Le Beau Danube jaune/Chapitre 7

Société Jules Verne (p. 68-74).

vii

DE PASSAU À LINTZ

Il est bien évident qu’une ville située sur la rive droite du Danube, au confluent de deux rivières non des moindres, qui lui apportent leurs tributs, l’Ils, alimentée par les montagnes de la Bohème, l’Inn, emplie par les montagnes du Tyrol, ne doit pas manquer de poisson d’eau douce. Si jamais la Société de la Ligne Danubienne cherche un vaste réseau hydrographique pour réunir en un concours plusieurs milliers de pêcheurs, son président M. Miclesco n’aura qu’à désigner la Batava castra des Anciens. Si les mandements des évêques de Passau, auxquels appartient encore le titre d’archevêque de Lorch, prêchent l’observation du maigre chaque vendredi ou veille de grandes fêtes carillonnées, les fidèles seraient impardonnables de ne point se conformer aux commandements de l’Église — ceux qui sont catholiques, s’entend. Donc, que le marché au poisson soit toujours largement approvisionné de brochets, de carpes, de barbeaux, de goujons, de brèmes, de chevesnes, cela ne saurait étonner. Il n’attend pas après les arrivages du dehors, et trouve dans les trois cours d’eau plus qu’il ne faut pour satisfaire aux besoins des amateurs.

Il est donc probable que si Ilia Krusch était venu offrir son poisson aux ménagères de Passau, sans que son incognito eût été trahi, eût-il parcouru les divers quartiers de la ville, se fût-il même résigné à monter les deux cent quarante marches de l’escalier de la Mariahilf, bâtie sur sa haute colline, pour vendre sa marchandise aux nombreux pèlerins qui récitent une oraison par chaque degré, il n’aurait pas pu, même à vil prix, se faire acheter même une ablette.

Mais l’arrivée d’Ilia Krusch à Passau était connue, et ce serait tout profit pour lui — ou plutôt pour M. Jaeger — au point de vue de la vente.

Au surplus, Ilia Krusch et son compagnon avaient décidé qu’ils passeraient la journée à Passau, ce n’est pas que M. Jaeger eût l’intention de visiter la ville. Si sa situation la rend des plus pittoresques, elle ne possède pas, à vrai dire, un seul monument qui mérite d’attirer les touristes. D’ailleurs, M. Jaeger la connaissait, et s’il ne voyageait plus pour le compte de la maison de Pest, il paraît qu’il y avait à faire. Ilia Krusch et lui ne se reverraient qu’à l’heure du souper qui ne précédait que de très peu l’heure du coucher. Ilia Krusch aurait donc tout le temps de s’abandonner à l’enthousiaste accueil qui l’attendait. Et sur les douze mille habitants que comptait alors la ville, la moitié tout au moins voudrait lui rendre hommage.

En effet, l’empressement croissait. Ils étaient déjà plusieurs centaines de Passaviens. Il n’en manquait pas un de ceux qui appartenaient à la Ligne Danubienne, heureux de pouvoir acclamer le lauréat du concours qui allait détenir le record des pêcheurs à la ligne.

Aussi, tout d’abord, ne savait-il auquel entendre. Les uns voulaient l’entraîner au palais municipal, puis lui offrir le vin d’honneur et si le brave homme devait boire, ne fût-ce qu’une goutte de chacun de ceux qui figurent à la carte des hôtels, on l’eût ramené dans un état de complète ébriété. Un voyageur n’a-t-il pas relevé cent quatre-vingts crus différents « depuis l’Affenthaler badois à quarante-huit kreutzers la bouteille jusqu’au Schloss-Johannisberg à neuf florins » ? Or, cent quatre-vingts gouttes, il n’en aurait pas fallu davantage à Ilia Krusch pour lui enlever l’usage de sa raison et de ses jambes !

Il en était d’autres, parmi ces fanatiques, qui s’obstinaient à l’entraîner au château d’Oberhaus, vaniteusement campé sur sa colline, au pied de laquelle, à cent vingt mètres au-dessous, viennent se confondre les eaux des trois grandes artères.

D’autres auraient voulu le promener — l’exhiber serait un mot plus juste — à travers les trois faubourgs de la cité avec accompagnements de clairons et de tambours.

D’autres enfin ne consentiraient pas à le laisser quitter Passau, sans avoir visité la vallée de l’Inn, merveilleuse en cette contrée bavaroise qui en compte de si belles !

En vérité, Ilia Krusch, sa vente terminée, n’aurait plus que le désir d’échapper à ce débordement d’enthousiasme, et il maudissait l’indiscret, quel qu’il fût, dont l’indiscrétion l’avait exposé à cette manifestation populaire. Et toute une journée à passer dans ces conditions, lui si réfractaire à tout le bruit dont le monde entoure les triomphateurs ! Assurément, s’il n’avait été convenu de remettre le départ au lendemain, s’il n’eût été dans l’obligation d’attendre le retour de son compagnon, il aurait largué son amarre, il l’aurait coupée au besoin, et la barge, lancée dans le courant, il se fût promptement dérobé.

Il était à peine neuf heures. Tiraillé au milieu de cette foule, hommes, femmes, enfants, toutes ces invitations l’assourdissaient, étant aussi bruyantes qu’impérieuses.

« Par ici, monsieur Krusch…

— C’est à l’Hôtel de Ville que nous allons vous conduire…

— Venez au château d’Oberhaus !…

— Non… à la Mariahilf !…

— À nous, Ilia Krusch !…

— À nous, le lauréat de la Ligne Danubienne ! »

Et des discussions s’engageaient, des querelles s’y joignaient, on en venait aux mains, et le héros ne sortirait pas de l’aventure sans y laisser quelques lambeaux de ses vêtements.

Puis, voici les cloches de l’église qui sonnent en son honneur, et des boîtes d’éclater, des pétards de croiser leurs fusées au-dessus de sa tête… Et les agents de la police seraient contraints d’en venir aux arrestations pour dégager l’infortuné chevalier de la gaule !

Une circonstance sur laquelle Ilia Krusch ne pouvait compter, vint à se produire en ce moment et fort à propos.

Un homme, fendant la foule, venait de s’approcher, et, aidé par les agents, il le tirait à l’écart et lui disait :

« De la part de M. Jaeger… si vous voulez partir à l’instant, il vous rejoindra au-dessous de la ville ! »

Comment si Ilia Krusch le voulait !… Il ne demandait que cela. Qu’il ne connût pas cet homme, peu importait. Cet homme avait prononcé le nom de M. Jaeger, et cela suffisait.

Et alors, la police aidant, il parvint à se dégager à l’instant où les uns s’obstinaient à l’entraîner vers l’Oberhaus, les autres vers la Mariahilf.

Cela ne faisait point l’affaire de ses admirateurs, et, sans l’arrivée d’un renfort de police, on ne sait trop ce qui se serait passé. Mais enfin aucune loi n’autorise à retenir un citoyen malgré lui, même sur la frontière de la Bavière et de l’Autriche ; il fallait que force demeurât à l’autorité, dût-on faire appel à l’armée bavaroise.

La police opéra donc avec vigueur, et Ilia Krusch, escorté d’agents, comme un vulgaire malfaiteur, descendit vers l’endroit où la barge était amarrée. Les curieux durent se résigner à le laisser continuer son voyage. La Hongrie eût certainement réclamé en faveur d’un de ses nationaux, et décidément le roi de Bavière n’aurait jamais voulu soulever un casus belli à propos d’un Hongrois contre lequel ne s’élevait aucune plainte. Ce n’était point un coupable, c’était une victime — la victime de la célébrité.

Enfin, Ilia Krusch prit place dans la barge qu’un vigoureux coup de gaffe repoussa dans le courant.

Nul doute que si le fameux pêcheur Ilia Krusch fût arrivé en voiture, ses partisans en eussent dételé les chevaux… Eh bien, on vit le moment où ils allaient se précipiter dans le Danube pour y remorquer l’embarcation, autant de Tritons sinon de Naïades escortant la galère triomphale.

Une demi-heure plus tard, Ilia Krusch était rejoint par M. Jaeger qui l’attendait un peu au-delà de la ville, et son compagnon lui disait :

« Quand j’ai su ce qui se passait, je vous ai envoyé cet homme que j’avais rencontré, et comme rien ne me retenait plus à Passau…

— Vous avez bien fait, monsieur Jaeger, et vous m’avez tiré d’un fameux ennui !… Ils sont enragés, ces gens-là !… Mais vous auriez pu venir vous-même…

— J’avais encore une course à faire, et si vous aviez tardé à vous remettre en route, je ne sais trop ce qui serait arrivé…

— Vous avez eu raison, monsieur Jaeger, répondit Ilia Krusch. Si je n’étais parti, où serais-je maintenant !…

— Eh ! Prenez garde que cela ne recommence ailleurs… à Lintz… à Presbourg…

— Ne me dites pas cela, monsieur Jaeger !

— Bah ! vous finirez peut-être par vous faire aux ovations !… »

Ilia Krusch ne s’y ferait jamais, on pouvait l’en croire sur parole. Et, changeant de conversation :

« Je croyais, monsieur Jaeger, dit-il, que vos affaires devaient vous retenir toute la journée à Passau…

— Des affaires ? répondit M. Jaeger. Mais, je n’en ai point, à proprement parler… Quelques anciennes connaissances à revoir… Rien de plus !… Et précisément, cette personne que je vous ai envoyée…

— Sans doute un représentant de la maison de Pest ?…

— Précisément, répondit M. Jaeger, je l’avais rencontré, et je vous le répète, sans une dernière course, je serais revenu… moi-même…

— Et fort à temps, monsieur Jaeger, fort à temps ! » déclara Ilia Krusch, qui n’était point homme à insister davantage.

Cependant, la barge filait avec rapidité, et en se retournant M. Jaeger et Ilia Krusch pouvaient contempler Passau dans toute sa pittoresque situation.

Cette trentaine de lieues, distance entre Passau et Lintz, la barge ne devait pas mettre plus de trois jours à la franchir. Le Danube, devenu autrichien, se resserrait dans un canal plus étroit au-delà de la frontière. Le courant, dans ces conditions, acquiert une vitesse supérieure dont profitent les bateaux qui descendent vers la capitale autrichienne.

Cependant, en aval de Passau, la rive gauche est encore bavaroise jusqu’à l’embouchure de l’affluent qui a nom Dädelsbach. Au-delà, la navigation s’accomplit à travers un pays charmant, des vallées arrosées de rios qui retombent en cascades, des forêts étagées sur les collines. Une campagne verdoyante s’étend parfois jusqu’à l’horizon fermé par la ligne circulaire du ciel ; les berges sont animées par le va-et-vient des oiseaux aquatiques, hérons ou plongeons.

Et à ce propos, Ilia Krusch de dire que quelquefois ce gibier se prend à la ligne.

« Oui, monsieur Jaeger, il mord à l’hameçon comme un simple chevesne ou un brochet vorace ! Mais ce n’est pas un coup digne d’un pêcheur et aucun prix ne l’en récompenserait dans un concours ! »

Les bords du fleuve s’embellissaient aussi de quelques vieilles ruines qu’un touriste visiterait non sans agrément. Il ne pouvait être question pour Ilia Krusch et son compagnon de s’y attarder. Pendant les trois jours que dura cette partie de leur voyage, en s’arrêtant la nuit de préférence aux villages où l’arrivée d’Ilia Krusch ne pouvait être connue, ils eurent la vue complète des sites délicieux que présente tour à tour cette traversée de la moyenne Autriche. Telles furent avant Neuhaus les ruines du château d’Hagenbach, que les coudes du Fleuve permettent de voir sur tous ses côtés. Telle fut la vallée d’aspect enchanteur qui apparaît à la hauteur de cette bourgade de Neuhaus.

À partir de ce point, la descente de la barge fut un peu moins rapide. Au-delà du bourg d’Aschach, les rives s’abaissaient également. Plus de collines, plus de vallées, une vaste suite de plaines uniformes, laissant le regard indifférent. Mais un grand nombre d’îles encombraient le cours du fleuve.

Malgré les difficultés de la navigation, amoindries du reste depuis les derniers travaux, la barge naviguait en toute sécurité, et la godille la protégeait des chocs et de l’échouage. Décidément, si M. Jaeger connaissait bien ces contrées du haut Danube, Ilia Krusch connaissait non moins bien les détours et les passes du fleuve, et il n’eût pas été embarrassé de diriger un bateau en pleine charge ou un de ces longs trains de bois qui s’en allaient à la dérive.

Depuis Ratisbonne, le Danube coule en direction du Sud-Est, jusqu’à Lintz, et ce fut un peu en aval de cette ville que la barge s’arrêta dans la soirée du 14 mai.

La pêche n’avait été qu’ordinaire pendant ces trois jours, car le poisson ne mord pas volontiers, lorsque la flotte est entraînée par un courant assez vif. Il faut être brochet stupide et vorace pour se laisser tenter par le carpillon ou le goujon frétillant qui amorcent les hameçons.

« Il est vrai, ainsi que le fit remarquer Ilia Krusch à un moment où, après l’avoir laissé avaler sa proie au lieu de la ferrer rapidement, (il) ramenait à bord un sujet de quinze livres, lorsqu’on possède une mâchoire munie de sept centaines de dents…

— Si nous en avions autant, nous serions peut-être aussi gloutons que lui !… dit M. Jaeger.

— Comme vous dites ! » réplique Ilia Krusch, en approuvant la réponse.

Or, il arriva que ce soir-là, chez un mareyeur dont la maison donnait sur la berge, et qui fournissait le marché de Lintz, la pêche put être convenablement vendue, et cela tout en respectant l’incognito du pêcheur.

On ne s’étonnera donc pas si Ilia Krusch posa à M. Jaeger les questions suivantes :

M. Jaeger connaissait-il Lintz ?…

M. Jaeger connaissait Lintz, l’ayant même habitée quelque temps.

M. Jaeger avait-il affaire à Lintz ?…

M. Jaeger ne voyait aucune raison de séjourner vingt-quatre heures dans ce chef-lieu du Cercle de la Mühl.

M. Jaeger, puisque la pêche était vendue, verrait-il un inconvénient à ce que le départ s’effectuât dès le lendemain à la pointe du jour ?…

M. Jaeger ne voyait aucun inconvénient à cela. La barge se remettrait en marche dès que le voudrait M. Ilia Krusch…

« Ce qui vous épargnera, ajouta-t-il en riant, l’ennui d’être acclamé ou porté en triomphe. Mais ce sont les vingt-trois mille habitants de Lintz qui ne seront pas satisfaits, en apprenant que le célèbre Ilia Krusch s’est abstenu de leur rendre une visite officielle ! »

Cet argument n’était pas pour toucher, on s’en doute, le plus modeste des pêcheurs à la ligne, et il fut convenu que la barge démarrerait avant que les premiers passants eussent paru sur la berge.

Au surplus, Lintz n’a point le privilège d’attirer les touristes, et, par elle-même, la ville n’offre rien de bien curieux. C’est une cité militaire que sa situation en ce point du Danube destinait à être telle. On l’a entourée de fortifications dont le canon moderne aurait peut-être plus facilement raison que ne le pense le gouvernement autrichien, et bien qu’elle soit protégée par trente-deux tours massives, qui peuvent croiser leurs feux — vingt-trois sur la rive droite, neuf sur la rive gauche. C’est en somme, une sorte de vaste camp retranché que commande la puissante citadelle du Pöstlingberg. Quant aux monuments, ce n’est point les collines qui manquaient pour les placer dans des sites pittoresques, puisque la ville s’étage sur cinq ou six, et ce n’est point le miroir qui leur eût fait défaut pour s’y réfléchir, puisque le fleuve, semé d’îles, traversé d’un pont de bois, s’arrondit à ses pieds comme un lac calme et limpide. Mais, en dehors du vieux château royal, aux murs de briques rouges, destiné à devenir un jour caserne et prison, les richesses architecturales sont rares à Lintz.

Lintz n’est pas commerçante, et, lorsqu’il voyageait pour le compte de la maison de Pest, M. Jaeger y faisait peu d’affaires sans doute. Dans tous les cas, il ne songea même pas à terminer sa soirée dans un des cafés de la ville, et se promena sur la berge jusqu’à l’heure du coucher.

Le lendemain, à peine s’il faisait jour lorsque l’embarcation se détacha de la rive pour prendre le fil du courant, et, tandis que M. Jaeger restait étendu sous le tôt, Ilia Krusch, sa ligne à la main, se maintenait le long de la berge.