Le Beau Danube jaune/Chapitre 9

Société Jules Verne (p. 84-94).

ix

À LA SORTIE DES PETITES KARPATES

Quelques jours plus tard, deux hommes causaient, buvant et fumant, dans une auberge isolée, sur la route qui descend vers le Danube à l’orée des Petites Karpates. Les dernières ramifications de ces montagnes de la Hongrie viennent expirer à la rive gauche du fleuve, un peu en amont de Presbourg[1], ville importante du royaume, située entre Vienne et Buda-Pest. Là s’ouvre aussi la bouche de la Morave[2], un des principaux affluents du fleuve.

Ces deux hommes étaient attablés au fond d’une chambre basse, où personne ne pouvait ni les voir ni les entendre. Une fenêtre latérale, vitrée de gros verres à maillons, leur permettait d’observer obliquement gens ou bêtes qui passaient sur la route en longeant la gauche de la Morave, dont le courant entraînait quelques bateaux vers son confluent.

Cette auberge n’était guère fréquentée que par les mariniers et les rouliers, lorsqu’ils s’y arrêtaient soit pour absorber quelque violente boisson, soit pour prendre leur repas. Les voyageurs peu difficiles à satisfaire pouvaient y loger la nuit, sans trop alléger leur bourse. Mais il était rare que l’aubergiste, sa femme et son valet ne fussent pas seuls à la nuit. Une étroite écurie, en annexe sur le côté, suffisait à recevoir un ou deux attelages.

Ce matin, deux charrettes, dont une épaisse bâche en toile goudronnée recouvrait le chargement, étaient arrivées devant l’auberge. Le maître de l’endroit les attendait sans doute, et connaissait les deux rouliers qui les conduisaient.

La première question qu’adressèrent ces hommes — précisément ceux qui buvaient alors dans la salle basse — fut celle-ci :

« Ils ne sont pas encore là ?…

— Non, répondit l’aubergiste. Il ne viendra pas avant ce soir…

— Eh bien, dételons, dit l’un des hommes. Les charrettes dans la cour, les chevaux à l’écurie…

— Et à manger, à boire, ajouta l’autre, car il fait faim et soif. Personne à cette heure dans la maison ?…

— Personne. »

Les choses s’étaient ainsi faites, comme elles se faisaient d’habitude, paraît-il, et, du dehors, on ne pouvait voir les deux charrettes abritées sous un large appentis de la cour. Quant aux six chevaux, — trois par attelage —, le fourrage ne leur fut point épargné. Ils avaient une longue étape dans les jambes sur ces durs chemins des Petites Karpates, et il leur en restait une non moins longue pour atteindre le Danube au confluent de la Morave. Il fallait leur donner des forces, car elle était lourde la charge qu’ils traînaient déjà depuis plusieurs jours.

Ainsi, depuis le matin, après avoir voyagé toute la nuit, les deux hommes étaient installés dans l’auberge. De temps en temps, l’un ou l’autre franchissait la porte pour jeter un regard sur la route. Une atmosphère un peu brumeuse ne laissait pas la vue se porter à grande distance. Dans tous les cas, comme l’avait déclaré l’aubergiste, ce ne serait pas avant la tombée de la nuit qu’arriverait celui que les deux hommes attendaient à ce rendez-vous.

Ce que les deux charretiers avaient de mieux à faire, après avoir mis les charrettes en lieu sûr, c’était d’abord de déjeuner. Après avoir marché toute la nuit, la faim les dévorait, et la soif, ainsi que l’un d’eux l’avait dit en arrivant, bien que les gourdes qu’ils portaient sous la grosse cape de laine, leur eussent largement permis de l’étancher en route. Ils s’attablèrent donc dans la salle basse. Aux provisions assez maigres de l’auberge, ils ajoutèrent les réserves substantielles dont les voitures étaient pourvues. Ils mangèrent copieusement tout en causant avec l’hôte et l’hôtesse, — un couple dont la mine n’avait rien de très engageant, mais des rouliers n’en sont pas à cela près.

Ce dont ils s’enquirent plus particulièrement, ce fut de savoir si des escouades de police ou de douane rôdaient à travers la campagne. Qu’ils n’en eussent point rencontré sur ces chemins détournés, entre les dernières ramifications des Petites Karpates, cela se comprenait. Sur ces contrées désertes, loin de toute ville ou de tout village, les agents ne se hasardaient pas volontiers, les voyageurs non plus d’ailleurs. Mais à l’endroit où ils venaient de s’arrêter le matin même, à l’angle occupé par l’auberge, la plaine commençait à se dégager, une route plus fréquentée suivait la rive gauche de la Morave. Elle traversait des bois assez profonds, elle desservait quelques fermes dont les fermiers allaient vendre leurs produits dans les bourgades voisines et jusqu’à Presbourg. Or, comme cette route était la seule qui conduisît à la jonction de la rivière et du fleuve, il y aurait nécessité de la suivre, et il était possible qu’elle fût surveillée depuis les nouvelles mesures prises par la Commission internationale en vue de réprimer la fraude par l’arrestation des fraudeurs.

Au surplus, même en venant des premières gorges des Karpates, les charrettes n’avaient roulé que de nuit, et c’est ce qu’elles feraient encore jusqu’au terme de leur voyage.

Après un dernier coup à la suite de bien d’autres, les deux hommes éprouvèrent une irrésistible envie de dormir. Ils n’avaient point besoin de lits. Quelques bottes de paille jetées dans une étable, vide alors, leur suffirait, et, après avoir recommandé à l’aubergiste de les réveiller « s’il y avait du nouveau », ils s’étendirent l’un près de l’autre, et cinq minutes ne s’étaient point écoulées qu’ils dormaient déjà à poings fermés.

Pendant qu’ils reposaient, à plusieurs reprises des passants entrèrent dans l’auberge et se firent servir à boire, mais ils en repartirent presque aussitôt. C’étaient des paysans retournant aux fermes les plus rapprochées, ou des chemineaux, la besace au dos, le bâton à la main, qui se dirigeaient du côté de Presbourg.

L’un d’eux, en causant, fut amené à dire que la police battait la campagne dans les environs, et que décidément, il n’y avait plus de sécurité pour les honnêtes gens.

L’aubergiste se contenta de hausser les épaules en souhaitant audit chemineau de ne point se laisser prendre. Mais il tint compte du renseignement, et se promit d’en parler à ses hôtes. Il était rare que les agents parcourussent les Petites Karpates et, s’ils le faisaient actuellement, ce ne pouvait être sans quelque sérieux motif.

Vers cinq heures, lorsque les deux hommes furent éveillés, ils rentrèrent dans la salle, et leur première question fut encore celle qu’ils avaient déjà faite le matin :

« Ils ne sont pas encore là ?…

— Pas encore, répondit l’aubergiste, mais, je vous le répète, il n’arrivera pas avant le soir… J’ai été prévenu par un de ses compagnons… Il aura raison d’être prudent, d’ailleurs, car les agents de la police et de la douane rôdent aux environs de la Morave. »

Cette nouvelle parut inquiéter les deux hommes, a aussitôt l’un d’eux demanda si quelqu’un de ces policiers s’était présenté à l’auberge.

« Aucun, répondit l’aubergiste, mais j’ai été informé par un chemineau qui les avait rencontrés sur sa route. »

Les deux hommes demandèrent à dîner et s’attablèrent dans la salle. Tout en mangeant, ils causaient à voix basse — par habitude sans doute, car ils n’avaient point à se défier de l’aubergiste.

« Pourvu qu’il puisse les dérouter, disait l’un. Il doit être avisé que les rives de la Morave sont surveillées…

— Oui… répondit l’autre, la police croit que la contrebande se fait par là, et que les chalands du Danube ont déjà descendu son affluent.

— Il faut le laisser croire, et au besoin répandre ce bruit…

— C’est ce qu’il a fait, de sorte que jusqu’ici la route est restée libre pour nos charrettes.

— Quant au bateau qui doit nous attendre…, reprit le premier.

— Pas d’inquiétude, déclara le second. Il est à la crique de Kordak, au confluent de la Morave, comme une honnête gabarre qui n’attend que d’avoir complété sa cargaison pour filer vers l’embouchure. »

Lorsqu’ils eurent achevé leur dîner, tous deux quittèrent la salle, et vinrent faire les cent pas sur la route.

Il était six heures et demie. Le soleil avait déjà disparu dans le Nord-Ouest derrière la chaîne des Petites Karpates. Le crépuscule s’accentuait, la nuit serait noire, une nuit sans lune, et d’épais nuages couvraient le ciel. Mais la pluie ne menaçait pas, et c’était une circonstance favorable pour que les charrettes puissent atteindre le confluent de la Morave avant l’aube. Quant à reconnaître leur chemin, même au milieu d’une obscurité profonde, cela n’était pas pour embarrasser les deux rouliers, qui connaissaient le pays, et, dans les mêmes conditions, avaient effectué ce cheminement entre l’auberge et la rive gauche du Danube.

Pendant leurs allées et venues sur la route — et ils la descendirent sur une centaine de toises — les deux hommes ne virent rien de suspect. La contrée était absolument déserte. Avec les derniers souffles de la brise qui tombait du Sud, on eût entendu un bruit de voix, un bruit de pas qui se fût produit de ce côté. Silence absolu. Il était à croire, d’ailleurs, d’après les renseignements fournis, que les agents devaient être en surveillance sur les rives de la Morave, en amont, et par conséquent à la distance d’une bonne lieue de l’auberge.

Les deux hommes rentrèrent donc, et allèrent donner un coup d’œil aux attelages qui se reposaient dans l’écurie.

Vers sept heures et quelques minutes, la porte de la salle s’ouvrit brusquement, et l’aubergiste de crier aussitôt :

« Le voici ! »

Les deux rouliers s’élancèrent hors de l’écurie, et rejoignirent le nouveau venu.

C’était un homme dans toute la vigueur de l’âge, entre quarante et quarante-cinq ans, figure énergique, traits durs, sans barbe, l’allure de l’homme habitué au grand air, rompu à tous les exercices violents. Il présentait à la fois le type du paysan et du marinier. Coiffé d’un chapeau rond à larges bords, chaussé de bottes qui montaient jusqu’à ses genoux, vêtu d’une veste sous laquelle apparaissait la ceinture rouge qui serrait le pantalon à la taille, il s’enveloppait d’une large cape de laine, lui tombant de la tête aux pieds, ce qui lui permettait, s’il lui plaisait, de ne point se laisser reconnaître.

Était-ce Latzko, le chef de l’association des fraudeurs, celui que l’on cherchait depuis plusieurs années ? ni Karl Dragoch, ni aucun des agents ne l’eût pu dire, puisqu’on ne l’avait jamais vu. Dans tous les cas, si c’était ce Latzko, c’est que la nouvelle de sa capture, accueillie par M. Jaeger avec une visible incrédulité, était fausse. Peut-être même n’y avait-il pas eu engagement entre ses compagnons et les agents dans les environs de Presbourg, et, assurément, le président de la Commission, M. Roth, n’avait dû recevoir aucun rapport de Dragoch à ce sujet. D’ailleurs, depuis leur arrivée à Vienne, M. Jaeger et Ilia Krusch devaient-ils savoir à quoi s’en tenir sur cette prétendue arrestation.

Ce qui est certain, c’est que, depuis quelque temps déjà, le nouveau venu se trouvait avec quelques-uns des contrebandiers de l’autre côté du Danube, sur la rive droite, où avaient été dirigées une partie des marchandises de fraude. Après les avoir embarquées, sans que cet embarquement eût donné l’éveil à la police, le chaland, traversant le fleuve, avait accosté un peu en aval, presque au confluent de la Morave. Une quinzaine des hommes étaient alors passés sur la rive droite pour compléter la cargaison, et ils étaient venus à l’auberge, sous la direction de ce chef, afin d’escorter les deux charrettes pendant la dernière étape.

Quant aux objets qu’elles transportaient, des étoffes, des vins de prix, du tabac, des conserves de diverses sortes, ils avaient été transportés dans la région des Petites Karpates, et lorsque le chaland aurait reçu ce dernier chargement, tous y embarqueraient, et il saurait bien échapper aux recherches de la douane, de la police pendant les centaines de lieues qui le séparaient encore des embouchures du Danube.

Du reste, c’était bien à ce Latzko qu’était due la fondation de cette association de fraudeurs, un homme à ne reculer devant aucune extrémité. Le personnel, de même que son chef, ne craignait ni Dieu ni diable, comme on dit. Il avait des ramifications très étendues dans toute cette longue vallée du Danube ; quant à craindre d’être trahi par l’un des siens, non, car tous s’enrichissaient dans cette fructueuse contrebande. Jusqu’ici, les bateaux étaient toujours arrivés à destination, sans que la fraude eût été jamais découverte.

Mais enfin, la chance a ses limites. De bonne, elle peut devenir mauvaise, et le favoriserait-elle longtemps encore. Si on ne connaissait pas la personne de ce Latzko, on connaissait son nom, et comment était-il parvenu aux oreilles de la police, personne ne l’eût pu dire. Il est vrai, un nom n’est pas inscrit sur la figure des gens ; et un homme n’est pas pris parce que l’on sait comment il s’appelle.

Dès son entrée dans la salle, ce chef, peut-être le second de Latzko, procéda par des questions brèves, qui amenèrent des réponses non moins brèves :

« Les deux charrettes sont ici ?…

— Elles y sont.

— Vous n’avez point (été) arrêtés en route ?…

— Non, mais il est certain que le pays est surveillé par les agents…

— Oui… je sais, mais du côté de la Morave. Toutes les marchandises sont arrivées ?…

— Toutes.

— Et vous êtes ici ?…

— Depuis ce matin.

— Les chevaux ont reçu bonne provision de fourrage ?…

— Il n’y a plus qu’à atteler…

— Qu’on attelle. »

On remarquera que si une quinzaine de fraudeurs avaient repassé de ce côté du Danube, celui-ci était venu seul à l’auberge. Cela valait mieux pour ne point exciter les soupçons qu’eût provoqué le passage d’une troupe d’hommes, armés de coutelas et de revolvers. Mais ils étaient dispersés le long de la route, et lorsque les charrettes se mettraient en marche, ils les escorteraient à distance, de manière à se rallier dès la moindre alerte.

Du reste, ils n’ignoraient point que la police courait le pays sous la direction de Karl Dragoch, dont la présence avait été signalée la veille. Ils se tenaient donc sur leurs gardes. Leurs costumes les auraient volontiers laissé prendre pour des Hongrois de la province des Karpates. Quant à ce Latzko, habile à modifier son allure, à changer sa physionomie, il avait plusieurs fois déjà trompé l’œil des agents. Que de fois les meilleurs limiers avaient rencontré un paysan dans les terres, ou un marinier sur les rives, à l’air indifférent, à la mine bonasse, tantôt conduisant un cheval, tantôt une embarcation, sans se douter qu’ils n’avaient qu’à étendre la main pour le saisir ! En vérité, Ilia Krusch eût plutôt excité leur suspicion !

Et lorsqu’un de ses compagnons lui parlait de ce Dragoch, que la Commission avait mis à ses trousses :

« J’en fais mon affaire, répondait-il. Quand bien même il serait sur mon bateau avec ses agents, il ne m’y reconnaîtrait pas, et quant au bateau, vous le savez bien, il peut le fouiller jusque dans la cale, il n’y trouverait pas même un tapis de contrebande ! »

Huit heures étaient sonnées, lorsque les attelages furent prêts à partir.

Il y a lieu d’ajouter, à propos de la capture dont Latzko aurait été l’objet, que ce n’était pas la première fois qu’il en courait de tels sur sa personne. Ces informations, répétées par les journaux, étaient aussi fausses que celle dont Ilia Krusch avait donné connaissance à M. Jaeger, en revenant du marché de Krems.

Tout était prêt, et les hommes, dont pas un n’avait paru à l’auberge, n’attendaient qu’un seul signal pour former l’escorte.

Les portes de la cour furent ouvertes. Les charrettes, tirées chacune par trois chevaux vigoureux, sortirent l’une après l’autre. Leur marche ne serait pas signalée de loin ni par le bruit, sur cette route à demi-herbeuse, ni par la vue, car il faisait nuit noire. D’ailleurs, le cheminement se ferait en partie à travers des bois épais massés sur la route.

La distance à franchir n’était plus que de six à sept lieues depuis l’auberge jusqu’au confluent de la Morave, et c’est à peine si, en cette direction, on rencontrait quelques fermes.

Les voitures sorties, congé pris de l’aubergiste, les charretiers en tête de leurs chevaux commencèrent à descendre les dernières ramifications des Petites Karpates.

Le chef les précédait d’une vingtaine de pas. Parfois, en longeant les bordures d’arbres, il s’écartait soit à droite, soit à gauche, et échangeait quelques mots avec les hommes de l’escorte, s’assurant qu’ils ne voyaient ni n’entendaient rien de suspect. C’étaient une marche silencieuse et obscure. Aucune lanterne n’éclairait les charrettes, mais leurs conducteurs connaissaient les pentes, les rampes tournantes d’une route qu’ils avaient maintes fois parcourue, et pas une erreur n’était à craindre de leur part.

Il semblait donc ainsi que le voyage s’accomplirait sans incidents. Lorsque le convoi arriva devant les premières fermes, la soirée était assez avancée déjà pour que les familles fussent au lit. Quelques chiens seulement signalèrent le passage des charrettes. Mais aucune porte ne s’ouvrit, et, après tout, ce cheminement de chevaux et d’hommes n’auraient pu surprendre personne.

L’atmosphère s’était très épaissie depuis le soir, s’alourdissant comme si l’espace eût été saturé d’électricité. Aucun orage ne menaçait, et, d’ailleurs, en cette région de la Haute-Autriche, les orages ne sont guère à craindre au printemps. Circonstance heureuse, car lorsque la saison est plus avancée, ils sont quelquefois terribles. Ils balaient la vallée du Danube, et la navigation peut y être gênée, parfois même interrompue. Et il importait que la chaland eût reçu son plein de cargaison dans quelques heures afin de démarrer avant le jour.

Il était minuit lorsque le convoi s’arrêta. Les chevaux marchaient depuis quatre heures, et il convenait de les laisser reposer. Non seulement ils traînaient des véhicules assez lourdement chargés, mais la route, à peine entretenue, était coupée d’ornières, ce qui obligeait à de violents coups de collier.

La halte devait durer une heure. Il ne restait plus que trois lieues à franchir, et sur des chemins moins mauvais aux approches du fleuve. Les fraudeurs étaient donc assurés d’avoir atteint le confluent et même d’avoir embarqué la cargaison, alors que le lit du Danube serait encore noyé dans l’ombre.

C’était dans une clairière, en dehors et sur la droite de la route — endroit bien connu d’eux — que les rouliers avaient remisé leurs charrettes. Par cette profonde obscurité, sous l’épais plafond des arbres, on n’eût pu les apercevoir sans pénétrer dans la clairière. Donc, au cas qu’il passerait quelqu’un, il n’y avait rien à craindre.

Après les premiers soins donnés aux chevaux, tous s’étaient réunis autour du chef. Ils étaient là, en y comprenant les charretiers, une vingtaine d’hommes vigoureux, accoutumés au danger, ayant fait leur preuve en maintes circonstances.

Tant que dura la halte, assis au pied des arbres, ne fumant même pas, afin de ne point donner l’éveil, ils causèrent à voix basse. Deux ou trois, en plus étroite familiarité, s’entretenaient avec leur chef. Ce dont ils conversaient, c’est qu’il était urgent que l’expédition prît fin… Le pays était trop surveillé… On choisirait une autre partie du fleuve, où les bateaux attendraient en plus grande sûreté les marchandises expédiées vers l’une ou l’autre rive. L’essentiel était donc d’avoir déjoué les efforts de la police aux alentours des Petites Karpates et de partir avant qu’elle ne fût au confluent de la Morave.

Une heure s’écoula dans un repos que rien n’avait troublé. Sur un signe, les attelages allaient se remettre en marche, lorsqu’un des hommes, posté à l’extrémité de la clairière, revint en hâte, disant :

« Alerte ! »

Le chef s’avança.

« Qu’y a-t-il donc ?… demanda-t-il.

— Écoute ! »

Sur cette réponse, tous tendirent l’oreille.

Un bruit de pas se faisait entendre en amont de la route, le pas d’une troupe qui descendait de ce côté. Bientôt même quelques voix s’y joignirent, et la distance ne devait pas être supérieure à une centaine de toises.

« Restons dans la clairière, commanda le chef, ces gens-là passeront sans nous voir ! »

Assurément, étant donnée l’obscurité profonde, le convoi ne serait pas aperçu. Mais, il y avait ceci de très grave : si, par mauvaise chance, c’était une escouade de police qui suivait cette route, c’est qu’elle se dirigeait vers le fleuve. En admettant, le jour venu, qu’elle ne découvrît pas le bateau au fond de la crique, il ne serait pas prudent d’y conduire les charrettes, du moins cette nuit-là. Évidemment, si la pensée venait à ces agents de visiter ledit bateau, ils n’y trouveraient rien de suspect. Mais ils pouvaient demeurer aux environs du confluent, et leur présence empêcherait tout embarquement des marchandises de contrebande.

Enfin, on tiendrait compte des circonstances, et on agirait suivant le cas. Après avoir attendu dans cette clairière jusqu’à la nuit prochaine, s’il le fallait, quelques-uns de ces hommes descendraient jusqu’au Danube, et s’assureraient que la douane ou la police étaient en campagne de ce côté.

Pour l’instant, l’essentiel était de ne point être dépistés, et que cette troupe qui s’approchait passât sans avoir l’éveil.

Elle ne tarda pas à atteindre l’endroit où la route longeait la clairière. Malgré la nuit noire, on reconnut qu’elle se composait d’une dizaine d’hommes, et parfois un certain cliquetis indiquait des hommes armés.

Était-ce donc une escouade de ces agents qui, au dire du chemineau, battaient le pays, précisément à la poursuite des fraudeurs de Latzko ?…

Il n’y eut plus à en douter. Deux noms furent successivement prononcés par quelques hommes qui, en avant des autres, longeaient la lisière.

Le premier de ces noms était celui de Latzko en réponse à une question qui avait été posée.

Le second fut en réponse à la question :

« Je crois que nous arriverons à temps, Dragoch ! »

C’était le chef de police en personne qui, sur des informations assez exactes, s’était transporté avec un certain nombre d’agents dans cette partie du pays, située à l’angle de la Morave et du Danube. Depuis deux jours, il était en surveillance à l’entrée des Petites Karpates ; mais ses recherches ayant été vaines, après avoir envoyé la moitié de son personnel en amont sur la rive gauche de la rivière, il se dirigeait avec une escouade de douze hommes vers le confluent. À suivre la même route sur le convoi, il devait nécessairement le rencontrer.

Le chef prit immédiatement le seul parti qu’il y eût à prendre : rester dans la clairière, ne point trahir sa présence, laisser passer l’escouade, la faire suivre même à bonne distance de manière à ne point être aperçu, s’assurer si elle occuperait ou non les approches du confluent : si oui, remettre à plus tard l’embarquement de ses marchandises, si non, ne rien changer aux projets et conduire les charrettes à la crique de Kordak. La distance n’était pas telle qu’il ne pût au besoin se rendre compte par lui-même des opérations de Karl Dragoch.

Or, déjà l’escouade avait dépassé l’allée par laquelle on pénétrait dans la clairière, lorsqu’un incident vint modifier la situation du tout au tout.

Un des chevaux, effrayé par ce passage d’hommes sur la route, s’ébroua et poussa un long hennissement qui fut répété par les autres.

Karl Dragoch et ses agents s’arrêtèrent aussitôt. La retraite du convoi était découverte. Une lutte allait certainement s’engager, et on se prépara à la soutenir.

« Halte ! » avait crié Karl Dragoch à ses hommes, qui se réunirent autour de lui.

Et alors, s’avançant jusqu’à l’entrée de la clairière :

« Qui est là ?… » cria-t-il.

Pas de réponse.

Un de ses agents fit alors pétiller une allumette et enflamma une torche de résine qu’il tenait à la main.

Si, à cette insuffisante clarté, on ne put se reconnaître de part et d’autre, elle avait permis au chef de police d’apercevoir les deux charrettes derrière lesquelles se groupait un certain nombre d’hommes.

« Qui êtes-vous ? cria de nouveau Karl Dragoch.

— Qui êtes-vous, vous-mêmes ? lui fut-il répondu.

— Nous sommes des agents de la police… Ces charrettes que l’on cache ne peuvent renfermer que la contrebande, et ceux qui les escortent ne peuvent être que des contrebandiers ! »

Pas de réponse.

« Nous allons emmener ces charrettes », dit une dernière fois Karl Dragoch.

Il entra dans la clairière, suivi de son escouade, sans avoir pu observer que les fraudeurs auraient l’avantage du nombre — une vingtaine d’hommes contre douze.

Mais à peine le chef de police s’était-il avancé de cinq ou six pas, qu’il était arrêté par ces mots prononcés d’une voix impérieuse :

« Un pas de plus, et nous faisons feu ! »

Cette menace n’était point pour arrêter Karl Dragoch, et il répondit :

« Si c’est Latzko en personne qui parle ainsi, je me charge de lui fermer la bouche ! »

Et l’escouade continua de se porter vers les charrettes. Mais, à cet instant, la résine fut arrachée de la main de l’agent, et l’obscurité redevint profonde.

Aucun coup de feu n’avait encore été tiré ni d’un côté ni de l’autre. Il y eut lutte corps à corps, qui mit les agents et les fraudeurs aux prises. Les premiers comprirent, mais trop tard, qu’ils ne seraient pas en force. La lutte tournerait contre eux.

Comme elle durait déjà depuis quelques minutes et qu’il fallait en finir, des détonations éclatèrent. Les revolvers s’étaient mis de la partie. Quelques contrebandiers, quelques agents furent atteints au milieu de l’obscurité. Mais elle ne pouvait se prolonger, et, après une attaque aussi violente que le fut la résistance, Karl Dragoch dut rallier ses hommes et abandonner la place. En quittant la clairière, l’escouade remonta la route afin de rejoindre les autres agents, disséminés en amont de la Morave.

Un quart d’heure après, le convoi, avec deux hommes légèrement atteints, se remettait en marche. Avant quatre heures, il atteignait la crique de Kordak. Aucune surveillance aux environs. Les marchandises furent immédiatement embarquées. Sauf le chef, qui restait à terre, tous passèrent à bord. Puis, le chaland démarra et il descendait le Danube sous l’action d’un courant assez rapide, au moment où le soleil lui envoyait ses premiers rayons.


  1. Actuellement Bratislava, ville de Tchécoslovaquie (NDLR).
  2. March en allemand (NDLR).