Le Batteur d'estrade (Duplessis)/II/XV

A. Cadot (Tome IVp. 23-27).

XV

LE CHÂTIMENT.


Le soir même du départ de Joaquin Dick, sa prédiction se réalisa ; miss Mary, inquiète de l’absence prolongée de Grandjean, arriva vers les dix heures à la Ventana.

L’Américaine, après avoir confié son cheval aux soins d’un pion, entra dans le rancho ; la première personne qu’elle aperçut fut le Canadien.

— Vraiment, master Grandjean, s’écria-t-elle avec une vivacité qui ne lui était pas habituelle, votre conduite est inconcevable ! Me laisser ainsi seule au milieu des ruines de Buenavista n’est le fait ni d’un galant homme ni d’un zélé serviteur.

— Miss Mary, répondit froidement le géant, je n’ai jamais eu la prétention de passer pour un gentleman, et je ne suis plus votre serviteur.

— Que me dites-vous là, master Grandjean ?

— Ce que le señor Joaquin Dick m’a ordonné de vous dire, miss Mary… que je ne suis plus à votre service… et j’ajouterai que plût à Dieu que je n’eusse jamais fait votre connaissance !

— Vous avez vu le señor Joaquin ? demanda la jeune fille avec un sentiment de crainte involontaire ; alors il doit s’être passé quelque événement nouveau à la Ventana ?

— Oui, miss Mary, un événement très-grave, mais auquel le Batteur d’Estrade n’a pris aucune part. Quant à moi, j’ai tout bonnement manqué d’être riflé pour avoir fait la double sottise de vous croire et de vous obéir. Voyez-vous, miss, une femme m’offrirait maintenant un million pour obtenir mon concours dans une affaire, que je refuserais sans hésiter. J’avais joliment raison de me méfier lorsque vous m’avez proposé, à San-Francisco, de vous accompagner en voyage. Que n’ai-je, hélas ! suivi les conseils de mon bon sens, au lieu d’écouter la voix de la cupidité !… bien des malheurs qui sont arrivés n’auraient pas eu lieu !

— Il me semble cependant, master Grandjean, que vous n’avez pas eu à vous plaindre de ma générosité, et ne vous êtes pas trop mal trouvé du concours que vous avez pu me prêter ! Ces cinquante onces d’or que vous avez reçues comptant…

— Je les ai données.

— Ces traites pour cinq mille piastres…

— Je les ai déchirées…

L’Américaine regarda le Canadien avec étonnement.

— Quel est donc cet événement dont le rancho de la Ventana a été le théâtre ? Peut-être m’expliquera-t-il le changement extraordinaire qui s’est opéré en vous… Parlez ! je vous écoute…

— Je vous demanderai au contraire la permission de me taire, miss Mary.

— C’est donc un secret ?

— Oh ! nullement ; mais je n’ai aucune envie d’entamer une conversation avec vous… vous n’auriez qu’à me tromper encore… Moins on cause avec les femmes et mieux cela vaut… Elles sont si… Tenez, suivez-moi, miss Mary ! ce que je refuse de confier à vos oreilles, je puis le montrer à vos yeux !… je ne crains pas votre regard, et j’ai une peur du diable de votre langue.

Grandjean, sans attendre le consentement de la jeune fille, la prit par la main et la conduisit au rancho.

— Tiens ! murmura-t-il pendant ce court trajet, il paraît que toutes les femmes ne sont pas des torpilles, le contact de la main de celle-ci ne me produit aucun effet.

Lorsque miss Mary aperçut en entrant dans le salon M. d’Ambron étendu sur son lit de souffrances, elle poussa un cri de désespoir et chancela comme si elle allait tomber ; mais, surmontant tout aussitôt sa faiblesse, elle s’élança vers le blessé, et, prenant une de ses mains dans les siennes, elle s’agenouilla auprès de lui et se mit à verser d’abondantes larmes.

— Monstre ! s’écria-t-elle en s’adressant à Grandjean qui se tenait debout et impassible devant elle ; c’est vous qui, pour gagner votre infâme salaire, avez commis ce crime !

Le Canadien leva les épaules d’un air de pitié.

— Miss Mary, répondit-il d’un ton piqué, si vous aviez tant soit peu réfléchi avant de parler, vous n’auriez pas dit cette sottise. Vous voyez bien que le seigneur comte respire encore ! Or, moi, quand je rifle, je ne blesse pas, je tue !

— Mais enfin, comment ce crime ou cet accident a-t-il eu lieu ?

— Je manque de renseignements précis à cet égard. Quand vous vous retrouverez avec votre ami le marquis de Hallay, vous n’aurez qu’à l’interroger à ce sujet ; il pourra, lui, satisfaire votre curiosité.

— Le marquis de Hallay ! lui qui m’avait promis, juré qu’il n’attenterait sous aucun prétexte aux jours du comte ! Oh !… trahison !…

— Dame ! que voulez-vous, miss Mary ! c’est l’usage : sur deux complices d’une mauvaise action, il y en a toujours un qui trahit l’autre. À moins, ce qui arrive assez souvent, qu’ils ne se trahissent réciproquement tous les deux.

L’Américaine ne répondit pas ; peut-être bien n’avait-elle pas entendu ; toute son attention était portée sur M. d’Ambron, qui, affaibli par la perte de son sang et engourdi par la fièvre, était plongé dans une espèce de sommeil léthargique.

Pendant près de deux heures, miss Mary, pâle et immobile comme une statue, resta ainsi agenouillée au pied du lit.

Vers minuit, M. d’Ambron s’agita sur sa couche, puis peu à peu il parut revenir à lui et finit par ouvrir les yeux.

— Elle ! toujours elle ! dit-il d’une voix rauque et qui décelait, sinon l’effroi, au moins l’impatience ; éloigne-toi ; sinistre apparition… cesse de te placer entre moi et mon adorée Antonia… Va-t’en, fatale Mary… va-t’en ! je suis fatigué, brisé… aie pitié de ma faiblesse… Va-t’en…

— Cher et bien-aimé comte d’Ambron, murmura l’Américaine d’une voix douce et suppliante, ne m’accablez pas de votre colère… Je vous jure que je suis innocente du malheur qui est arrivé !… Oh ! pouvez-vous me supposer coupable… moi qui, pour vous épargner une souffrance, n’hésiterais pas à verser tout le sang de mes veines !…

À mesure que mis Mary parlait, le regard vague et indécis du jeune homme prenait une fixité de plus en plus prononcée ; la raison lui revenait.

Tout à coup, par un brusque mouvement de dégoût assez semblable à celui que cause le contact de la peau froide d’un serpent, il retira vivement sa main d’entré celles de miss Mary, et se soulevant sur son lit :

— Miss Mary, dit-il avec une lenteur qui donnait une grande dignité à sa parole, je vous prie de me pardonner les expressions qui, je le crains, ont pu échapper à mon délire.

— Oh ! cher comte…

— Ne m’interrompez pas, miss, je suis extrêmement faible, et je veux, je dois éviter toute fatigue qui retarderait mon rétablissement. J’aurai besoin bientôt de toutes mes forces. Je vous le répète, et je vous en prie, ne m’interrompez pas.

Le blessé fit une pause de près d’une demi-minute, puis il reprit du même ton :

— Les femmes, quand elles n’ont plus de droits à mon estime, en ont toujours à ma pitié. Si je ne puis m’incliner devant leur vertu, je respecte au moins leur faiblesse. Rassurez-vous, miss, aucune récrimination ne sortira de ma bouche. Je ne toucherai pas au passé, car ce serait m’exposer à avoir plus tard à rougir et à me repentir de ce que je pourrais vous dire en ce moment-ci. Miss Mary, je n’ai qu’une prière à vous adresser.

— Oh ! parlez… parlez… cher comte !…

— Cette prière, miss Mary, c’est que vous vouliez bien me laisser à mon isolement et à mes souffrances !… Vous m’affligeriez sincèrement en insistant pour me faire préciser les motifs qui me forcent à m’exprimer ainsi ; mais votre présence est de nature à aggraver ma position, à empirer mon état… Or, je vous le répète, sous peu, sous très-peu de jours, j’aurai besoin de toutes mes forces. Miss Mary, je vous en supplie, ne me répondez pas !… le son seul de votre voix… mais non… il est inutile que j’appuie par de pénibles réflexions la prière que j’adresse à votre générosité !… La certitude que votre obstination augmenterait mes souffrances et m’exposerait à un sérieux danger suffira, j’en suis persuadé, pour vous déterminer à partir !… Que le ciel vous pardonne le mal que vous avez fait, miss. Adieu !…


Le comte, après avoir dit ces mots avec une froide énergie, tourna sa tête du côté opposé à celui où se tenait l’Américaine et resta dans une complète immobilité.

Après une courte et suprême hésitation, la jeune fille se releva, et d’une voix basse, quoique profondément accentuée :

— Au revoir, comte, dit-elle.

Alors, la tête haute et fière, la contenance assurée, elle passa lentement devant Grandjean et Panocha ; toutefois, et quel que fût l’empire qu’elle exerçait sur elle-même, elle chancela un moment, comme si elle était prise de vertige, et n’arriva que difficilement à la porte de sortie. À peine fut-elle au grand air qu’elle éclata en sanglots.

Longtemps, bien longtemps l’Américaine resta debout devant le rancho.

— Oh ! il m’aimera… dit-elle enfin avec un froid emportement, s’il est permis de parler ainsi, il m’aimera… ou je mourrai… mais je ne reculerai pas !

Pendant les trois jours qui suivirent, miss Mary, retirée dans une chambre de la maison, n’en sortit pas une seule fois, du moins tant que le soleil éclairait la nature ; la nuit venue, elle descendait furtivement et restait jusqu’au lendemain son front appuyé contre les barreaux de la fenêtre de la chambre où reposait le blessé.

Le troisième jour, le comte d’Ambron monta, ou, pour être plus exact, se fit hisser à cheval ; et, quoique sa faiblesse fût encore excessive, il partit, accompagné de Grandjean, pour aller rejoindre Joaquin Dick.

— Ne nous accompagnes-tu pas, Panocha ? demanda le géant au Mexicain qui lui offrait, pour le coup de l’étrier, un énorme verre rempli jusqu’aux bords de mescal.

— Non, merci, pas maintenant…

Le comte et le Canadien n’étaient pas à cinq cents pas du rancho, quand Panocha, cessant de les suivre du regard, s’élança vers l’escalier qui conduisait au premier étage de la ferme, et, en gravissant les degrés avec une agilité de jaguar, s’en alla frapper à la porte de la chambre de miss Mary.

— Oh ! ne vous dérangez pas, señorita, dit-il en entendant la voix de la jeune fille. Entre gens qui se connaissent, les cérémonies sont superflues.

Alors, sans attendre la réponse ou le consentement de l’Américaine, don Andrès referma derrière lui la porte à clef, ôta ensuite vivement la clef et la mit dans la poche de sa veste.

— Que demandez-vous, señor ? dit miss Mary, plus irritée qu’effrayée de l’action du Mexicain.

— Je demande, señorita, à avoir l’honneur de vous présenter mes très-humbles hommages.

L’Américaine eut un regard d’un superbe mépris.

— Vos hommages ! répéta-t-elle. Je suppose que vous voulez plaisanter… et je trouve cette plaisanterie très-déplacée. Sortez, señor.

Panocha, au lieu d’obéir à cette injonction, accompagnée d’un geste impérieux, se mit à se balancer avec une grâce infinie.

— Ne craignez-vous point, señorita, dit-il, que vos rigueurs ne me poussent au désespoir ? Bon ! voici vos beaux yeux qui brillent de colère !… Caramba ! je sais bien que je ne suis pas comte, mais du moins suis-je un hidalgo… Un hidalgo peut prétendre au cœur d’une reine. Or, si Grandjean ne m’a pas trompé, vous n’êtes que la fille d’un négociant !… Allons, allons, ne vous fâchez pas ; d’abord cela nuit à votre beauté, ensuite ça ne vous avancerait à rien du tout. L’homme aux ours gris, votre ami, le marquis de Hallay, est fort loin d’ici ; le seigneur comte et votre ancien serviteur le Canadien sont partis ; les pions sont aux champs, nous sommes, vous et moi, tous les deux seuls au rancho.

Cet exorde avait à la fois quelque chose de grossier et de menaçant qui aurait effrayé bien des femmes ; mais l’Américaine ne se troubla pas.

— Au fait, interrompit-elle froidement, que voulez-vous de moi ? Expliquez-vous le plus clairement et le plus brièvement possible. J’ai hâte d’être débarrassée de votre inconvenante présence ! C’est de l’argent que vous souhaitez, n’est-ce pas ? Eh bien, soit, dites votre chiffre ! s’il est raisonnable, je verrai…

Panocha se livra à une petite pantomime fort gentille, et qui pouvait se traduire par : « Mon Dieu ! comme on me juge mal. » Puis, élevant la voix :

— Réellement, señorita, dit-il, je n’ai pas de chance avec vous ! La première fois que j’ai eu le bonheur de vous voir, vous m’avez pris pour un danseur de corde, et aujourd’hui vous me qualifiez de voleur !… Deux étranges méprises !… Ce que je veux, señorita, ce n’est pas de l’argent, c’est de la vengeance…

— De la vengeance ! et quel mal vous ai-je fait ? En quoi avez-vous jamais eu à vous plaindre de moi ?

— Oh ! quelle plaisante question ! s’écria Panocha, dont la pantomime devint extravagante, Quoi ! ma bonne et excellente maîtresse, la seule femme que j’aie jamais sérieusement aimée, est enlevée par vos ordres et livrée à un bandit !… mon ami, le comte d’Ambron, est à moitié tué… moi je suis plongé dans le désespoir… et vous osez me demander quels sont mes griefs contre vous ! Franchement, c’est de l’impudence.

Panocha fit une pause : sa pantomime avait cessé ; mais, en revanche, une expression horrible, et qui tenait le milieu entre un effrayant cynisme et une atroce férocité, donnait à ses petits yeux l’éclat de ceux de la vipère ! L’Américaine sentit s’évanouir son assurance ; elle commença à avoir véritablement peur.

— Épargnez-moi ces insultes aussi lâches qu’elles sont inutiles, dit-elle en affectant une fermeté qu’elle n’avait plus… Où voulez-vous en venir ?…

— Je vous le répète, à venger la señora comtesse.

— Soit ! Eh bien, quelle doit être cette vengeance ?

Le Mexicain sortit un couteau, une lame longue, droite et effilée, du fond de la poche de sa calzonera, et faisant luire le brillant acier par un geste expressif et rapide :

— La vengeance d’un hidalgo, c’est la mort…

L’Américaine eut la force de sourire d’un air moqueur.

— Les hidalgos, quand ils sont pauvres et qu’ils ont un rang à soutenir, préfèrent l’or au sang, dit-elle. Mon père est riche, et il m’a donné les pleins pouvoirs pour tirer sur lui. Voulez-vous une traite de mille piastres ?

Don Andrès fut quelque temps à répondre.

— Ni mille, ni dix mille, ni cent mille piastres ! s’écria-t-il… Cessez, miss Mary, des offres inutiles et qui ne peuvent que blesser ma susceptibilité. Non… tout l’or du monde ne saurait vous sauver !…

L’Américaine était devenue extrêmement pâle.

— Puisque votre intention est si bien arrêtée, si irrévocable, puisqu’il ne me reste auucune chance de salut, à quoi bon prolonger inutilement mon agonie ? dit-elle. Frappez et soyez maudit !…

— Ah ! permettez, señorita doña Maria, je n’ai point prétendu qu’il ne vous restât aucune chance de salut… au contraire… il en est une… mais une seule…

— Laquelle ?

Le Mexicain regarda longuement, fixement, l’infortunée jeune fille ; puis d’une voix singulièrement accentuée :

— Un caballero, un hidalgo et je suis l’un et l’autre, ne frappera jamais la femme qui l’aura aimé, dit-il.

La pâleur de l’Américaine fit place à une vive rougeur, et avec une indignation profonde :

— Misérable ! dit-elle.

Il y avait un tel mépris dans cette exclamation, que ce fut au tour de Panocha de pâlir.

— Prenez garde, doña Maria, reprit-il d’une voix sourde, prenez garde !… peut-être bien vous figurez-vous que je plaisante… Vous auriez tort… Je vous jure sur ma part de paradis que ce que j’ai dit je le ferai !…

— Je vous crois, misérable !

Caramba ! je dois l’avouer, vous êtes une vaillante señorita ; mais votre indignation ne vous rend que plus séduisante. Doña Maria, il est deux heures… à deux heures cinq minutes, ou vous aurez cessé de vivre, ou vous ne serez plus dangereuse pour le repos de ma bonne maîtresse, car vous n’oserez plus reparaître jamais devant le seigneur comte.

Panocha mit par terre la montre qu’il tenait de la générosité de M. d’Ambron, et, le dos appuyé contre la porte, son couteau à la main et les yeux fixés sur l’infortunée miss Mary, il attendit sa décision. Ce fut un terrible silence.

— Deux heures cinq minutes, dit-il en s’avançant d’un pas vers sa victime.

L’infortunée abaissa ses paupières, croisa fortement ses bras sur sa poitrine, et d’une voix qui vibrait plutôt de passion qu’elle ne tremblait d’effroi :

— Luis, dit-elle, je t’aime !

Panocha frappa !…

Une demi-heure plus tard, le Mexicain, monté, sur un cheval dont il déchirait les flancs à grands coups d’éperons, courait sur la route et dans la direction de Guaymas.

Le visage de l’assassin était livide, et toutefois une farouche satisfaction se lisait sur ses traits.

— Bah ! ce n’était pas une femme, c’était une bête fauve ! se disait-il. Je ne me repens pas de ce que j’ai fait… je devais venger ma maîtresse… et puis, je suis persuadé que la traite que m’offrait l’Américaine n’aurait pas été payée.