Le Beau Danube jaune/Chapitre 8

Société Jules Verne (p. 75-83).

viii

DE LINTZ À VIENNE

Entre Lintz et Vienne, le Danube compte un certain nombre de villes. Mais pas une n’a l’importance de celles que la barge avait rencontrées jusqu’alors, et ne saurait être comparée à Ratisbonne, à Passau ou à Lintz. Si Ilia Krusch pouvait passer inaperçu, il lui serait difficile à Vienne, sans doute, d’échapper aux désagréments de la célébrité. La Ligne Danubienne était représentée dans cette capitale de l’Autriche par un assez grand nombre de membres, et ils voudraient faire honneur au lauréat qui jetait tant d’éclat sur leur association.

Quant à ne s’arrêter qu’une nuit à Vienne, serait-ce possible ? Si le grand fleuve ne traverse pas la cité impériale, il s’en rapproche tellement que la distance qui les sépare est franchie en moins de temps qu’il ne faut pour aller d’un faubourg à l’autre. Il y avait tout lieu de croire que M. Jaeger se proposât s’y séjourner vingt-quatre heures. Or, les journaux aidants, la population serait prévenue… Et puis, Ilia Krusch était un honnête homme et si sa pêche devait lui être payée au poids de l’or, il ne pouvait priver M. Jaeger d’un tel bénéfice.

En somme, le mieux était d’attendre. On agirait suivant les circonstances, et la sagesse commandait de remettre à plus tard toute décision.

En sortant de Lintz, le Danube justifie avec une précision mathématique ce que le poète a dit de lui dans ses Orientales :

… il coule
De l’occident à l’orient.

Il ne s’écarte au-dessus du quarante-huitième parallèle que pour baigner Krems un peu au Nord, d’où il redescend pour porter à la capitale le tribut de ses eaux entre deux rives autrichiennes.

De Lintz à Vienne, le lit du fleuve se dessine sur une longueur de cinquante lieues environ à tenir compte de ses multiples détours, distance qui pourrait être franchie en quatre ou cinq jours, s’il ne surgissait aucun obstacle. Lesquels, d’ailleurs ? Que la navigation d’un grand bateau puisse être entravée soit par une fausse manœuvre, soit par l’encombrement dans les passes étroites, c’est admissible. Mais une légère embarcation, tirant un pied d’eau à peine et dirigée par un pratique aussi prudent qu’Ilia Krusch, c’était une hypothèse dont il n’y avait pas à se préoccuper.

Une autre cause de retard pour la grande batellerie du Danube, c’était, à cette époque, les sévères et fréquentes visites des agents de la douane. Aucun marinier ne pouvait s’y soustraire, et que de temps perdu à fouiller les cargaisons. Depuis la réunion de la Commission internationale à Vienne, la question de la contrebande n’avait pas fait un pas. Qu’elle continuât à s’exercer, pas de doute à ce sujet, non plus que sur les moyens employés par les fraudeurs. Quant à leur chef, ce Latzko, on essayait en vain de se lancer sur ses traces. Il dépistait les plus habiles limiers. On avait aussi des raisons de croire qu’il n’embarquait pas sur les bateaux de contrebande. Mais, d’une retraite inconnue, il devait diriger le mouvement. Ce qui était certain, c’est que tous les chalands visités jusqu’ici l’avaient été inutilement par les agents de la police et de la douane.

Il va de soi que la barge d’Ilia Krusch n’aurait pu être soupçonnée. Et, tout en riant, il disait :

« Eh bien, et moi ?… Est-on sûr que je ne passe pas des marchandises en fraude, et, qu’après les avoir prises du côté de Sigmaringen, je ne les transporte pas à l’embouchure du Danube ?…

— Et qui sait ?… » répondait M. Jaeger sur le même ton.

Au-delà de cette charmante bourgade de Grejn, bâtie sur la rive gauche du fleuve, un violent tumulte d’eaux se fit entendre, comme s’il eût existé un barrage à quelques centaines de toises en aval.

« Ce sont les tourbillons du Strudel, dit Ilia Krusch. Autrefois, ce passage était très dangereux pour la grande batellerie, et il s’y est produit plus d’une catastrophe. Mais les travaux l’ont beaucoup amélioré déjà, et on les continue depuis une centaine d’années qu’ils furent entrepris. »

Ces travaux, en effet, remontent au règne de Marie-Thérèse, et ils auront eu pour résultat d’assurer au passage du Strudel deux mètres d’eau, même à l’époque des plus fortes sécheresses.

Lorsque la barge fut arrivée à l’île rocheuse de Werder, longue de près d’un kilomètre, large de quatre cents mètres, M. Jaeger demanda à son compagnon quel bras il suivrait :

« Si j’avais un chaland à diriger, monsieur Jaeger, répondit Ilia Krusch, je prendrais le bras gauche où les bas-fonds sont moins dangereux. Mais, avec notre barge, il n’y a rien à craindre et nous prendrons le bras droit, puisque le courant nous y porte plus directement.

— Alors les bateaux n’y passent jamais ?…

— Jamais, car ce serait de l’imprudence.

— Eh bien, monsieur Krusch, si cela ne vous contrarie pas, je préfèrerais descendre à gauche de l’île Werder… Vous le savez, cette question de batellerie m’intéresse toujours… Je songe même pas à entrer dans une affaire de ce genre, si je peux me rendre compte par moi-même…

— Qu’à cela ne tienne ! répondit l’obligeant M. Krusch, toujours prêt à obliger M. Jaeger. Nous n’y perdrons pas une demi-heure ! »

C’est donc ce qui fut fait, et la barge s’engagea à travers le bras gauche du fleuve.

Trois chalands dérivaient alors, à la suite les uns des autres. Leur voile serrée, ils ne marchaient que sous l’action du courant que l’étroitesse du lit rend plus rapide. En même temps que M. Jaeger les regardait manœuvrer, il semblait observer leur équipage avec un soin particulier.

Les mariniers d’ailleurs ne prêtaient aucune attention à cette barge montée par deux hommes. Elles sont nombreuses les petites embarcations, qui vont incessamment d’une rive à l’autre du Danube. Et, en ce moment, ces mariniers étaient trop occupés à se diriger dans les eaux profondes afin d’éviter les bas-fonds. Les ordres du pilote retentissaient, et il n’y avait qu’à les suivre ponctuellement. Lorsque la direction devait être modifiée, on le faisait au moyen de fortes gaffes, appuyées contre les entailles du plat-bord. Mais c’était une grosse besogne, qui exigeait grande adresse, et sérieuse connaissance des difficultés du Strudel.

Il arrivait donc ceci : c’est que si M. Jaeger, pour une raison quelconque, observait surtout les mariniers, Ilia Krusch s’intéressait davantage aux opérations du pilote. Il semblait qu’il y prit personnellement part, et, comme instinctivement, ces mots s’échappaient de sa bouche :

« Un peu à gauche, ou il va s’engraver !… Bonne manœuvre, celle-ci… À droite le gouvernail, à droite !… Bon… le voilà remis en route… Le chaland de tête va bien… les autres n’ont qu’à suivre ! Mais que tous prennent bien garde au tournant du Wirbel !… C’est là le plus dangereux ! »

Du reste, le courant entraînait la barge plus vite que ce chapelet de bateaux, et d’ailleurs, elle passait là où ils n’auraient pu passer, ce qui abrégeait sa route. En une vingtaine de minutes, elle se trouva donc en aval.

M. Jaeger, qui s’était tenu debout sur le tôt, afin de mieux voir, vint alors reprendre sa place près de M. Ilia Krusch à l’arrière.

Cette partie du Danube est, du reste, assez pénible à franchir pour les bateaux de grande dimension lourdement chargés. Ce ne sont pas seulement sur des bas-fonds sablonneux qu’ils risquent de s’engraver, et encore ne pourraient-ils être remis à flot qu’après s’être délestés d’une moitié de leur cargaison. Le fleuve est parfois hérissé de rochers énormes, les uns se dressant le long des berges, les autres à fleur d’eau. Avec la violence du courant, si un chaland est entraîné contre ces roches, ce n’est plus l’échouage qu’il y a à craindre, (mais) la destruction totale, c’est la perte des marchandises, sinon du personnel, et, on le répète, nombreuses furent les catastrophes qui se produisirent dans ces conditions.

« Aussi, M. Jaeger, dit Ilia Krusch, faut-il avant tout s’adresser à un pratique expérimenté, et il en est de bons sur le Danube…

— Mais, monsieur Krusch, répondit M. Jaeger, il me semble que vous-même vous auriez fait un excellent pilote…

— Je l’ai été, monsieur Jaeger, je l’ai été, et, avant de me retirer à Racz, j’ai exercé la profession pendant une quinzaine d’années.

— Vraiment, monsieur Krusch, et vous seriez capable de conduire un de ces bateaux à sa destination ?

— Assurément, M. Jaeger, sur le Danube, s’entend, et non dans les rivières qui s’y jettent… Je ne pense pas que le lit ait changé depuis quatre ans que je n’exerce plus… car voilà tantôt quatre ans… et de pilote je suis devenu pêcheur à la ligne…

— Ce qui vous réussit assez, monsieur Krusch…

— Mais oui, monsieur Jaeger, et que faire de mieux, lorsqu’on a pris sa retraite ! »

Après le Strudel, il y eut encore de dangereux tournants à franchir, entre autres le Wirbel, où les eaux forment des tourbillons violents dont un bateau ne pourrait plus sortir, s’il s’y laissait prendre. Puis ce fut cette sorte de barrage du Haustein, de grosses roches, toujours difficile, bien que les travaux l’aient sensiblement amélioré. D’ailleurs, avec une pente de quatre pieds par cent brasses que le lit a conservée, il n’est pas étonnant que le Danube puisse en cet endroit soutenir la comparaison avec certains rapides des grands fleuves d’Amérique.

Ces mauvais pas franchis, la navigation redevient aisée pour la batellerie sur un assez long parcours, et, jusqu’à Vienne du moins, elle ne présente plus d’obstacles. La barge continuait donc sa route sous l’action d’un courant assez régulier, et sans qu’il se produisît aucun incident. Ilia Krusch pêchait avec assez de succès, et vendait convenablement son poisson dans les bourgades ou villages des deux rives, tels Spitz, Stein, à gauche, où sa présence ne fut point signalée à son extrême satisfaction, que Jaeger partageait, semblait-il.

Le fleuve coulait alors comme à travers une sorte de canal. Les points de vue curieux y faisaient défaut, et les montagnes reculées vers l’horizon laissaient toute facilité à la plaine de s’étendre largement.

Cependant, quelques sites pittoresques sont encore à noter, entre autres, ce château de Persenburg, résidence impériale, campé sur cette puissante assise de roches qui le porte avec grâce et solidité. De même, la bourgade de Maria Taferl, où les pèlerins se rendent annuellement par milliers. Et leur pèlerinage accompli, ils peuvent jouir d’une vue superbe et grandiose, qui a pour cadre la chaîne des Alpes Noriques. Enfin, avant Vienne, il y eut encore lieu d’admirer l’abbaye de Moelk.

Ce sont les bénédictins qui l’on bâtie à près de deux cents pieds de haut sur un promontoire de granit. Derrière les deux tours élégantes qui se profilent au-dessus de sa façade, s’arrondit une énorme coupole de cuivre, dominée d’un clocheton et qui semble lamée d’or, lorsqu’elle est inondée des rayons solaires.

À Krems, bourgade de la rive gauche, le touriste perd enfin la vue des montagnes de Bohème et de Moravie qui en suivent la rive droite depuis Ratisbonne.

Avant de quitter Krems, Ilia Krusch avait été offrir une trentaine d’assez beaux poissons, pêchés la veille et dont il tira bon prix.

M. Jaeger était resté dans la barge, qui devait démarrer dès qu’Ilia Krusch serait de retour.

Lorsque celui-ci fut revenu, il reprit sa place à l’arrière, et lança l’embarcation de manière à tenir le milieu du lit où la vitesse du courant est plus forte.

Et, voici que tout en causant, Ilia Krusch de dire à M. Jaeger :

« Si vous m’aviez accompagné à Krems, vous auriez appris une nouvelle qui fait du bruit dans la bourgade.

— Et laquelle ?…

— On affirme que le fameux Latzko est enfin tombé entre les mains de la police…

— Le fameux Latzko… le chef des fraudeurs ? demanda assez vivement M. Jaeger.

— Lui-même.

— Et où aurait-il été pris ?…

— Dans une rencontre avec les douaniers.

— Et de quel côté ?…

— Du côté de Gran…

— En Hongrie ?…

— En Hongrie, monsieur Jaeger, mais cela n’implique pas qu’il soit Hongrois ! »

Et, dans sa fierté originelle, M. Ilia Krusch n’aurait pu admettre que ce malfaiteur fût un de ses compatriotes.

M. Jaeger, après quelques instants de réflexion, alors qu’Ilia Krusch (croyait) que la conversation à ce sujet en resterait là, dit :

« Ainsi, on parlait de cette capture à Krems ?

— Depuis la veille, monsieur Jaeger.

— Et on donnait cette nouvelle pour certaine ?…

— Par deux ou trois fois, les gens de Krems me l’ont certifiée.

— Et d’où arrivait-elle ?…

— De Vienne.

— Je regrette de ne vous avoir pas accompagné ce matin, monsieur Krusch… J’aurais pu vérifier moi-même… prendre connaissance des journaux…

— Cela vous intéresse tant que cela, monsieur Jaeger ?…

— Oui et non, monsieur Krusch. Mais il s’agit d’une affaire qui fait grand bruit… cette affaire de contrebande, et si elle a enfin eu ce dénouement, tout le monde a lieu de s’en féliciter…

— Comme vous dites, monsieur Jaeger ! »

Il y eut quelques instants de silence, pendant que la ligne ramenait à bord un superbe échantillon de ces hotus qui sont parfois dénommés mulets — à tort. Le hotu se prend volontiers dans les eaux rapides, où il voyage en bandes, et sa pêche est assez facile, à la condition de le ferrer rapidement, ce qu’avait fait M. Krusch. Ayant remarqué la présence d’un certain nombre de ces poissons, il avait choisi ses hameçons en conséquence, sans se préoccuper autrement de l’appât, car le hotu vorace se jette dessus quel qu’il soit.

« J’en reviens à ce Latzko, reprit alors M. Jaeger. S’il est réellement, comme on le prétend, le chef de cette association de fraudeurs, c’est un beau coup que la police aura fait là.

— Oui, monsieur Jaeger, et ça vaut la prise d’un brochet de vingt livres.

— Mais la nouvelle n’est-elle pas controuvée ?

— Nous le saurons à Vienne, demain, monsieur Jaeger. Dans tous les cas, si on ne s’est pas emparé de ce Latzko, on finira par y arriver, j’imagine…

— Oh ! c’est dit-on un habile homme ! répliqua M. Jaeger. On n’a jamais su où il résidait, et peut-être n’a-t-il pas même de domicile fixe… Quant à sa nationalité, on l’ignore… Depuis que les agents sont à sa recherche, ils n’ont rien pu découvrir jusqu’ici…

— Sans doute, monsieur Jaeger, mais un malfaiteur finit toujours par se laisser prendre, répondit Ilia Krusch.

— Par malheur, ajouta M. Jaeger, ce n’est pas la première fois que le bruit de la capture de Latzko s’est répandu, et faussement. Et, d’abord, se nomme-t-il Latzko… on n’en sait rien…

— J’aime à croire que ce n’est point son nom, déclara M. Krusch, car il sent trop son origine hongroise, et je préfère qu’il porte un nom allemand…

— Eh ! vous êtes patriote, monsieur Krusch !

— Oui, et Hongrois dans l’âme. Mais, je le répète, ce qui n’aura pas été fait aujourd’hui, le sera demain. »

M. Jaeger se contenta de hocher la tête en signe de doute.

« Et puis, reprit M. Krusch, ne pas oublier qu’il y a une prime promise pour la capture de Latzko… et quelle prime… deux mille florins !…

— Et s’ils tombaient dans votre poche ?… dit en riant M. Jaeger.

— Ils seraient aussi bien reçus dans la mienne que dans la vôtre, je suppose.

— Assurément, monsieur Krusch.

— Il est vrai, remarqua M. Krusch, que Latzko serait homme à en offrir le double ou le triple pour s’échapper, s’il était pris… L’association doit être riche depuis plusieurs années qu’elle fait la contrebande…

— Mais, dit M. Jaeger, ce n’est pas un homme comme vous, un ancien pilote du Danube, un honnête pêcheur à la ligne, qui accepterait jamais, si la bonne fortune faisait tomber entre ses mains ce chef de fraudeurs…

— Non, certes, monsieur Jaeger, non ! répondit Ilia Krusch, et, comme on dit, je ne mangerais pas de ce pain-là ! »

On a vu à la suite de quelle circonstance cette conversation s’était engagée entre les deux compagnons de voyage. La nouvelle rapportée de Krems était-elle vraie ou fausse, on le saurait sous peu à Vienne. On saurait également si ce résultat était dû au chef de police, Dragoch, chargé de nouvelles recherches dans cette affaire par la Commission internationale. Était-ce à ce Dragoch, était-ce à un de ses sous-ordres qu’était due cette capture, si capture il y avait. Si un engagement avait eu lieu entre les agents et les contrebandiers, était-on parvenu à saisir le ou les bateaux sur lesquels s’effectuait le transport des marchandises aux navires de la Mer Noire ? Si l’affaire s’était passée aux environs de Gran, M. Jaeger et Ilia Krusch auraient l’occasion de recueillir des informations sur place, lorsqu’ils atteindraient cette ville sur la partie hongroise du Danube.

Il était tout naturel, en terminant leur conversation, que M. Jaeger et Ilia Krusch fussent amenés à prononcer le nom de Karl Dragoch.

« Il paraît, dit Ilia Krusch, que ce choix est très heureux… On ne pouvait s’adresser à un homme plus intelligent que le chef de la police de Pest…

— C’est un Hongrois, je pense ? demanda M. Jaeger.

— Oui… un Hongrois… bien Hongrois, répondit Ilia Krusch, non sans une certaine pointe de fierté.

— Est-ce que vous le connaissez, monsieur Krusch ?

— Non, monsieur Jaeger, et je n’ai jamais eu l’honneur de le rencontrer…

— On le dit habile policier…

— Très habile, et il l’a prouvé dans maintes circonstances, en payant de sa personne, au risque de sa vie.

— Eh bien, monsieur Krusch, espérons qu’il sera assez adroit, et surtout assez favorisé par les circonstances pour mettre enfin la main sur ce Latzko…

— Il réussira, monsieur Jaeger », répliqua Ilia Krusch avec une telle conviction que son compagnon ne put s’empêcher de sourire.

En aval de la petite ville de Korneubourg, la batellerie trouve des difficultés d’un autre genre que dans les passes de l’île Werder, les tournants du Wirbel et les tourbillons du Haustein. Le Danube s’élargit considérablement, les bancs de sable gênent la navigation, et bien que les échouages ne soient pas très dangereux, il est prudent de gouverner de manière à les éviter.

La barge rencontra même un de ces longs trains de bois sur lesquels vit, on peut dire, toute une population flottante. Ce train s’était mal engagé entre les bancs de sable. Les conseils d’Ilia Krusch ne furent point inutiles. Il les offrit de lui-même, ainsi que ses services, et les mariniers eurent raison de les suivre. On reconnut en lui un homme qui connaissait bien son Danube — ce qui n’était plus pour étonner M. Jaeger. Après quelques heures de retard, la barge put reprendre le fil du courant en se dirigeant vers la capitale de l’Autriche.

Déjà les approches d’une grande cité se faisaient sentir. La campagne montrait plus d’animation. Le ciel se noircissait des fumées de quelques usines. Le nombre des bateaux s’accroissait, surtout celui des dampfschiffs faisant le service aux environs de Vienne. Au loin se pressaient les villages, pointant vers le ciel le clocher de leurs églises. Des maisons de campagne, des villas, s’étageaient sur les molles collines en arrière des berges.

Ce jour-là, dans l’après-midi, la barge atteignit la base du Kahlenberg, dont le sommet, sur la droite, était visible depuis le matin. Il dépasse l’altitude de mille pieds, et, de son sommet, la vue s’étend non seulement sur la capitale, mais jusqu’aux monts de la Hongrie et aux Alpes Styriennes.

Enfin, vers neuf heures du soir, après être descendus en aval de Nussdorf, où s’arrêtent les bateaux à vapeur — en cet endroit, le bras du fleuve qui se rapproche le plus près de la ville, ne peut leur donner passage faute d’eau —, c’est là que la barge vint relâcher près d’un petit appontement dans une étroite crique de la rive.

Il y avait vingt-deux jours qu’Ilia Krusch avait jeté sa ligne aux sources du grand fleuve, et il venait de le descendre sur un parcours d’environ sept cents kilomètres.