Le Batteur d'estrade (Duplessis)/II/XIV

A. Cadot (Tome IVp. 20-23).

XIV

L’INTERROGATOIRE.


À la vue du Batteur d’Estrade, le Canadien poussa une exclamation de surprise, et le saluant avec un joyeux empressement :

— Vraiment, señor Joaquin, s’écria-t-il, j’étais bien loin de penser que j’aurais le plaisir de vous rencontrer, ce matin, à la Ventana. Mais qu’avez-vous donc, seigneurie ? comme vous êtes pâle ! De quelle singulière façon vous me regardez !… vous serait-il arrivé un malheur ? serais-je assez heureux pour que vous ayez besoin de mes services ?

Le Batteur d’Estrade ne répondit pas. Grandjean, soit que ce silence l’embarrassât, soit plutôt que la fixité du magnétique regard de Joaquin pesât sur lui, parut tout décontenancé. Il voulut reprendre la parole, mais sa voix n’aboutit qu’à un murmure.

— Bien sûr, grommela-t-il entre ses dents, il est arrivé un malheur !… et instinctivement il se recula de quelques pas.

L’immobilité de Joaquin Dick avait quelque chose de menaçant ; son calme était de ceux qui précèdent les orages.

Il s’avança lentement, les bras croisés, les lèvres serrées et le front sillonné de rides vers le géant, et d’une voix dont l’intonation d’une monotonie exagérée dénotait une violente colère concentrée et prête à faire éruption :

— Un crime a été commis ici tout à l’heure, Grandjean, dit-il, et je cherche le coupable pour le punir !…

— Si votre seigneurie désire que, de mon côté, je me mette en campagne, je suis prêt à lui obéir ! La nature du crime m’importe peu… Mais je vous demanderai le signalement de l’homme que vous voulez atteindre…

— Ah ! la nature de ce crime t’importe peu ?

— Votre seigneurie sait bien que je ne me mêle jamais des affaires d’autrui… Qu’est-ce que cela me fait que des gens se riflent, s’égorgent et s’assassinent, du moment que les éclaboussures de ces violences ne rejaillissent pas jusque sur moi !… Si je propose à votre seigneurie de l’aider dans ses recherches, ce n’est pas que je tienne le moins du monde à faire acte de justice, mais seulement de dévouement. Le coupable serait innocent que, du moment qu’il vous déplaît, il y a pour lui une balle dans le canon de ma carabine.

— Ainsi tu es résolu, Grandjean, à tuer cet homme sur un signe de moi, et sans entendre sa justification, si, par hasard, il en avait une bonne à te donner ?

— Un homme que l’on veut rifler a toujours, si on l’écoute, un excellent prétexte pour vous prouver que vous auriez tort d’appuyer le doigt sur la gâchette. Et puis, seigneurie, je ne suis pas plus poltron ou moins brave qu’un autre, mais je préfère de beaucoup surprendre un homme dont je dois me défaire, à l’avertir qu’il ait à se tenir sur ses gardes.

— Eh bien ! moi, Grandjean, je serai plus généreux !… Non-seulement je laisserai à cet homme le temps nécessaire pour établir, si cela lui est possible, son innocence… mais encore, si je le condamne, je ne le frapperai qu’après l’avoir mis sur ses gardes.

— Dame ! seigneurie, vous, c’est tout différent, vous pouvez vous permettre ces générosités-là, à bon compte. Personne n’ignore que vous êtes invulnérable. Oh ! ce n’est pas que je prétende que vous soyez un sorcier… non… Mais enfin, ce qu’il y a de certain, c’est que l’homme que vous attaquez est un homme perdu.

— Si cet homme a un rifle dans ses mains, et qu’il ne soit pas trop lâche pour s’en servir, rien ne l’empêchera de me jeter mort sur le carreau… Ton rifle est-il chargé, Grandjean ?

— Oui, seigneurie, toujours !

— Bon !

Le Batteur d’Estrade, les yeux fixés sur ceux du géant, avança encore d’un pas vers lui, jusqu’à lui toucher presque la poitrine, puis d’une voix devenue frémissante :

— Misérable, lui dit-il, n’est-ce pas toi qui as enlevé Antonia ? Qui t’a fait agir ? Combien t’a-t-on payé ce crime ?

Ces paroles, prononcées avec une sombre énergie, produisirent une impression profonde sur le Canadien.

Une teinte vineuse envahit ses joues hâlées et durcies par le soleil, ses grosses lèvres s’agitèrent sans émettre aucun son, et son œil gris, ordinairement si sec et si dénué de rayonnements, se troubla, comme si de son orbite sortait une humide vapeur !

— Mais réponds donc, misérable ! reprit Joaquin avec une violence croissante. Es-tu, oui ou non, l’auteur du rapt de la comtesse d’Ambron ?

— Oui, seigneurie !

— Qui t’a commandé ce crime ?

— Un crime, dites-vous, seigneurie ?…

— Pas de mots inutiles ! Le nom de ton complice.

— Miss Mary !

— Ah !

Un éclair de joie illumina le sombre regard du Batteur d’Estrade.

— Où est maintenant la comtesse d’Ambron ?

— Je l’ignore, seigneurie !

— Comment cela, tu l’ignores ? Tu mens, infâme ! Où l’as-tu conduite ? qui la retient prisonnière ?

— Je vous jure, seigneurie, que je vous ai répondu la vérité. J’ai laissé la señora Antonia entre les mains de mon ancien maître don Enrique ; je ne saurais donc vous apprendre où elle se trouve en ce moment-ci.

— Antonia… ma… mon enfant… au pouvoir du marquis de Hallay !… Oh ! malheureux que je suis !… Grandjean, le coupable que je cherchais, c’est toi… et toi, tu vas mourir !…

— Seigneurie, écoutez-moi… je vous en conjure…

— As-tu écouté Antonia, lorsqu’elle t’a supplié de lui rendre la liberté ?… car elle t’a supplié… n’est-ce pas ?… Antonia, un ange, avoir été réduite à s’abaisser devant un misérable bandit… un lâche coquin comme toi… C’est horrible !…

— Oui, seigneurie, j’en conviens, reprit Grandjean avec une fermeté qui annonçait plus de résignation que d’espoir, elle m’a supplié ; et si j’ai refusé, si je suis resté sourd à ses prières, ce n’est pas que la voix de la cupidité eût étouffé en moi celle de la pitié, mais bien parce que j’avais engagé ma parole à miss Mary et que je suis esclave de ma parole… À présent, si voulez me tuer sans écouter ma justification, soit, vous le pouvez ; ma vie vous appartient doublement, car vous me l’avez sauvée deux fois : je ne me défendrai pas !

Le sang-froid, ou, pour être plus exact, la suprême apathie du Canadien arrêta, sans la diminuer, la fureur du Batteur d’Estrade.

— Tu es dans ton droit, dit-il, parle… Avant de te juger, je dois t’écouter !

— Seigneurie, reprit Grandjean, si j’ai consenti à me charger de la conduite de cette affaire, c’est parce que miss Mary, que l’enfer extermine ! m’avait persuadé que, de l’enlèvement de la señorita Antonia dépendait votre bonheur !… Quelles raisons l’Américaine a-t-elle fait valoir à mes yeux ? c’est ce que je ne saurais plus maintenant vous dire. Ce que je puis vous affirmer, c’est que, quand elle m’expliquait toutes ces choses-là, elle semblait avoir complètement raison, et que, moi, je la croyais entièrement. Je ne comprends pas très-bien encore le mal qu’à mon insu j’ai pu faire car il est certain que, tôt ou tard, vous finirez par rejoindre et délivrer la señora Antonia. Or, que vous importe qu’elle reste quelques jours avec le marquis ?… Elle est si jeune, qu’une semaine, un mois, une année même ne la changeront pas beaucoup… Au contraire, elle ne sera que plus grande et plus forte, c’est-à-dire bien plus jolie… Enfin, seigneurie, je me figure que je vous serai plus utile vivant que mort !

— Tu as dit tout ce que tu avais à dire, Grandjean ?

— Oui, seigneurie, tout !… je n’aime pas les phrases.

— Ainsi, c’est dans l’unique, but de me rendre service, et trompé par miss Mary, que tu as prêté les mains à cette odieuse et criminelle action ?

— Oui, seigneurie.

— Alors, tu n’as reçu aucun argent ?

Le Canadien baissa la tête.

— Je vous demande pardon, seigneurie ; miss Mary m’a remis cinquante onces d’or[1] et une traite de cinq mille piastres sur master Sharp, son père… Il faut tout de même que l’Américaine vous aime joliment pour qu’elle se soit décidée, elle qui connaît si bien le prix de l’argent, à me payer si cher une besogne aussi facile et aussi simple… Après tout, c’est aussi une bien belle femme que cette grande miss Mary !

Depuis que le Canadien avait avoué avoir touché le prix de son crime, le Batteur d’Estrade ne l’écoutait plus, il armait sa carabine. Tout à coup il redressa, par un brusque mouvement de cou, sa tête qui s’inclinait pensive.

— Tu es un condamné, Grandjean ! dit-il… Défends-toi…

Le Canadien resta immobile.

— Ne m’entends-tu pas, misérable !

— Oui, seigneurie… mais je vous répète que ma vie vous appartient. Je suis un honnête homme… Prenez-la.

— Un honnête homme, toi !… Non pas, tu n’es qu’un lâche !…

Grandjean tressaillit.

— Un lâche ! un lâche !… qui n’ose s’attaquer qu’aux femmes et que le regard d’un homme fait trembler et pâlir !… un lâche !… tellement lâche… que si je n’avais pas à te punir ; je ne daignerais pas même, ainsi que je le fais en ce moment, te frapper au visage !…

Un coup sec et mat retentit ; c’était la main fine et nerveuse de Joaqujn Dick qui venait de s’abattre sur la joue de Grandjean.

Le géant poussa un soupir qui ressemblait au mugissement d’un buffle en fureur, mais il ne bougea pas.

— C’est un poing qu’il faut à ta dure épiderme, reprit Joaquin avec un effrayant et implacable sang-froid ; ah ! la honte n’a pas de prise sur ton infamie ; eh bien ! que la douleur te réveille de ta vile torpeur et m’empêche de devenir un assassin…

Le Batteur d’Estrade n’avait pas achevé sa phrase, que son poing frappait le Canadien au front ; le sang jaillit avec violence.

Grandjean chancela sous le coup ; une expression de rage sauvage et brutale imprima un effrayant cachet de férocité sur son large et osseux visage.

— Mille tonnerres ! s’écria-t-il d’une voix rauque.

— En bien ! lâche ! lâche !… répéta Joaquin.

Le Canadien leva vivement son rifle ; mais, faisant un effort sur lui-même, il changea la direction de son mouvement, et, jetant sa carabine à vingt pas de lui, il se croisa les bras, ferma les yeux, et d’une voix qui exprimait une immense douleur et un attendrissement profond :


Ne me faites pas trop souffrir… Adieu !

— Je vous aime Joaquin, murmura-t-il ; pardonnez-moi, et ne me faites pas trop souffrir… Adieu !

Des larmes mêlées au sang qui coulait en abondance de son front inondaient les joues du Canadien. Le Batteur d’Estrade se sentit attendri ; sa colère tomba.

— Grandjean, s’écria-t-il avec un élan de bonté dont il n’eût certes pas été susceptible une heure auparavant, c’est-à-dire avant la découverte des lettres de Carmen, Grandjean, pardonne-moi… le désespoir m’avait rendu fou… Ta main, mon pauvre ami… Je crois à ton repentir !…

— Moi, toucher votre main, seigneurie, répéta le géant avec une émotion indicible, oh ! non, je ne suis pas digne d’un tel honneur. Ce sera ma récompense lorsque j’aurai racheté ma faute, mon crime… Demain j’aurai cessé de vivre, ou bien la señorita Antonia sera libre et heureuse à vos côtés.

— Le repentir rachète toutes les fautes, dit Joaquin Dick avec une mélancolie pleine de tristesse. Ta main, mon ami !

— Dieu ! que vous êtes bon ! s’écria le géant.

— Un dernier mot, Grandjean. Promets-moi que, sans mon consentement, tu ne tenteras rien en faveur d’Antonia… L’excès de ton zèle pourrait déranger mes plans et retarder le moment de la délivrance de madame d’Ambron.

— Je vous le promets, seigneurie.

— Ne t’éloigne pas de la Ventana ; d’un instant à l’autre je puis avoir besoin de toi.

— Que Dieu vous entende, seigneurie !… Que ce Joaquin est donc bon ! répéta le Canadien en suivant du regard le Batteur d’Estrade, qui rentrait au rancho. Il aurait dû me tuer cent fois pour une, et, au lieu de me poignarder, il m’a appelé son ami et m’a serré la main… Est-ce que je ne trouverai donc pas l’occasion de me faire casser la tête pour lui ?… Si… je la trouverai… et, pi je ne la trouve pas… eh bien ! je la ferai naître.

Grandjean, après avoir étanché le sang qui ruisselait de son front, était allé ramasser son rifle, lorsqu’en se relevant, il aperçut l’illustre Panocha qui se dirigeait de son côté. Le noble hidalgo avait l’air extrêmement affligé.

— Chère Antonia, murmurait-il, chère Antonia, ce n’est pas votre faute si je n’ai pas trouvé une seule piastre dans votre retiro… non, ce n’est pas votre faute et je ne vous en veux pas de cela… mais c’est triste… bien triste.

La vue du Mexicain donna une idée au géant.

— Holà ! Panocha ! lui cria-t-il, deux mots…

L’hidalgo releva vivement la tête. Ce nom de Panocha, quoique Antonia ne fût pas au rancho, résonnait toujours d’une façon désagréable à ses oreilles ; toutefois, vis-à-vis le géant, il n’osait pas trop manifester son mécontentement.

— En quoi le señor don Andrès Morisco y Malinche y Nabos peut-il vous servir ? lui demanda-t-il d’un ton digne et froid.

— En acceptant ces cinquante onces d’or que le seigneur Joaquin m’a chargé de distribuer à qui bon me semblerait…

— Cinquante onces d’or !

— Oui, cinquante onces, et les voici… que je donne à Panocha, tu entends, car jamais je n’oserais offrir de l’argent à l’hidalgo don Andrès Morisco !

— Oh ! Panocha te remercie de tout son cœur, cher Grandjean, s’écria le Mexicain en saisissant avec une avidité et une joie sans égales les deux gros rouleaux d’or que lui présentait le Canadien. Panocha sera ton ami jusqu’à la mort. Je savais bien que tu n’étais pour rien dans le malheur arrivé à la señora Antonia.

— Ma foi ! disait peu après Grandjean resté seul, — quand on faisait un cadeau au Mexicain il avait, on le sait, l’habitude de se sauver au plus vite, de peur que l’on ne se ravisât, — ma foi ! je ne serai pas adjoint au maire de Villequier… mais Joaquin Dick ma serré la main et m’a appelé son ami, et je préfère ce double honneur à toutes les dignités de la terre et au meilleur cidre de la Normandie.

Le Canadien retira alors de sa ceinture de cuir la traite que lui avait souscrite miss Mary, et considérant le papier long et étroit à l’adresse de master Sharp :

— C’est dommage, dit-il, mais il le faut… et il déchira le billet en vingt morceaux.

Une heure plus tard, Grandjean, averti par Panocha que Joaquin Dick demandait à le voir, entrait dans la chambre où était couché le comte d’Ambron.

— Grandjean, lui dit le Batteur d’Estrade, je pars à l’instant pour me mettre à la poursuite du marquis de Hallay. Pendant mon absence, tu soigneras Monsieur comme s’il était moi-même ! Dans trois jours, si le comte d’Ambron veut se mettre en route et qu’il soit cependant encore trop faible pour supporter la fatigue du cheval, tu l’attacheras sur sa selle et tu le soutiendras. Je lui ai juré que, dans trois jours, il aurait sa liberté entière d’action… C’est à cette seule condition qu’il a consenti à me laisser examiner et panser ses blessures !… J’espère que tu me rejoindras promptement et sans peine… Il n’est pas probable que la troupe de M. de Hallay fasse de longues étapes, et j’aurai soin de laisser sur mon passage certains signes qui te permettront de suivre facilement ma piste… Tu m’as bien compris ?

— Oui, seigneurie.

— Et je puis compter sur toi ?

La façon dont le géant, à cette question, leva les épaules et secoua la tête avait toute l’éloquence d’un discours.

Joaquin Dick accompagna le Canadien jusqu’à la salle à manger, et baissant la voix :

— J’ai oublié de te demander un éclaircissement, lui dit-il… Comment se fait-il qu’après l’enlèvement d’Antonia tu aies osé revenir au rancho ?

— C’est miss Mary qui m’a donné cet ordre.

— C’est juste… et miss Mary, si tu ne retournes pas promptement près d’elle, ne pourra sans doute pas résister à son impatience d’apprendre ce qui s’est passé, et elle se rendra elle-même à la Ventana ?…

— C’est probable, seigneurie !… Que lui dirai-je ?

— Que tu n’es plus à son service et que tu lui conseilles de s’éloigner au plus vite d’ici.

— C’est tout ?

— Oui.

Lorsqu’un quart d’heure plus tard Joaquin Dick, après avoir pris congé de M. d’Ambron, demanda un cheval, ce fut Panocha qui lui amena Tordo.

— Andrès, lui dit-il après s’être mis en selle, veux-tu savoir quelle est la personne qui a fait enlever ta maîtresse ?

— Oh ! certes, seigneurie !… Malheur à elle !

— C’est miss Mary. Adieu !

Le Batteur d’Estrade éperonna vigoureusement Tordo, qui partit à fond de train.

  1. L’once vaut, selon le change, de 80 à 85 francs.