Le Beau Danube jaune/Chapitre 6

Société Jules Verne (p. 59-67).

vi

DE RATISBONNE À PASSAU

Le lendemain, au jour naissant, M. Jaeger, le premier des deux, se dégagea du tôt, fit ses ablutions avec l’eau fraîche du fleuve, rajusta ses vêtements, et, coiffé de son chapeau à larges bords, se campa debout à l’arrière de l’embarcation.

De là, en amont et en aval de l’arche, ses regards observèrent tour à tour les bateaux en marche comme ceux qui étaient encore amarrés aux quais des deux rives. Ce spectacle semblait l’intéresser vivement. Il suivait des yeux les préparatifs de départ qui se faisaient çà et là, des voiles se hissant, des cheminées de remorqueurs empanachées de fumées noirâtres. Mais ce qui attirait surtout son attention, c’étaient les chalands qui descendaient ou se préparaient à descendre le Danube.

Pendant une dizaine de minutes, M. Jaeger resta ainsi en observation. À ce moment, il fut rejoint par Ilia Krusch qui sortait du tôt.

« Eh bien ! comment avez-vous dormi ? lui demanda son compagnon.

— Aussi profondément que vous, monsieur Krusch, et tout comme si j’avais passé la nuit dans la meilleure chambre du meilleur hôtel. Et, maintenant, je vais prendre congé de vous jusqu’au souper, car je reviendrai avant le soir.

— À votre aise, monsieur Jaeger, et tandis que vous irez à vos affaires, je vais aller vendre notre pêche au marché de Ratisbonne.

— Le plus cher possible, monsieur Krusch, recommanda M. Jaeger, car c’est à mon profit…

— Le plus cher possible, en effet. Mais, je le crains, vous aurez quelque peine à regagner la totalité de vos cinq cents florins…

— Ce n’est pas mon avis », se contenta de répondre M. Jaeger.

La barge fut alors halée près du quai, et il débarqua, après avoir pris congé de M. Krusch.

Il était évident que M. Jaeger connaissait la ville, car il n’hésita pas sur la direction à suivre pour gagner le quartier du centre. À peu de distance du pont, il se trouva en face de Dom, la cathédrale aux tours inachevées, et dont il ne regarda que d’un œil distrait le curieux portail qui est de la fin du quinzième siècle. Il s’engagea à travers les rues silencieuses de cette cité bruyante autrefois, encore flanquée çà et là de donjons féodaux de dix étages, et que n’anime plus guère une population tombée à vingt-six mille âmes. Assurément, il n’irait pas admirer au palais du prince de Tour et Taxis, la chapelle gothique et le cloître ogival, pas plus que la bibliothèque de pipes, qui faisaient partie de cet ancien couvent. Il ne visiterait pas davantage le Rathaus, l’hôtel de ville, siège jadis de la diète, dont la salle est ornée de vieille tentures, et où la chambre de tortures avec ses divers appareils, est montrée non sans orgueil par le concierge de l’endroit. Il ne dépenserait pas un trinkgeld, le pourboire allemand, à payer les services d’un cicérone. Il n’eût besoin de personne pour se rendre à l’hôtel du Dampfschiffshof[1], en suivant des rues dont les maisons sont sculptées sur leurs façades des armes de la noblesse impériale.

Lorsqu’il eut franchi le seuil de l’hôtel, M. Jaeger vint s’asseoir à une table du parloir et demanda les journaux de la ville et les feuilles étrangères. Cette lecture lui prit une heure, et après avoir prévenu qu’il reviendrait déjeuner, il quitta l’hôtel sans avoir donné son nom, ce qui n’était pas exigé d’ailleurs, puisqu’il n’y devait pas séjourner.

Si Ilia Krusch eût suivi son compagnon pendant cette matinée, il l’aurait vu se rendre tout droit au bureau de poste. Là, M. Jaeger demanda s’il y avait des lettres poste restante aux initiales X.K.Z.[2].

Deux lettres attendaient depuis plusieurs jours, l’une datée de Belgrade, avec le timbre serbe, l’autre datée d’Ismaïl, ville moldave à l’embouchure du Danube.

M. Jaeger prit ces lettres, les lut attentivement sans que son visage décelât le moindre sentiment, et il les remit dans sa poche, après les avoir réintroduites à l’intérieur de leur enveloppe.

Cela fait, il se préparait à quitter le bureau lorsqu’un homme, assez vulgairement vêtu, l’accosta sur la porte.

Cet homme et lui se connaissaient, car un geste arrêta le nouveau venu au moment où il allait prendre la parole.

Ce geste signifiait évidemment : « Pas ici… on pourrait nous entendre ».

Tous deux sortirent, marchant l’un près de l’autre vers la place voisine.

Là, les passants ne pourraient les gêner. Il leur serait loisible de s’entretenir en toute sécurité, et c’est ce qu’ils firent pendant une dizaine de minutes. M. Jaeger prit même une des lettres qu’il venait de retirer, et en fit lire quelques lignes à son interlocuteur.

Et, s’il eût été là, Ilia Krusch l’eût entendu dire :

« Ainsi le bateau signalé est arrivé à Nicopoli ?…

— Oui, mais on a eu beau chercher, rien trouvé…

— C’est bon. Tu retournes à Belgrade ?…

— Oui.

— Il y a apparence que j’y serai dans trois ou quatre semaines.

— Dois-je vous y attendre ?…

— Sans doute… à moins que tu ne reçoives contre-ordre d’ici-là. »

Et comme ils allaient prendre congé l’un de l’autre :

« Tu as entendu parler d’un certain Ilia Krusch ?… demanda M. Jaeger.

— Ce pêcheur qui s’est engagé à descendre le Danube la ligne à la main ?…

— Précisément. Eh bien, quand il arrivera à Belgrade ou ailleurs, si je suis avec lui, n’aie pas l’air de me connaître. »

Et là-dessus, ils se séparèrent ; l’homme s’enfonça vers le haut quartier de la ville, tandis que M. Jaeger prenait une rue qui devait le ramener à l’hôtel du Dampfschiffshof.

Il était l’heure de déjeuner. Mais avant de prendre place à la table commune, M. Jaeger rentra dans le parloir, y écrivit deux lettres, en réponse sans doute à celles qu’il avait reçues ; puis, après avoir été les déposer à la boîte la plus voisine, il s’assit pour le déjeuner.

Cinq ou six convives étaient à leur place, causant de choses et d’autres. Mais, s’il mangea de grand appétit, et plus copieusement qu’il l’eût fait avec les provisions de la barge, M. Jaeger ne se mêla point à la conversation. Il écoutait, cependant, en homme qui paraissait avoir l’habitude de prêter oreille à tout ce qui se disait autour de lui. Et, ce qui le frappa plus particulièrement, ce fut lorsque l’un des convives dit à son voisin :

« Eh bien, ce fameux Latzko, on n’en a donc pas de nouvelles ?…

— Pas plus que du fameux Krusch, répondit l’autre. On attendait son passage à Ratisbonne, et il n’a pas encore été signalé…

— En effet, c’est singulier…

— À moins que Krusch et Latzko ne fassent qu’un…

— Vous voulez rire ?…

— Eh ! ma foi, qui sait ?… »

En entendant ces propos, sans importance, à coup sûr, ce qu’on appelle des propos en l’air, M. Jaeger avait vivement relevé la tête. Mais il eut comme un imperceptible mouvement d’épaule, et acheva son déjeuner sans avoir prononcé une parole.

Vers midi et demie, M. Jaeger, ayant réglé sa note à l’hôtel, s’engageait à travers les rues qui redescendent vers le quai. De visiter les hauts quartiers de la ville, il se souciait peu sans doute, et il paraissait plutôt attiré par le mouvement fluvial qui est assez considérable à Rastisbonne. Il est rare, cependant, que les étrangers négligent de parcourir le faubourg de Stadt-am-Hof, annexe de la cité. Mais ce ne fut point pour attirer M. Jaeger, et il revint vers la rive.

Arrivé en cet endroit, au lieu de rejoindre Ilia Krusch, qui, sa vente effectuée, devait être dans la barge, il prit par le pont, et se transporta sur la rive droite du fleuve.

Là étaient amarrés un certain nombre de chalands, dont quelques-uns se disposaient à partir. Plusieurs même, à la file les uns des autres, prirent la remorque d’un remorqueur, et continuèrent leur navigation vers le haut cours du Danube.

Mais il ne semblait pas que ceux-ci dussent intéresser M. Jaeger. Les bateaux qu’il observait toujours avec une extrême attention, c’étaient ceux qui étaient à destination du bas cours.

Il y en avait là une demi-douzaine d’une contenance à pourvoir porter une centaine de tonnes. C’est tout au plus s’ils calaient trois ou quatre pieds, ce qui leur rendait accessibles même les passes les moins profondes, étroitement resserrées parfois entre les îles et les rives.

M. Jaeger resta là deux grandes heures, observant ce qui se faisait à bord de ces chalands, les chargeurs qui apportaient de nouveaux colis pour compléter la cargaison, les derniers préparatifs de ceux qui allaient quitter Ratisbonne dans l’après-midi.

Du reste, le va-et-vient était assez animé sur le quai, et sans parler des auxiliaires de la batellerie, nombre de curieux allaient et venaient.

Parmi ces spectateurs, il s’en trouvait quelques-uns qui n’avaient point été amenés là par un simple sentiment de curiosité. On reconnaissait facilement au milieu des groupes certains agents de la police des douanes. M. Jaeger ne s’y trompa point. Il ne pouvait ignorer d’ailleurs que, depuis la réunion de la Commission internationale, les plus sévères mesures avaient été décidées pour assurer la surveillance du Danube sur tout son parcours. Pas un bateau qui ne fût visité, soit pendant ses relâches aux villes ou bourgades riveraines, soit en navigation par les agents dont les embarcations circulaient jour et nuit sur le fleuve.

Dans tous les cas, ce ne fut ni ce jour-là, ni en cet endroit que l’on put mettre la main sur cet imprenable Latzko, et cette grosse affaire de contrebande n’avait point fait un pas, lorsque M. Jaeger quitta la berge.

Une fois sur le pont, il ne marcha plus qu’avec une extrême lenteur, s’arrêtant lorsque quelque chaland s’engageait sous les arches centrales sans relâcher à Ratisbonne. Ses regards allaient incessamment depuis le premier tournant du fleuve jusqu’au dernier, et il ne prêtait guère attention aux gens qui passaient près de lui.

Mais, à un moment, voici qu’une main se posa sur son épaule, et il s’entendit interpeller de la sorte :

« Eh, monsieur Jaeger, il faut croire que tout cela vous intéresse… »

M. Jaeger se retourna, et vit en face de lui Ilia Krusch qui le regardait en souriant.

« Oui, répondit-il, tout ce mouvement du fleuve est curieux !… Je ne me lasse pas de l’observer…

— Eh, monsieur Jaeger, dit Ilia Krusch, cela vous intéressera davantage, lorsque nous serons sur le bas cours du fleuve !… Les bateaux y sont plus nombreux !… Attendez que nous soyons aux Portes de Fer… Les connaissez-vous ?…

— Non, répondit M. Jaeger.

— Eh bien, déclara Ilia Krusch, il faut avoir vu cela !… Et s’il n’y a pas au monde de plus beau fleuve que le Danube, il n’y a pas sur tout le cours du Danube un plus bel endroit que les Portes de Fer !… »

Décidément, ce digne pêcheur à la ligne était un enthousiaste admirateur de son fleuve, et, toutes les fois que l’occasion se présentait, il en faisait un éloge auquel son compagnon adhérait volontiers. Mais, au fond, peut-être le Danube intéressait-il moins M. Jaeger comme fleuve que comme « chemin qui marche » pour employer une locution très connue depuis X…[3]

Cependant, le soleil déclinait vers l’amont. La grosse montre d’Ilia Krusch marquait près de six heures et il dit :

« J’étais en bas dans la barge, lorsque je vous ai aperçu sur le pont, monsieur Jaeger… Aux signes que je vous faisais, vous n’avez pas répondu… Alors je suis venu vous trouver… Vous savez, nous partirons demain matin de très bonne heure, si vous voulez prendre votre part du souper ?…

— Volontiers, monsieur Krusch, et je vous suis. »

Tous deux descendirent vers la rive gauche pour gagner le point de la berge où avait accosté l’embarcation, et comme ils tournaient l’extrémité du pont, M. Jaeger de dire :

— Et la vente… la vente de notre poisson, monsieur Krusch ?… Êtes-vous satisfait ?…

— Médiocrement, monsieur Jaeger… La marchandise abonde en ce moment, et le marché de Ratisbonne était très approvisionné… Peut-être en tirerons-nous meilleur profit à Passau, à Lintz, à Presbourg…

— Oh ! je ne suis pas inquiet, déclara M. Jaeger… Je vous le répète, je n’y perdrai pas, au contraire… Et le prix que j’ai acheté votre pêche sera doublé avant notre arrivée à l’embouchure du fleuve ! »

Un quart d’heure plus tard, M. Jaeger et Ilia Krusch soupaient tranquillement à l’arrière de la barge. Puis, ce repas terminé, ils s’étendirent dans le tôt l’un près de l’autre. Abrités sous la première arche du pont, ils n’avaient rien à craindre si le temps se mettait à la pluie, et, de fait, ils n’entendirent même pas qu’elle tomba en grosses gouttes pendant une partie de la nuit.

À cinq heures et demie du matin, l’embarcation était déjà à trois quarts de lieues de Ratisbonne, en longeant la rive droite où l’action du courant se faisait plus rapidement sentir. La ligne rapporta des gardons blancs et des gardons rouges, ces derniers n’ayant pas encore regagné les fonds caillouteux ou herbeux où se rencontrent les eaux plus fraîches qu’ils recherchent de préférence.

Du reste, Ilia Krusch s’était outillé en vue de cette pêche, et le voici, disant à son compagnon :

« Voyez-vous, monsieur Jaeger, j’ai amorcé mes petits hameçons avec du blé cuit aromatisé d’assa-foetida !… Ils aiment cela, ces poissons… Chacun son goût, n’est-il pas vrai ? L’hiver, j’aurais amorcé avec du pain desséché, trempé de sang frais… Mais nous sommes en mai depuis une semaine et il faut offrir aux gardons ce qu’ils préfèrent… Sans doute, on les prend mieux, lorsque la flotte reste immobile, car ils ont la bouche droite et mordent vite… Néanmoins, j’espère réussir à en pêcher quelques douzaines, qui se vendront bien, je l’espère aussi… Soyez certain que je ne négligerai rien de ce qui peut vous profiter, monsieur Jaeger…

— Je le sais, monsieur Krusch, car vous êtes le plus honnête homme du monde… Mais ne vous tourmentez pas, et laissons aller les choses ! »

Ilia Krusch ne s’était point trop avancé, et pendant cette matinée, son épuisette ramena une quarantaine de gardons qu’il avait ferrés d’un coup vif, et sans y mettre trop de force.

Le produit de la pêche de cette journée fut assez rémunérateur. Et, en vérité, Ilia Krusch s’en montrait tout heureux. Il aurait été très chagriné que M. Jaeger eût fait un marché désavantageux, et d’autant plus que depuis qu’ils vivaient de cette existence commune, avec sa nature bonne et sensible, il ressentait une vive amitié pour son compagnon, et celui-ci n’était pas sans s’en apercevoir.

En aval de Ratisbonne, les rives présentent des aspects très différents. Sur la droite se succèdent de fertiles plaines à perte de vue, une riche et productive campagne, où ne manquent ni les fermes ni les villages. Nombre de bateaux viennent charger de ce côté, et il n’était pas impossible que la contrebande se fit activement par le sud du Danube. Aussi, du moins dans la traversée de la Bavière, cette rive était-elle très surveillée, et les agents de Karl Dragoch, le chef de police, devaient-ils incessamment la parcourir.

Sur la gauche se massent des forêts profondes, s’étageant des collines en direction du Rohmer wald. En passant, M. Jaeger et Ilia Krusch aperçurent au-dessus de la bourgade de Donaustauf le palais d’été des princes de la Tour et Taxis et le vieux château épiscopal de Ratisbonne ; puis, au-delà, sur le Salvatorberg, apparut une sorte de Parthénon, égaré sous le ciel bavarois qui n’est point celui de l’Attique, et dont la construction est due au roi Louis. C’est aussi un Musée où figurent les bustes des héros de la Germanie, mais moins admiré à l’intérieur qu’il ne l’est à l’extérieur pour ses belles dispositions architecturales. S’il ne vaut pas le Parthénon d’Athènes, il l’emporte sur le Parthénon dont les Écossais ont décoré une des collines d’Édimbourg, la Vieille Enfumée.

Le courant entraînait alors la barge du côté de la droite, le long des îles ombragées de beaux arbres. Le fleuve dessinait là des courbes multiples, qui ramenaient longtemps le même point de vue devant les regards. Ilia Krusch eut l’occasion de s’arrêter à Straubing, autant pour vendre sa pêche dans les conditions ordinaires que pour renouveler ses provisions. Après avoir dépassé l’embouchure de l’Isar, un des affluents de la rive gauche, il relâcha pour la nuit devant la bourgade de Deggendorf, où le Danube, alors large de douze cents pieds, est traversé par un pont de vingt-six arches — onze de plus que celui de Rastibonne ; mais il est en bois, il est même démontable, et, chaque année, on l’enlève, car il risquerait d’être emporté par la débâcle à la fin de l’hiver. Puis, on le rétablit, et les nombreux pèlerins qui viennent en procession dans ce pays où l’on conserve pieusement les légendes religieuses, à Ober-Altaich, à la vieille église du Bogenberg, à Deggendorf, de miraculeuse mémoire, trouvent communication entre les deux rives du fleuve.

Ce qu’Ilia Krusch eut à remarquer, bien qu’il ne songeât point à s’en étonner autrement, c’est que, dans les principales bourgades, parfois même dans les plus modestes villages, M. Jaeger rencontrait des personnes de connaissance. Quelques individus, sans doute des habitants, venaient et échangeaient quelques paroles avec lui. Il ne négligeait pas non plus de se rendre au bureau de poste, où l’attendaient presque toujours des lettres à son adresse.

« Eh ! lui dit-il un jour, vous avez donc des relations un peu partout, monsieur Jaeger ?…

— En effet, monsieur Krusch… Cela tient à ce que j’ai souvent parcouru ces contrées riveraines du Danube.

— En curieux, monsieur Jaeger ? » demanda Ilia Krusch, auquel son compagnon n’avait point fait encore de confidences — ce dont il ne se préoccupait guère d’ailleurs. Peut-être même pensa-t-il que sa question ne laissait pas d’être un peu indiscrète.

Il n’en était rien, assurément, car M. Jaeger lui répondit aussitôt :

« Non, ce n’est point en curieux que je visitais ces contrées, monsieur Krusch. Je voyageais pour le compte d’une maison de commerce de Pest, et, à ce métier-là, vous le savez, non seulement on voit du pays, mais on se crée des relations avec beaucoup de monde. »

Il n’en fallait pas plus pour satisfaire Ilia Krusch, qui ne se fût jamais permis un soupçon à l’égard de M. Jaeger.

En approchant de Passau, la rive droite se montrait moins plate qu’au sortir de Ratisbonne. Sur la campagne se dessinaient les premières ramifications des Alpes Rhétiques. Le Danube se resserre alors dans une vallée plus étroite. Ce parcours est délicieux pour un touriste et justifie l’empressement qu’on met à le visiter. Les eaux du Danube n’y mènent plus un cours tranquille et régulier. Autrefois, il s’y formait des rapides assez dangereux, et il n’était pas rare que la batellerie y éprouvât de graves dommages. En effet, c’est à cette hauteur que les roches apparaissent dans le lit du fleuve, et, s’y précipitant en grand tumulte, le courant ne permettait que très malaisément d’éviter ces écueils. Par les grandes crues, les difficultés étaient moindres ; mais, à l’étiage normal, la navigation ne laissait pas d’être périlleuse.

Maintenant, les dangers sont moins grands. On fait sauter à la mine les plus gênantes de ces roches qui s’échelonnaient d’une rive à l’autre. Les rapides ont perdu de leur violence ; les remous n’attirent plus les bateaux dans leurs tourbillons ; la surface du fleuve est relativement calme, et le nombre des catastrophes a diminué.

Cependant, il y a encore quelques précautions à prendre, autant pour les grands chalands que pour les petites embarcations. Mais cela n’était pas pour embarrasser Ilia Krusch. M. Jaeger ne pouvait qu’être satisfait de la manière dont il conduisait la barge. Si elle déviait, un coup de godille l’avait promptement remise en bonne direction, et Ilia Krusch manœuvrait avec une remarquable sûreté d’œil et de main.

C’était le 9 mai au matin que M. Jaeger et lui avaient quitté Rastibonne. Ce fut le matin du 11 mai, à cent quarante kilomètres de là, après une nuit passée près de la rive gauche, qu’ils atteignirent la bourgade de Vils. Ils ne se trouvaient plus qu’à une heure de Passau, la dernière ville bavaroise de la rive droite.

Deux heures, le soleil levé, furent consacrées à la pêche, qui donna quelques douzaines de chevesnes, de carpes, de gardons, de barbeaux. En y ajoutant le poisson pris la veille, et qui n’avait pas été vendu, la relâche s’étant (faite)[4] en un endroit désert, la marchandise, à moins que le marché de Passau ne fût par trop fourni, se vendrait dans de bonnes conditions.

Il n’y eut pas lieu d’aller jusqu’au marché. Cette fois, l’arrivée d’Ilia Krusch était attendue ce jour-là, et une note parue dans les journaux du matin l’avait annoncée. On avait enfin retrouvé les traces d’Ilia Krusch !

En effet, une cinquantaine de curieux accouraient pour saluer la barge de leurs acclamations. Et alors M. Jaeger de s’écrier :

« Eh ! Vous ne passerez pas incognito, monsieur Krusch, et vous ne manquerez pas d’acheteur ! Songez donc, le poisson du lauréat de la Ligne Danubienne ! Vous comprenez, j’ai un peu spéculé là-dessus, c’est ce qui fait que je gagnerai sur vous, et vous allez vendre au poids de l’or vos barbeaux, vos carpes, vos gardons et vos chevesnes ! Mais, je n’aime guère ces bruyants concours de monde ; je n’ai point droit à ces hommages, et je vais vous laisser à vos admirateurs ! »

Aussi, cela dit, M. Jaeger sauta-t-il à terre dès que la barge eût accosté. La vérité est que tous les regards allaient à Ilia Krusch, et personne ne remarqua que le triomphateur eût un compagnon de voyage.


  1. Le nom allemand signifie déjà « Hôtel du bateau à vapeur » (NDLR)
  2. On retrouve avec surprise les mêmes initiales de l’homme masqué (William J. Hypperbone) du Testament d’un excentrique (NDLR)
  3. En blanc dans le manuscrit.
  4. Mot absent du manuscrit. J’ajoute les mots omis en les mettant entre parenthèses (NDLR).