Le Batteur d'estrade (Duplessis)/II/XVI

A. Cadot (Tome IVp. 27-30).

XVI

L’APACHERIA.


Le territoire le moins exploré, et par conséquent le moins connu de toute la république mexicaine, est sans contredit celui de l’Apacheria. Le nombre des voyageurs qui ont osé s’aventurer, jusqu’à ce jour, dans ces contrées sauvages, est peu considérable ; le chiffre de ceux qui en sont revenus presque nul. Les Indiens Apaches savent défendre leurs solitudes.

Nous demanderons au lecteur de ne pas nous accuser d’ignorance, si par hasard nous ne nous trouvons pas être d’accord avec les géographes de cabinet qui ont bien voulu s’occuper de ces lointaines contrées. Ils en ont donné des descriptions d’un style honnête et correct, d’une couleur modérée ; descriptions fort honorables, sans doute, et qui obtiendraient à coup sûr un prix de narration dans un concours de rhétorique, mais qui pèchent néanmoins par un léger défaut, par un manque complet d’exactitude.

L’Apacheria, dont on a fait, pour ainsi dire, une succursale de la Prairie, ne ressemble en rien au désert américain ; elle n’en a ni la configuration plane, ni les horizons monotones. Si, de temps à autre, une magnifique vallée offre sa verdoyante arène à l’impétueuse rapidité des chevaux à moitié sauvages ou aux gracieux élans des chevreuils et des daims, bientôt de hautes montagnes bizarrement découpées et d’impénétrables forêts pleines d’ombre et de mystère rompent la ligne droite du paysage, et présentent un second plan pittoresquement accidenté.

Ce qui frappe le plus d’étonnement dans l’Apacheria, c’est l’intime harmonie qui existe entre ses habitants et son sol : on dirait que la nature comprend et partage leurs passions. Défiante et circonspecte, elle semble, par ses précautions infinies, prévoir et redouter l’envahissement de la civilisation. De nombreuses rivières, véritables labyrinthes aquatiques, dont les affluents seuls sont indiqués sur les cartes, mais dont les sources restent inconnues, coulent silencieusement sous les dômes de feuillage des forêts, et échappent, par leurs inextricables sinuosités, à la connaissance du piéton explorateur. Des amas de roches volcaniques, repaires des plus dangereux reptiles, cachent et défendent l’entrée des plaines et des vallons. L’écho lui-même reste muet, comme s’il craignait de compromettre, par son complaisant bavardage, le secret d’une retraite inconnue.

C’est sur les confins de l’Apacheria, que nous conduirons le lecteur. Il est deux heures de l’après-midi. Deux cavaliers sont assis au pied d’un arbre, auquel ils ont attaché leurs chevaux, Les flancs amaigris et l’impatiente voracité des deux pauvres bêtes, qui arrachent et broutent avec des mouvements saccadés et nerveux l’herbe à leur portée, prouvent qu’ils viennent de subir une longue abstinence. Les cavaliers sont le comte d’Ambron et le Canadien Grandjean. On est aux premiers jours du mois de décembre.

Le jeune homme est pâle, et chaque mouvement paraît lui causer d’atroces souffrances ; néanmoins il a le regard fixe et pensif ; on dirait qu’isolé du monde physique par une préoccupation puissante, il subit la douleur à son insu. Quinze jours se sont écoulés depuis l’enlèvement d’Antonia.

Quant à Grandjean, c’est bien toujours le même homme ; Sa robuste constitution n’a rien perdu de sa force, ses nerfs ont conservé toute leur vigueur ; seulement son osseux visage n’a plus cette expression d’apathique indifférence qui jadis lui était habituelle. Un sentiment tout nouveau pour lui, et qui tient tout à la fois de la mélancolie et du remords, a traversé sa rude épiderme et pénétré jusqu’à son cœur. Depuis le pardon que lui a accordé Joaquin Dick, le géant a beaucoup réfléchi à des choses qui jusqu’alors n’avaient jamais attiré son attention : il commence, non pas encore à comprendre, mais du moins à soupçonner qu’en dehors de l’amour de la Normandie, de la soif de l’or et du maniement du rifle, d’autres passions peuvent prendre place dans la vie. Le désespoir de son compagnon de voyage, désespoir dont il a deviné l’effrayante portée, malgré le calme apparent du comte, lui laisse aussi pressentir, bien vaguement, il est vrai, l’existence d’un monde intellectuel et moral. Le Canadien est inquiet, tourmenté ; il mange sans grand appétit ; un seul gigot de daim suffit à un de ses repas.

Le paysage tout exceptionnel, quoique peu étendu, qui encadre l’aventurier et le comte, mérite une courte description. À leur droite, à cent pas à peine, la rivière Gila, grossie par l’affluent du rio Azul (ou rivière bleue), reflète dans ses eaux calmes et limpides les cimes d’arbres, d’essences différentes ; à gauche, un bois touffu invite par sa fraîcheur le voyageur au repos ; du côté du nord, on aperçoit un colossal monceau de ruines, d’un aspect aussi saisissant qu’étrange ; ces ruines, à moitié ensevelies sous un manteau de lianes et dominées par des palmiers de la grande espèce, n’appartiennent à aucun ordre connu d’architecture ; elles rappellent volontiers les gravures à la manière noire de Martins, le fougueux crayonneur des catastrophes bibliques ; on pourrait se croire dans l’un des faubourgs ravagés de Ninive. Un énorme bloc de pierre de taille, grossièrement sculpté, représente un monstre hideux et sans analogie dans la nature ou dans la fable. Ces ruines, auxquelles la tradition ne peut appliquer une date précise, sont un des restes de la splendeur des premiers monarques aztèques : lors du débarquement du fier et rusé Castillan Fernand Cortez, l’aventurier de génie, ces antiquités servaient déjà aux lettrés de la cour de Montézuma à rédiger des mémoires et à se faire recevoir de l’Académie des sciences de Mexico.

Il y a déjà près d’une demi-heure que le comte et le Canadien sont assis à côté l’un de l’autre, et ils n’ont pas encore échangé une seule parole. Grandjean joue distraitement avec la batterie de son rifle ; M. d’Ambron est toujours plongé dans une profonde rêverie. Enfin le jeune homme laisse échapper un geste d’impatience, et son regard, perdant sa fixité, interroge les environs.

— Rien ! murmura-t-il comme se parlant à lui-même ; Grandjean se sera trompé.

— Je vous demande bien pardon, monsieur, s’écria le géant, mais votre supposition n’a pas le sens commun. Je ne pouvais pas me tromper, et je ne me suis pas trompé. C’est parfaitement bien ici que sa seigneurie Joaquin Dick nous a donné rendez-vous.

— Joaquin Dick, répéta le jeune homme, l’avons-nous donc rencontré ?

À cette question faite machinalement et d’un ton qui dénotait une absence momentanée d’esprit ou de mémoire, le Canadien secoua lentement la tête, et contempla presque avec tristesse son interlocuteur.

— Non, monsieur, dit-il, depuis notre départ de la Ventana, nous n’avons point rencontré le señor Joaquin en personne, mais à chacun de nos pas nous avons trouvé une indication ou une recommandation venant de lui. Ce matin, en arrivant sur les bords du rio Gila, je vous ai montré, dessinée sur le sable, une figure qui représentait avec une scrupuleuse exactitude cette vilaine idole en pierre que nous avons en ce moment-ci devant les yeux ; à côté de ce dessin, une empreinte simulant deux fers croisés de cheval, nous ordonnait d’une façon claire et précise de nous arrêter et d’attendre lorsque nous aurions atteint l’endroit où nous sommes maintenant. Vous voyez bien que le doute ne m’est pas permis, et que je n’ai pu commettre aucune erreur.

— Soit ! attendons ! Ah ! un mot, Grandjean. Penses-tu que nous soyons encore bien loin de la troupe des bandits que guide et commande le marquis de Hallay ?

— Non, seigneurie.

— Mais à quelle distance ?

— Je l’ignore au juste ; elle doit être peu grande.

— Dieu veuille que tes calculs soient exacts ! Ainsi, selon toi, c’est ce soir ou demain, au plus tard, que nous attaquerons les bandits et délivrerons madame la comtesse d’Ambron ?

— Je n’ai rien avancé de semblable, seigneurie. J’ajouterai même qu’un pareil projet ne s’est jamais présenté à ma pensée !… Attaquer à nous deux la troupe de M. de Hallay !… plus de deux cents hommes ! Ce serait tout bonnement de la démence. Autant vaudrait tenter dans une frêle embarcation la descente des chutes du Niagara.

— Qu’importe que nous succombions, pourvu que cet infâme de Hallay reçoive le châtiment de son crime !

— Mais cela importe au contraire beaucoup, señor. Je n’aime pas à être la dupe d’un marché ou d’un sentiment. Or, se venger en se sacrifiant soi-même, ce n’est plus se venger : c’est partager sottement le malheur de son ennemi.

— Ainsi, si un heureux hasard me met prochainement en présence du marquis, je ne devrai plus compter sur toi ?

— Je vous demande pardon, monsieur, là où je vous aurai conduit je ne vous abandonnerai pas.

— Non, non, Grandjean, je ne saurais accepter ton dévouement. J’étais fou tout à l’heure en te demandant de t’associer à ma haine : tu me connais à peine ; je n’ai jamais rien fait pour toi. Le marquis de Hallay ne t’a pas offensé. Je n’ai donc à attendre qu’une chose de ta bonne volonté : que tu m’aides à rejoindre le plus tôt possible le ravisseur de la comtesse. Quand sonnera l’heure du combat, je te rendrai ta liberté pleine et entière.

— Quand sonnera l’heure du combat, monsieur d’Ambron, reprit froidement le Canadien, vous me verrez à vos côtés, et vous entendrez la voix de mon rifle se mêler aux clameurs de la bataille ! Oh ! ne me remerciez point, je n’ai pas achevé. Si je suis prêt à unir mes efforts aux vôtres, ce n’est pas à dire que j’aie soif du sang de mon ancien maître, que j’embrasse vos rancunes et que je partage votre désespoir. Non, dans le cas actuel, je ne songe pas même à vous ; je n’ai qu’un désir, qu’un but : rendre au seigneur Joaquin Dick la tranquillité et le bonheur.


Les paroles du Canadien produisirent une pénible impression sur M. d’Ambron.

Les paroles du Canadien produisirent une pénible impression sur M. d’Ambron.

— J’admets volontiers, dit-il, que le señor Dick, connaissant Antonia dès sa plus tendre enfance, lui porte un certain intérêt ; mais cet attachement banal et qui ne repose que sur l’habitude, ne saurait être ni assez vif ni assez profond pour que le malheur arrivé à la comtesse ait plongé le Batteur d’Estrade dans un tel désespoir, que tu n’hésites pas, toi, son dévoué serviteur, à sacrifier tes jours pour mettre un terme à son chagrin. J’ai réfléchi bien souvent, depuis l’enlèvement de la comtesse, à la poignante douleur que cet affreux événement causa à Joaquin. Il paraissait aussi abattu que moi-même, et il était sincère, car j’entends encore les sanglots qui déchiraient sa poitrine, je vois encore les pleurs qui coulaient sur ses joues ! Lui et moi nous mêlâmes nos larmes et nos serments de vengeance ! Étourdi sur le moment par le coup épouvantable qui me frappait, j’acceptai cette sympathie sans l’analyser. L’infortuné qui se noie ne se cramponne-t-il pas, avec une ardeur et une joie égales, à la tige bienfaisante ou empoisonnée qui doit l’aider à regagner la rive ? Aujourd’hui, plus maître de ma pensée, je m’étonne de l’intérêt passionné que le señor Dick m’a montré dans ces tristes circonstances, et mon étonnement, je ne te le cacherai pas, va même jusqu’au soupçon !… Ne crois pas, Grandjean, que je veuille t’arracher le secret du Batteur d’Estrade !… Loin de là !… je tiens uniquement à te bien faire connaître mes intentions, afin que tu n’aies pas, plus tard, le droit de m’accuser de t’avoir trompé !… Je te déclare donc que si je suis assez heureux pour parvenir à délivrer la comtesse, elle partira pour l’Europe sans revoir le señor Joaquin ! Ce n’est pas, comprends bien ceci, que je me méfie d’Antonia !… ce serait, de ma part, un odieux et abominable sacrilège ! Ce que je ne saurais ni souffrir, ni permettre, malgré ma triste et misérable position présente, c’est que les personnes qui s’associeront à mes efforts et m’aideront dans cette lutte, combattent avec une arrière-pensée qui, tout insensée qu’elle serait, n’en constituerait pas moins une cruelle injure pour madame d’Ambron. En un mot, je ne veux accepter pour alliés que ceux à qui je pourrais offrir mon amitié ou donner mon or.

Le Canadien avait écouté le jeune homme avec une sérieuse attention, mais sans trahir par aucun signe l’impression que ce langage produisait sur lui. Ce fut d’une voix différente qu’il répondit.

— Monsieur d’Ambron, quoique un danger et des efforts communs rapprochent aisément les hommes, je n’ignore pas la distance qui existe entre nous deux, et je vous suis fort reconnaissant des explications que vous avez bien voulu me donner. Toutefois, je n’ai rien compris, ou du moins j’ai compris fort peu de chose à ce que vous venez de me dire. Que le señor Joaquin aime doña Antonia, cela n’est pas douteux… J’en ai une preuve que je n’oublierai jamais… car elle a manqué de me coûter la vie !… Maintenant, l’affection du Batteur d’Estrade doit-elle s’appeler amour ou amitié ? Je l’ignore et ne m’en inquiète pas le moins du monde. Il me suffit d’être assuré qu’en essayant de délivrer la comtesse, je serai agréable au señor Joaquin, pour que je n’hésite pas, dès que l’occasion s’en présentera, à me faire casser la tête !… C’est une dette que j’ai contractée envers lui et que j’acquitterai loyalement ! Voilà, monsieur d’Ambron, pourquoi vous avez le droit de compter entièrement sur moi ! Quant à votre répugnance à accepter l’appui du señor Joaquin, je ne me l’explique pas… Qu’est-ce que cela peut vous faire, qu’il soit amoureux ou non de doña Antonia ? Tant mieux pour vous, au contraire, s’il l’aime ; car il vous aidera à la tirer des mains du marquis !… Une chose que je n’ai jamais pu concevoir, c’est qu’un mari soit jaloux de sa femme ! Moi, quand j’ai un joli cheval et que des écuyers ou des maquignons m’en font compliment et le regardent avec envie, je me trouve non pas humilié, mais très-bien flatté. Enfin, chacun a sa manière de voir !

La réponse du Canadien laissa le comte silencieux, quoiqu’elle eût à diverses reprises fait briller un éclair de colère dans ses yeux et amené le sang à ses joues pâles. Il se repentait d’avoir, par un sentiment de loyauté exagéré, entamé une pareille discussion. Le nom d’Antonia aux lèvres de Grandjean, n’était-ce pas une profanation ?

Enfin, après un silence de quelques minutes, le comte se leva, détacha son cheval, et se retournant vers le Canadien :

— Grandjean, dit-il, le señor Dick ne viendra pas ! Remettons-nous en route : nous n’avons déjà que trop perdu de temps !

— Faites excuse, monsieur, répondit le géant sans bouger de sa place, le señor Joaquin est l’exactitude en personne ; il viendra.

— Est-il donc impossible qu’un empêchement imprévu et insurmontable…

— Oui, monsieur, c’est impossible, interrompit Grandjean, sans laisser le jeune homme achever sa phrase, et cela par l’excellente raison que le señor Joaquin commande aux événements. Ce qu’il dit, il le fait ; ce qu’il promet, il le tient !…

L’accent du Canadien dénotait une conviction enthousiaste, et qui contrastait étrangement avec son flegme ordinaire.

— Soit, reste si tu veux, reprit le comte, moi, je pars.

— Vous avez tort, monsieur d’Ambron, dit froidement Grandjean, sans guide, vous vous égarerez, et votre impatience n’aura d’autre résultat que de retarder le moment de votre rencontre avec M. de Hallay.

Cette considération, la meilleure que l’aventurier pût faire valoir, arrêta court le mari d’Antonia : il frappa du pied le sol avec colère, et regagna, au prix d’une douleur, la place qu’il avait quittée.

— Jusqu’à quand attendrons-nous Joaquin ? demanda-t-il.

— Toujours, seigneurie.

— Mais si la journée se passe sans qu’il se présente ?

— Eh bien, nous bivouaquerons ici cette nuit, voilà tout.

— Et si demain il n’arrive pas ?

— Alors nous camperons. Oh ! soyez sans crainte, les environs sont giboyeux, nous n’aurons pas à souffrir de la faim.

En présence d’une opiniâtreté si tenace, si clairement formulée, et surtout dans l’impossibilité où il était de retrouver seul les traces de son ennemi, M. d’Ambron, quoi qu’il lui en coûtât, dut se soumettre. Une pensée secrète modérait toutefois son irritation ; il se promettait, dès qu’il aurait atteint la troupe des aventuriers, de s’affranchir du concours par trop indépendant du Canadien, et de n’agir plus qu’à sa propre guise.

Un peu calmé par cette réflexion, il reprit la conversation

— Grandjean, dit-il, ta conduite me présente un côté obscur que je ne puis parvenir à expliquer. Je te soupçonne de cacher, sous ta rude enveloppe et ton apparente brusquerie, une dissimulation profonde !

— Moi ; dissimulé !… Vous vous trompez ! je suis prudent, pas autre chose. Sur quoi fondez-vous, je vous prie, votre opinion ?

— Sur ce que, depuis quinze jours que nous sommes partis du rancho de la Ventana, tu n’as pas encore trouvé un seul indice du passage des aventuriers de M. de Hallay. Cependant une troupe de deux cents hommes traversant le désert y met une empreinte humaine qu’un œil bien moins exercé que le tien doit facilement remarquer. Comment concilier ton extrême facilité à suivre la piste du señor Joaquin avec ton impuissance à rejoindre une armée ?

— L’explication que j’ai à vous donner est fort simple, monsieur d’Ambron. Si je ne vous ai pas conduit sur le chemin du marquis, c’est que je n’en ai pas reçu l’ordre ; autrement il y a longtemps déjà que nous l’aurions rattrapé. Le señor Joaquin m’a recommandé, au contraire, de ne pas m’écarter de la route qu’il suivrait lui-même. J’ai obéi. Maintenant, j’ajoute que j’approuve entièrement la prudence du Batteur d’Estrade, car une rencontre avec mon ancien maître nous aurait, probablement été mortelle à vous et à moi !

— Et de quel droit le señor Joaquin dispose-t-il de ma volonté, surtout sans m’avoir consulté, dans la conduite d’une affaire qui me concerne personnellement, et à laquelle, il n’a rien à voir ? s’écria le comte avec une extrême vivacité.

— Cela ne me regarde pas, monsieur !…

Le jeune homme resta un moment silencieux ; puis, changeant de ton :

— Ainsi, reprit-il d’une voix brève, tu connais la position de l’ennemi ?

— La position exacte qu’il occupe ? non ; la direction qu’il suit ? oui.

— Comment sais-tu cela, puisque tu ne m’as pas quitté, et que moi je l’ignore ?

— Parce que, tandis que vous rêvez tout éveillé, moi j’observe.

— Et qu’as-tu observé ?

— Oh bien des choses qui, si je vous les racontais, vous sembleraient insignifiantes.

— Mais encore ?

— J’ai vu tantôt, par exemple, passer un troupeau de daims et une compagnie de poules sauvages dont la course et le vol, opposés aux parages qu’ils affectionnent et qu’ils fréquentent, indiquaient un effroi prolongé que la présence de l’homme devait seule produire.

— Qui t’assure qu’un ours gris n’était pas l’auteur de cette panique ?

— Les ours gris ne poursuivent pas, que je sache, le gibier ailé !…

— Mais des indiens ?

— La poudre est trop rare au désert, et les Indiens sont trop avares de la leur pour qu’ils la gaspillent à tirer sur des poules. Les animaux ne sont pas aussi dénués de bon sens que les savants des villes se l’imaginent. De même que nous, ils observent et ils réfléchissent. Or, les oiseaux savent fort bien qu’ils n’ont rien à redouter des Peaux-Rouges, aussi ne s’enfuient-ils pas à leur approche.

— Et quelle direction suivaient ces daims et ces poules sauvages ?

— Celle du midi.

— Ainsi, c’est vers le nord que je dois me diriger ?

— Décidément, monsieur d’Ambron, vous ne voulez donc pas attendre le señor Joaquin ?

— Non !…

Le Canadien, qui était à moitié couché sur le côté droit, la joue appuyée sur son poing, et son coude sur la terre, s’étendit sur le dos, et plaçant ses deux mains, en guise d’oreiller, sous sa tête :

— L’on ne m’a pas donné l’ordre de vous retenir de force, dit-il avec flegme. Bon voyage, monsieur ; laissez-moi ajouter, avec tout le respect que je vous dois, que vous faites une sottise. Il se peut que le señor Joaquin soit amoureux de votre femme, mais je suis convaincu qu’il vous porte une véritable amitié ! Bien certainement, il vous aurait été utile !…

Le géant, les paupières à moitié fermées et ses grosses lèvres entr’ouvertes, se disposait à dormir, quand un souvenir importun se présenta à sa pensée.

— Si je n’avais pas d’abord enlevé cette pauvre Antonia de son rancho, se dit-il, elle ne serait pas à présent au pouvoir du marquis, et ce brave d’Ambron ne courrait pas à une mort à peu près certaine. Je suis donc la cause véritable et première du malheur qui va lui arriver. Ma foi, c’est bien le moins alors que j’aille seller son cheval

Le Canadien, nous le répétons, avait, depuis son aventure avec le Batteur d’Estrade, considérablement gagné sous le rapport de la conscience et de la sensibilité.

Il se leva aussitôt, sans hésiter, quelque douce que lui fût la position horizontale qu’il venait de prendre ; mais il aperçut le jeune homme déjà en selle.

M. d’Ambron lâchait la bride et donnait de l’éperon à sa monture, quand une voix singulièrement timbrée et qui avait quelque chose de métallique le fit tressaillir d’abord puis peu après s’arrêter. Il avait reconnu la voix du Batteur d’Estrade.