs que j’aimais,
On dirait vraiment que leur cœur rustique
A communié dans ce jour mystique :

Toute la campagne est eucharistique !

Il est évident que ces poètes ne chercheront plus leurs symboles et leurs images dans la mythologie. Déjà Chateaubriand avait montré la supériorité en poésie du génie chrétien sur l’inspiration païenne. Voici maintenant — et c’est tout un rafraîchissement — l’intervention, non plus des dieux, des nymphes, des satyres, mais du Dieu unique et de ses Anges, comme aux temps bibliques. C’est le merveilleux chrétien. Dans ses Géorgiques, Jammes remplace les traditionnelles invocations à la Muse par une prière à l’Esprit Saint ou à la Vierge ; et à l’humble vie des braves gens qu’il décrit, comme aux scènes de la nature, il mêle les anges[25] et Dieu même. Et ceci n’est pas une fiction poétique, après tout, mais une réalité profonde[26]. En pratique, nous n’y songeons pas assez. C’est pourtant cela qui donne à la vie chrétienne son élévation. Il y a communion étroite de Dieu à nous, des anges à nous. « Le réalisme chrétien, dit Émile Baumann, sent vivre autour de nous Jésus, sa Mère, les Anges, les Bienheureux et les Bienheureuses, comme des frères et des sœurs glorieux, secourables à nos besoins, émus de notre amour, et même des pauvres honneurs où nous les célébrons. »

Et ailleurs :

« Les Anges nous voient dans le Verbe, ils nous aiment, ils combattent pour nous, et, bien qu’impassibles, s’inclinent vers notre misère, nous enlevant dans leurs bras miséricordieux. Si nous étions purs, fréquemment ils nous apparaîtraient, et Jacques de Voragine, au sujet de l’Annonciation, remarque avec profondeur que « Marie fut troublée des paroles de l’ange, et non de sa vision, car souvent elle voyait les anges. »

C’est ce que Paul Claudel a magnifiquement exprimé dans son « Hymne des saints Anges », qui est un très beau « poème théologique ».

Nul ne s’agenouille et ne prie,
Nul ne donne raison à Dieu,
Nul ne pleure et ne voit sa vie,
Nul avec un cri douloureux
Ne s’ouvre au Fils de Marie,
Sans que son âme ensevelie
Ne se pénètre peu à peu
De l’aimable compagnie
Des Anges délicieux :
Ô éclosion de l’Ami,
Du frère spirituel,
Du guide qui nous est choisi
Pour nous communiquer le Ciel !…

… C’est pourquoi que nul ne méprise,
À cause qu’il ne la voit pas,
Cette main que Dieu a commise
Pour tenir la nôtre ici-bas.
Nulle route n’est si raide
Qu’un Ange ne nous précède.

Près de l’infirme et du vieux
Se tient quelqu’un qui voit Dieu.
Malheur à qui le scandalise !…[27]

Je n’en finirais pas si je voulais citer les poèmes en l’honneur des Saints et des Anges que l’on trouve dans cette espèce d’hymnaire enluminé, d’eucologe en vers, qu’est l’œuvre de nos poètes catholiques.

Voici découverte en même temps une mine nouvelle et très riche d’images. Car les choses visibles, d’après saint Paul, sont le reflet des choses invisibles. Foin donc désormais des symboles et des mythes païens, « qui ne sont rien, suivant le mot profond de Paul Claudel, que le vide laissé par l’absence de Dieu ». Les images pourront être dorénavant chrétiennes, voire liturgiques. Une rose rouge, qui éclot dans une haie, devient pour F. Jammes « l’image la plus adoucie d’une goutte de sang que le Christ a versée pour nous ». Une tombée de neige ressemble, pour É. Baumann, « à la descente illimitée des Hosties saintes sur les autels », des osiers rouges le « font songer aux verges de la Flagellation ». Pour Georges Virrès, le soleil est un ostensoir d’or, ruisselant de gloires eucharistiques. Hercule ou Alcyone et les constellations, P. Claudel les dit « pareilles à l’agrafe sur l’épaule d’un pontife et à de grands ornements chargés de pierres de diverses couleurs ». « Les pétales d’un rouge sombre » qu’à la procession les enfants de chœur lancent en l’air font penser F. Jammes « aux langues de feu » de la Pentecôte ; pour lui,

Une braise d’azur dans le bluet réside,
Tombée de l’encensoir d’un séraphin splendide,


et les gerbes rangées à côté les unes des autres, « deviennent un peuple à genoux ». Un Jeudi-Saint, Victor Kinon compose son « Printemps violet », dont les nombreuses images sont chargées du souvenir de la Passion. « La terre en frémissant porte le deuil divin » et le poète retrouve dans la nature la croix, la lance, la sueur de sang, le « bruit creux du marteau sur les clous ».

Tout le roman poétique que Jammes a intitulé « Le Rosaire au Soleil » n’est qu’une application continue des quinze mystères du Rosaire à la vie, et de la vie aux mystères du Rosaire. Le même symbolisme chrétien se trouve abondamment appliqué dans « Les Saisons mystiques » de Georges Ramaeckers et dans le Cantique des Saisons, d’Armand Praviel. Et le symbolisme chrétien est supérieur, de toute la hauteur du ciel, à tout autre symbolisme.

D’une pareille conception du monde des âmes et du monde des choses, découlent comme de leur source d’autres sentiments, que nous voyons introduits ou réintroduits dans la poésie : l’humilité, la simplicité et la joie.

Nourris d’évangile, nos poètes comprennent l’humilité, la font entrer dans la poésie où elle avait rarement pénétré. Ils apprécient la beauté intérieure des actions quotidiennes, que divinise une intention surnaturelle :

Verlaine converti avait écrit dans Sagesse :


« La vie humble, aux travaux ennuyeux et faciles,
« Est une œuvre de choix qui veut beaucoup d’amour.

Et toute l’œuvre de Jammes, d’André Lafon, de Thomas Braun, ne fait que chanter


« la beauté que Dieu donne à la vie ordiniaire ».

(F. J.)

En vivant leur foi, ils ont senti, selon l’expression de G.-K. Chesterton, « toute la ferveur de ce plaisir dont se privent les orgueilleux, le plaisir qui vient de l’humilité. »

« Ils ne méprisent pas les plus humbles détails. » Cette loi de leur Art poétique n’est pas, il faut l’avouer, entièrement neuve. Le réalisme moderne avait introduit, avant eux, un sentiment plus affiné du réel, l’exactitude dans les détails, le mépris de toute afféterie. Un incroyant, Maurice Maeterlinck, par ailleurs, avait, dans quelques pièces de théâtre, rendu de façon saisissante le tragique quotidien. Les peintres, à leur tour, s’ingénient à rendre, non plus le grandiose et l’opulent, — mais le charme des simples paysages ignorés du touriste, la poésie discrète des intérieurs modestes où s’écoulent les vies cachées : cuisines de ferme, coins d’église pleins d’ombre, béguinages. L’architecture même s’applique à enjoliver, selon les lois d’un art sobre, les demeures d’ouvriers[28] et les églises de campagne. Tout cela prouve que la réalité quotidienne n’est plus dédaignée, puisqu’elle devient sujet d’art. Nous savons d’autre part que la poésie familière avait été tentée non sans succès par Sainte-Beuve, par Brizeux, par Lamartine dans Jocelyn ; par François Coppée surtout. Mais ce que les catholiques apportent de neuf dans le genre, c’est le rayon d’en haut dont ils éclairent la vie apparemment banale, c’est la lumière intérieure qui fait de la maison un sanctuaire et de tous les gestes quotidiens sanctifiés une manière de rite liturgique d’une profonde beauté. Le réalisme avait rivé son observation myope aux banalités de la vie, et les avait décrites d’une plume ironique ou cruelle ; pour nos catholiques au contraire rien de ce que Dieu donne ou ordonne n’est méprisable, et ils en parlent avec une chaude sympathie. Un dramaturge avait découvert le « tragique quotidien » ; eux retrouvent le surnaturel quotidien et le divin de tous les jours. Ils savaient la sainteté de la pierre d’autel — ils retrouvent le sens « de la pierre du seuil, et de la pierre du foyer. »

Savourez, je vous prie, ces vers d’André Lafon, d’un accent et d’un sens si neuf dans notre poésie trop volontiers grandiloquente :


Le jardin rafraîchi tremble à l’aube première
Et se reprend à vivre au sortir de la nuit ;
Voici que, pas à pas, la paisible lumière
Vient, touche chaque chose, et charitable, luit
Sur le toit, sur le mur incliné, la barrière,
L’herbe humide et la chaîne lourde du vieux puits.
La demeure va s’éveiller, active et grave ;
Et l’étable s’ouvrir obscure sur le pré :
La vache, dès le seuil, acceptera l’entrave,
Chacun retrouvera l’ouvrage commencé.
La vie est, ô mon Dieu, simple, facile, unie,
Au cœur de bon vouloir qui sait ce qu’elle vaut ;
Donnez-nous seulement le courage qu’il faut :
Celui dont vous armez l’humble femme qui plie
Après que tout le jour, à genoux près de l’eau,
Elle lava pour nous, et que je vois, si tôt,
Suspendant à la corde raide qu’elle essuie
Le linge, — de ses bras en croix levés bien haut.

Vous le sentez à ces vers de la « Maison pauvre », André Lafon, comme tous les poètes du même groupe, « ne pense pas que l’art doit être l’orgueilleuse affirmation d’une individualité qui veut dominer l’univers, mais l’expression humblement émue d’une âme pour qui la vie a un sens sacré qui nous dépasse, et un but éternel qui resplendit ailleurs qu’ici[29]. »

La vertu de pauvreté, — « dame Pauvreté » comme disait François d’Assise qui l’appelait sa « fiancée » — rentre, elle aussi, dans la poésie. Le Pauvre occupe une place importante dans l’épopée rustique de Jammes, et c’est sous les traits d’un mendiant qu’un ange apparaît, par deux fois, dans l’histoire poétique du Curé d’Ozeron. Germain Nouveau, qui s’est fait mendiant par amour du Christ, célèbre en des vers d’un brûlant lyrisme le saint le plus miséreux qui fut jamais : Benoît-Joseph Labre[30].

En connexion étroite avec l’humilité, vous trouvez la simplicité, qui, chez nos auteurs, n’est pas une pose, mais une vertu. La poésie l’appelait. D’être trop compliquée, elle devenait obscure. Nous avions besoin d’un verre d’eau fraîche. Les poètes catholiques nous l’apportent. Opposez à l’orgueilleuse poétique du pontifiant Victor Hugo ou de l’olympien Leconte de Lisle, le doux et humble programme qu’énonce le poète belge Max Elskamp : « Vivre en grâce avec Dieu, en amitié avec les hommes, en familiarité avec les bêtes et les choses. » Ce programme semble tout-à-fait celui de Francis Jammes, et aussi de la plupart des poètes catholiques belges, car, suivant la poétique expression de Thomas Braun, « la Belgique sait mieux que tout autre jouer dans la paille avec l’Enfant de Bethléem ». Écoutez leur art poétique : « Soyons simples. La simplicité est une vertu essentiellement chrétienne. Celui-là est à plaindre qui ne sait pas s’émouvoir devant un coquillage, une pierre, un chiffon. Débarrassons-nous une bonne fois des aspects préconçus qui nous obstruent l’imagination. Plus de ces arbitraires et ridicules distinctions entre choses prosaïques et choses poétiques. Soyons heureux de tout ; aimons — et trouvons de la beauté dans les ânes comme dans les rosignols, dans les drapeaux des consulats comme dans les bannières des rogations, dans les bacheliers qui commentent Virgile comme dans les semeurs et les matelots. Aimons la vie et les choses qui nous entourent. Soyons simples, et pas blasés, et pas désabusés avant l’âge. Il importe de conserver notre puissance d’étonnement qui nous garde notre jeunesse. Joyeux et bienheureux celui qui s’étonnera de la couleur rouge dont sa fenêtre est peinte, d’un jeu de lumière sur la boîte de cuivre ; ou de la pendule zélandaise où la lune apparaît à son heure et traverse lentement le cadran !.. Soyons simples..... »

Aimons « l’humble, modeste et simple vie quotidienne », disons « la joie des petites gens à leurs métiers, la gaîté de comprendre la vie en étant bon pêcheur, bon menuisier, (je ne dis pas bon pâtre et bon berger, car d’ores et déjà ceux-ci se trouvent catalogués parmi les « poétiques » ) — et qu’ici toute la Beauté et tout le Bonheur résident non en des attributs plus campagnards, plus agréables ou plus traditionnellement charmants, mais dans la simplicité et l’humilité joyeuse de la besogne »[31].

Sur cette page est répandue une douce sérénité, une joie tranquille comme en dégage une cellule de moine ou un visage de saint homme. La religion catholique est la patrie de la vraie joie. Parce qu’elle nous défend les joies mauvaises (qui ont d’ailleurs un arrière-goût si amer) les incroyants nous croient condamnés à la tristesse. Comme ils se trompent ! « Servite Domino in laetitia ! » dit le Psalmiste. « Annoncio vobis gaudium magnum » chantent les Anges de la Nativité. — Le détachement et l’humilité sont à la racine de notre joie, sont la mesure de notre joie. Le Poverello d’Assise fut appelé le virtuose de la joie[32], l’homme le plus heureux qui ait jamais habité la terre[33]. Il donnait aux frères mineurs, ses disciples, le doux nom de « Jaculatores Domini, les joyeux musiciens du Seigneur. » Et « si les frères mineurs étaient si joyeux, dit Jörgensen, c’est parce qu’ils avaient tout abandonné pour Dieu. » On a constaté de même que la joie fleurit dans les familles foncièrement pieuses, et chez les peuples qui ont gardé intactes les mœurs chrétiennes. Par contre, époque d’égoïsme, de jouissances frénétiques et d’impie orgueil, le xixe siècle a souffert d’un formidable déficit de joie. Voyez sa littérature : elle est inondée de tristesse, depuis le « vague-à-l’âme » de Chateaubriand, la mélancolie de Lamartine, le pessimisme altier de Vigny, les sanglots de Musset, jusqu’au froid désespoir de Leconte de Lisle et aux imprécations de Mme Ackerman. À bien des poèmes du xixe siècle nous pouvons appliquer le mot de Gœthe : c’est de la poésie de lazaret !

Ce sont encore nos poètes catholiques qui nous ont révélé la joie. Et bien que la tristesse ne soit pas absente de leurs œuvres, pas plus que la souffrance n’est absente de la vie, un calme léger pourtant les pénètre, et souvent la joie y éclate, tantôt naïve et confiante, tantôt profonde et enivrée comme une extase.

Écoutez Louis Le Cardonnel, le prêtre-poète :


« Sourions à l’espoir de notre récompense,
Et qu’à nos fronts rayonne une telle clarté,
Qu’il semble que pour nous, dès ici-bas commence

La Pâque de l’Éternité ! »

Et Pierre Nothomb :

 « Je voudrais pleurer, tant la joie
Gonfle mon cœur, remplit ma voix,
— Et je chante comme autrefois
Et comme ce verger, je ploie
Sous les fleurs blanches de ma joie ! »

On n’appréciera jamais assez le bienfait de cette joie-là. Elle donne une impression d’état de grâce ; elle est limpide et lustrale. Et comme une eau miraculeuse, elle a guéri et rasséréné bien des âmes. Plus communicative, plus bienfaisante encore est la noble joie qui déborde des Odes claudéliennes. C’est l’ivresse de posséder la Vérité divine, par la foi ; joie vraiment apologétique, qui donne envie aux âmes souffrant du doute, de posséder aussi cette foi qui donne une telle jouissance dans la certitude.

— « Soyez béni, mon Dieu, qui m’avez délivré des idoles

Et qui faites que je n’adore que vous seul…

— Seigneur, vous m’avez appelé par mon nom… Et voici que Vous êtes Quelqu’un, tout-à-coup !…

— Seigneur, je vous ai trouvé ; …

Soyez béni, mon Dieu, qui m’avez délivré de la mort !

— … Tout s’est tu, mais l’Esprit qui contient toute chose, ne se contient pas en moi.

L’Esprit qui tient toute chose ensemble a la science de la voix.

Son cri intarissable en moi comme une eau qui fuse et qui déferle !…

Rien qu’un cri, la modulation de la joie, la joie même qui s’élève et qui descend.

Ô Dieu ! j’entends mon âme folle en moi qui pleure et qui chante !…

J’entends mon âme en moi comme un petit oiseau qui se réjouit,

Toute seule et prête à partir, comme une hirondelle jubilante ! »…

En résumé, il se pourrait donc bien que la littérature moderne doive à ses poètes catholiques :

1o Une conception du monde et une psychologie plus profondes et plus complètes ;

2o Un sentiment plus pur, plus vrai et plus frais de la nature ;

3o Un sens plus exact du réel ;

4o Une source nouvelle d’images et de symboles ;

5o Un renouveau de simplicité ;

6o Un rajeunissement et un nouvel élan de lyrisme.

Enfin, à tous ces mérites, n’oublions pas d’ajouter le plus grand : que leur poésie est substantiellement catholique, d’une absolue sincérité et d’une parfaite orthodoxie. Nous l’avons vu : ils adhèrent de toute leur âme à la doctrine intégrale de l’Église ; leur Dieu est le Dieu personnel, Un et Trine de la Théologie catholique ; ils mènent la vie eucharistique et liturgique ; ils ont une tendre dévotion envers la Vierge, les anges et les saints ; ils pratiquent ce qu’ils conseillent, ils vivent ce qu’ils chantent ; selon le désir du saint Pape Pie X, ils prient et font prier sur de la beauté.

L’entrée — ou la rentrée — de l’inspiration catholique dans la poésie n’est donc pas un fait d’ordre littéraire. C’est la résultante logique du changement profond, de la révolution qui s’opère dans l’âme de l’élite, éprise d’absolu, — changement qui, nécessairement, agit sur la vie intime et sur l’expression de cette vie qu’est l’œuvre d’art.

Les ouvriers de la restauration spirituelle se multiplient. Ils comprennent, eux, où est la vraie Vie, et de quelle eau notre siècle épuisé a soif. Ils savent que « c’est de certitude que le monde a besoin, et de réalisme spirituel, c’est de savoir quel est le vrai visage de l’Être. Le monde est las d’abstractions et de formules. Il ne s’agit pas d’ « idéal », de « progrès », de « civilisation », de « facteurs moraux », d’ « intérêt national[34], » il s’agit de redonner honneur, puissance et gloire à Celui qu’on a trahi et méconnu, — et qui est la Vie[35] ! »

Quand on atteint un sommet des Alpes ou des Pyrénées, on éprouve une sorte d’ivresse à aspirer à pleins poumons le souffle vivifiant des altitudes, à se sentir comme libéré et purifié, dans le grand vent et l’éblouissement du soleil.

Cette divine émotion nous ressaisit chaque fois que nos poètes catholiques nous guident vers les cimes d’où l’on contemple l’absolu.

Et cela nous console un peu du succès persistant d’une autre littérature, — vénéneuse, celle-là, — qui continue, en bas, à vicier l’air où, hélas, tant d’âmes s’étiolent et meurent…

  1. « Qui se douterait, à lire Rabelais, Montaigne, Racine, Molière, Victor Hugo, qu’un Dieu est mort pour nous sur la Croix ? C’est cela qui doit absolument cesser » (Paul Claudel. Lettre à M. Rob. Vallery-Radot ; citée dans l’Anthologie de la Poésie catholique, préface).
  2. R. Valléry-Radot : André Lafon : dans Les « Cahiers de l’Amitié de France ».
  3. J. de Tonquédec : P. Claudel.
  4. Voir plus loin une étude sur ce grand lyrique catholique, dont l’œuvre devrait être traduite dans toutes les langues, et que Dom Bruno Destrée et Charles Grolleau ont révélé au public français.
  5. Collier de Rimes.
  6. Guirlande du Temps.
  7. Notamment sur P. Nothomb, V. Kinon, O.-G. Destrée, R. Salomé.
  8. « Un royaume presque inconnu à la poésie séculière, et où seul Dante a osé s’aventurer, s’ouvre maintenant à nos yeux éblouis de tant de richesses : le royaume de la Grâce. » (R. Vallery-Radot, Anthologie de la Poésie catholique : préface).
  9. R. Vallery-Radot. L’Héroïsme en Littérature.
  10. Rob. Vallery-Radot. Le Réveil de l’Esprit.
  11. Francis Jammes. M. le Curé d’Ozeron.
  12. « Invisibilia enim ipsius, a creatura mundi, per ea quaæ facta sunt, intellecta conspiciuntur » (Rom I 19).
  13. « Oh ! qu’une vigne fait bien sur le moindre mur, et le rosier dessus quand il est en fleurs, qu’il est beau et que c’est réel tout ensemble » (Paul Claudel).
  14. R. Vallery-Radot : le Réveil de l’Esprit.
  15. Ibid.
  16. Rom. viii, 22.
  17. Voir : Paul Bonté : Méditations sur la Beauté du Monde (Poèmes).
  18. Charles Sauvé. Jésus intime. Méditations dogmatiques.
  19. Mgr de Keppler. Vers la Joie.
  20. « Je souffre aussi, mon Dieu, d’avoir entrevu la beauté d’en Haut dans celle que j’ai connue sur la terre et de ne pas l’atteindre. Mais je continue de puiser le sens de cette beauté, comme l’humble graine qui, où qu’elle soit, recherche et distingue dans le sol ce qui sera son auréole et son parfum dans le ciel printanier. Je fais converger vers le centre de mon âme, à travers le monde entier, les visions nécessaires à ma vie éternelle. »
    (Francis Jammes. Feuilles dans le Vent.)
  21. Dans « Monsieur le Curé d’Ozeron ».
  22. Cfr. Paul Verlaine :
    Car sur la fleur des pains et sur la fleur des vins,
    Fruit de la force humaine en tous lieux répartie,
    Dieu moissonne, et vendange, et dispose à ses fins
    La Chair et le Sang pour le calice et l’hostie.
  23. Louis Gillet : Un Renouveau (dans « l’Éclair » ).
  24. Robert Vallery-Radot : Le Réveil de l’Esprit.
    — Émile Baumann écrit à son tour : « Les plantes souffrent une peine confuse, le deuil du premier Paradis, l’attente de la gloire et de la paix dernière. Toutes les créatures ont sur elles le signe de la Passion, puisqu’elles sont l’œuvre du Verbe fait Chair et crucifié par consentement depuis l’origine des siècles. Mais nous, nous savons qu’Il souffre, et à cause de nous. — Chercherons-nous dans cette vie autre chose qu’un miroir de la Rédemption ?
    (Le Baptême de Pauline Ardel.)
  25. Cfr. les « Géorgiques chrétiennes » (chant premier) :
    Des anges moissonnaient à l’heure où bout la ruche,
    On voyait sous un arbre et dans l’herbe leur cruche…
    … De temps en temps l’un de ces anges touchait terre
    Et buvait à la cruche une gorgée d’eau claire…
    … Clarté fondue à la clarté, ces travailleurs
    Récoltaient du froment la plus pure des fleurs.
    Ils venaient visiter sur ce coin de la Terre
    La beauté que Dieu donne à la vie ordinaire.
    Et le « Rosaire au soleil » (passim) :
    « Petit-Pierre était à genoux, pleurant. Et son ange gardien l’enveloppait de sa grande aile où étaient brodées de vraies étoiles. Et l’ange du père se tenait debout… »
    … « Deux anges volaient dans les flocons au-dessus de la vieille maison dont le porche abritait les deux enfants. »
    Ces gracieuses fictions ne valent-elles pas celles de la mythologie ?
  26. « Plus souvent qu’on ne le croit en ce siècle impie, le Seigneur envoie sur terre ses anges pour dicter ou accomplir sa volonté » (Francis Jammes. Feuilles dans le Vent).
  27. Corona Benignitatis Anni Dei.
  28. En Angleterre et en Allemagne, de grands architectes ont réalisé dans ce sens des merveilles. Et un jeune artiste belge, Flor. Van Reeth, crée à Lierre une garden-city de maisons ouvrières, très simples et très jolies, qui sera un riant béguinage moderne, plein de poésie, de lumière et de fleurs.
  29. R. Vallery-Radot dans les « Cahiers de l’Amitié de France », à propos de « l’Élève Gilles. » — La vie d’André Lafon fut simple et bonne comme son œuvre. « Presque à la même date (juin 1915) s’éteignait, à l’hôpital militaire de Bordeaux, notre cher André Lafon ; il attendait, au camp de Souge, l’instant de partir pour le front lorsqu’une scarlatine mal soignée l’emporta en deux jours. L’aumônier en passant devant son lit lui demanda qui il était ; il répondit : « André Lafon, répétiteur au Collège Sainte-Croix. » Et le prêtre ignora jusqu’au jour de la mort d’André, qu’il avait parlé au premier grand prix de littérature, au poète de la « Maison pauvre », à l’évocateur insigne de « l’Élève Gilles » et de la « Maison sur la Rive », à l’âme unique de silence et de prière, en qui la création se reflétait comme aux jours de la Genèse, sainte et pensive, et comme grosse du Rédempteur à venir ; chaque heure pour lui enfantait Dieu dans notre âme. Comme il a aimé les humbles choses quotidiennes ! Il les portait dans son cœur comme dans une crèche où l’Enfant divin naît de notre misère et de notre désir ; lorsqu’il prenait un fruit, un vase, il semblait accomplir un rite, offrir à Dieu la splendeur cachée du monde. Il n’était pas d’être infime où il ne sut nous faire voir le signe de l’amour, de la destinée mystique ; il avait le génie du respect, de l’adoration, il avait le recueillement de l’Archange au souffle de l’Esprit. Il ignorait l’orgueil, l’envie, l’ambition, l’artifice. Il nous apportait au milieu de Paris le silence de notre pays natal, et le voir nous faisait oublier les fièvres et les bruits de la cité pécheresse. Quand il entrait parmi nous, nous éprouvions comme la forte caresse d’un air salubre. Il se taisait, et sa présence dominait toutes nos paroles, une présence puissante et douce, sans cesse attentive aux oracles de la nature. On songeait à un Maurice de Guérin que le Pauvre d’Assise aurait pacifié. Son chant était sa vie ; sa vie était son chant. En lui le poète fut aussi pur que l’ami, qui était parfait.
    (R. Vallery-Radot. L’offrande des Lettres Françaises).
  30. « Il a été utile, Seigneur, écrit F. Jammes, pour que je vous suivisse, que vous m’ayez montré combien votre foyer est plus obscur encore et plus modeste que n’était le nôtre. Non, vraiment, je n’ai pas la conception juive du règne de Dieu, et si l’on m’eût présenté, pour me convaincre, la vision béatifique de l’Élysée à la place de celle de la crèche, où en serais-je de mon salut ? À toutes les aigles impériales je préfère un chardonneret qui s’élève de branche en branche en décrivant une spire. »
    (De l’âge divin à l’âge ingrat).
    Il est certain que F. Jammes eut toujours comme un goût inné de la simplicité, d’une espèce d’humilité naturelle, si l’on peut dire, et le don de comprendre la poésie de la pauvreté : les vers d’avant sa conversion en font foi. Mais, sans l’Évangile, fût-il jamais parvenu à saisir le sens réel et divin de la vertu de pauvreté ?
  31. Cet original « art poétique » est de Thomas Braun, le meilleur des nombreux disciples que Jammes compte en Belgique. — Dans une conférence sur Charles Péguy (à Louvain, en 1921) Th. Braun insistait sur « l’amour de la paroisse et l’amour du métier » du poète du « Mystère de la charité de Jeanne d’Arc ». Jammes, lui aussi, sut trouver la poésie dans les humbles métiers (cfr. la jolie chanson du gendarme dans « Feuilles dans le vent » ) et les intérieurs miséreux, (cfr. Le Livre de St Joseph.) Il a publié dans la « Revue des Jeunes », de touchantes épitaphes pour le vigneron, le bûcheron, l’horloger, l’antiquaire, le financier, le facteur rural, le charpentier, etc…
  32. Mgr de Keppler.
  33. Julius Hart, (protestant).
  34. Belles formules après tout, mais dont on jongle souvent après les avoir vidées de leur vrai sens.
  35. R. Vallery-Radot : L’Heure du Verbe.