Le Batteur d'estrade (Duplessis)/II/XIII

A. Cadot (Tome IVp. 17-20).

XIII

L’EXPIATION.


Le coffret d’ébène, ainsi qu’Antonia l’avait appris à son mari, contenait une volumineuse correspondance et de nombreuses notes écrites de la main de sa mère. Joaquin Dick s’arrêta haletant ; la trop grande vivacité de ses émotions paralysait son impatience. Il aurait voulu pouvoir lire d’un seul coup d’œil tous ces papiers, et cependant il n’osait y fixer les yeux : ces caractères jaunis et à moitié effacés par le temps lui semblaient jeter un insoutenable éclat qui devait lui brûler les paupières.

Peu à peu il parvint cependant à dompter son vertigineux effroi, et, prenant une lettre au hasard, il la déplia lentement, d’une main tremblante, et commença à prendre connaissance de son contenu.

À peine eut-il parcouru les premières lignes, qu’en proie à une agitation indicible, il interrompît brusquement sa lecture. Son visage, bouleversé par une émotion sans nom, offrait l’expression d’une douleur surhumaine ; on eût dit un des damnés de Dante !

Tout à coup, et par un geste insensé, il retourna le coffret sens dessus dessous et joncha de lettres le plancher, puis se jetant par terre et attirant à lui avec ses deux bras étendus les feuilles éparses sur le carreau, il les serra et les cacha contre sa poitrine avec un élan d’une brutalité passionnée et qui avait quelque chose des mouvements d’un tigre. On eût dit une bête fauve qui, à l’approche du chasseur, ramène à elle ses petits et, sublime de férocité et de dévouement, se condamne momentanément à l’impuissance et à l’inaction pour abriter sous ses griffes puissantes les chers objets de sa tendresse.

Joaquin Dick regarda du côté de la porte et écouta ; puis, après avoir regardé de nouveau, il écouta encore. Alors, ne voyant rien, ne distinguant aucun bruit, assuré que ces chères lettres ne couraient aucun danger, il les éparpilla autour de lui, les ouvrit avec une nerveuse activité, et, les yeux brillants de délire, le visage plus pâle que celui d’un mort, il commença sa lecture.

Celui qui aurait été le témoin invisible de cette scène n’aurait pu avoir un seul instant de doute sur l’état de Joaquin Dick ; il l’aurait pris pour un fou.

Bientôt des sanglots entrecoupés de cris rauques et étouffés gonflèrent les veines de son cou et soulevèrent à des intervalles irréguliers sa poitrine oppressée.

Combien cet homme écrasé, vaincu, terrassé par une irrésistible douleur, ressemblait peu alors au sceptique, railleur et fier Batteur d’Estrade qui, quelques heures encore auparavant, retranché derrière sa méprisante indifférence pour la nature humaine, se croyait orgueilleusement à l’abri de toutes les souffrances du cœur !

Enfin, les angoisses de Joaquin Dick se réglèrent, s’il est permis de parler ainsi ; ses sanglots devinrent des pleurs, les soubresauts saccadés qui remuaient son corps disparurent. La créature fit place à l’homme. Il parut s’étonner de l’étrange et ridicule position physique dans laquelle il se trouvait ; il ramassa les lettres et se releva.

Après un moment d’hésitation, il se dirigea lentement vers le prie-Dieu et tomba à genoux. Toutefois, son regard vague, ses lèvres entr’ouvertes mais immobiles, l’abandon fatigué de la pose, ses bras qui pendaient inertes le long de son corps, prouvaient qu’il accomplissait cet acte, dominé plutôt par une aspiration instinctive de son cœur, que poussé par une détermination de son esprit.

Ce ne fut qu’après plusieurs minutes qu’il sortit de cet état de prostration physique et morale.

— Ô mon Dieu ! s’écria-t-il à haute voix, et comme s’il avait besoin de l’aide de la parole pour se reconnaître dans la confusion de ses pensées, ô mon Dieu ! prenez pitié de ma faiblesse, c’est à la fois trop de joie et trop de douleur ! Carmen, chaste fiancée, épouse dévouée et fidèle, pardonne à mon long égarement, à mes injurieux soupçons !… C’est l’excès seul de mon amour qui m’a rendu injuste et coupable… Antonia !… ma fille… Moi, j’ai une fille, et cette fille est Antonia !… Oh ! c’est trop de bonheur !… Mais comment se fait-il que je sois resté jusqu’à ce jour sans reconnaître mon sang ?… Comment sa ressemblance inouïe avec sa mère ne m’a-t-elle pas ouvert les yeux à la lumière ?… Pourtant une invincible sympathie m’entraînait vers Antonia… Près d’elle, je sentais la haine s’affaiblir sans mon cœur !… Près d’elle, je retrouvais les généreux sentiments de ma jeunesse !… Et, misérable que j’étais, je me révoltais contre cette chère et salutaire influence… La voix de mon orgueil étouffait celle de ma tendresse ! Terrible fatalité !… Non !… ce n’est pas la fatalité… la fatalité n’existe pas… Tout ce qui nous arrive ici-bas n’est que la conséquence logique de nos actions… Dieu ne saurait avoir oublié la justice dans l’harmonie morale de la création !… Si je n’ai pas reconnu Antonia, c’est que je n’étais plus digne d’elle. Oh ! mais quelle affreuse pensée ! Quoi ! lorsque dans quelques jours d’ici, peut-être dans quelques heures, j’aurai délivré Antonia, ma fille, mon enfant, l’enfant de ma Carmen, je n’aurais plus le droit de lui apprendre qu’elle est la mienne, qu’elle est mon sang, que je suis son père ! Non ! je n’aurais plus ce droit ! Le sanglant passé du Batteur d’Estrade, ainsi que ces arbres vénéneux dont le mortel voisinage tue les fleurs soumises à leur action funeste, jetterait entre son mari et elle une ombre fatale à leur mutuel amour ! J’empoisonnerais leur bonheur ! Le comte a le cœur bien trop haut placé pour que jamais l’idée lui vienne de rendre Antonia solidaire ou responsable des faits, disons le mot, des crimes de son père !… Mais il a le fanatisme de l’honneur, et, malgré lui, la pensée du trop célèbre Joaquin Dick l’éloignerait et le détacherait insensiblement d’Antonia ! Oui… oui… je me tairai !… Il le faut ; mais le pourrai-je ? Où puiserai-je jamais la force de cet immense sacrifice ? Renoncer volontairement à la tendresse, à la confiance, aux caresses de mon enfant, de celle qui est le vivant portrait de Carmen, ce sera affreux !… je succomberai à cette torture de tous les instants, à cette torture d’autant plus atroce, que je saurai qu’il est en mon pouvoir de la faire cesser sur-le-champ !… Je n’aurai pas même pour me soutenir ce courage factice que le patient rencontre parfois, à son heure dernière, dans l’exaltation d’un amour-propre en délire ! mon supplice aura lieu dans l’ombre… et je serai mon bourreau !… Lâche !… infâme que je suis !… ne voilà-t-il pas que, dans mon égoïsme, je discute le bonheur de ma fille, alors qu’elle est placée sous le coup d’un imminent danger, d’un épouvantable malheur !… Ne devrais-je pas déjà être à la poursuite de son ravisseur ?… Non, je dois attendre !… Je ne suis pas, en ce moment, capable d’entreprendre une telle tâche !… Je manquerais de sang-froid, de prudence ; j’aggraverais, par d’inopportuns mouvements de rage, l’horreur de la position de mon enfant !…

Joaquin Dick, après une légère pause, leva vers le ciel un regard suppliant.

— Ô mon Dieu ! continua-t-il, sauvez mon Antonia et je fais vœu de renoncer pour toujours à sa tendresse, de subir avec une inébranlable résignation l’expiation que m’impose mon passé.

Joaquin Dick, après avoir prononcé cet engagement solennel, reprit les lettres de Carmen et se mit à les parcourir de nouveau, tout en accompagnant sa lecture de phrases entrecoupées.

— C’est Carmen qui, à son lit de mort, ordonna à sa fidèle nourrice, si elle ne me revoyait plus en Espagne, de partir avec Antonia pour le Mexique, dès que notre chère enfant aurait atteint sa sixième année !… Carmen savait bien qu’après l’avoir perdue, le séjour de l’Europe ne me serait plus supportable, que je m’expatrierais pour le nouveau monde… au Mexique… où ma famille avait possédé jadis de grands biens ! Souvent, en effet, j’avais fait part à ma fiancée du désir que j’avais de visiter la terre conquise par Fernand Cortez !… Et ce mariage avec Carlos, mon ami… ce mariage qu’elle m’avait annoncé lorsque j’étais déporté à la Havane, c’était une ruse pour éluder la surveillance de sa famille et pouvoir me rejoindre… Carlos ne m’avait pas trahi… au contraire… pas plus qu’Esteban, qui passa pour avoir joué et perdu ma fortune, et qui n’assumait aux yeux du monde l’odieux d’une action aussi vile, que pour sauver le reste de mon patrimoine déjà entamé par le procès que j’avais eu à soutenir, et menacé plus tard par des haines politiques. Ce fut avec les débris de ma fortune que la nourrice de Carmen emmena plus tard au Mexique Antonia et fit bâtir le rancho de la Ventana. Oh ! quelle est donc cette page que je n’ai pas encore vue ? Ce n’est pas l’écriture de Carmen… Si… mais elle est presque méconnaissable, tant les caractères sont irrégulièrement tracés. Que dit cette lettre ?

Joaquin Dick se mit à lire, mais bientôt des larmes l’empêchèrent de poursuivre… Il porta à ses lèvres la feuille toute jaune et la couvrit de baisers passionnés.

— Chastes aveux d’une passion divine, murmura-t-il, vous me faites croire au ciel !… Carmen, Carmen… jamais aux jours de nos plus ardentes tendresses mon cœur n’a battu plus fort pour toi qu’en ce moment… Carmen, tu n’es pas morte… je te vois… tu es là… près de moi… La flamme limpide de ton regard purifie mes fougueuses passions… Je t’aime comme une femme et je t’adore comme une sainte !… Mais quoi ! tu détournes tes yeux des miens… t’aurai-je offensée ?… Non, car tu sais lire dans mon cœur, et mon amour est digne de toi !… Pourquoi cet air sévère ?… Ah ! je devine… tu ne peux me pardonner de t’avoir si indignement méconnue… Tu me reproches les erreurs de mon passé ! Carmen, pardonne-moi… j’ai tant souffert !… Pardonne-moi, et je te juré que je redeviendrai digne de ton estime.

Joaquin passa à plusieurs reprises sa main sur son front glacé ; la lecture de cette page intime l’avait un moment replongé dans une espèce de délire.

Il venait de se redresser sur ses jambes, comme s’il voulait aller vers Carmen, lorsque tout à coup il poussa un cri de joie délirante ; et, joignant les mains avec une indicible expression de bonheur, il resta plongé dans une ineffable extase. Au fond du coffret d’ébène rayonnait, encadré dans un velours grenat, le portrait de Carmen.

— Tu m’as pardonné… Carmen… tu m’aimes toujours, s’écria-t-il d’une voix d’une pénétrante douceur, Oh ! sois bénie, Carmen !… je tiendrai ma promesse… je le répète, je redeviendrai digne de toi !

Joaquin contemplait avec avidité les traits frais et charmants de sa bien-aimée épouse, lorsqu’un bruit de pas l’arracha à cette enivrante occupation et attira son attention. Quelques secondes plus tard ; l’illustre Panocha apparaissait sur le seuil de la porte.

L’hidalgo, avant d’adresser la parole à Joaquin Dick, plongea d’abord un avide et curieux regard dans l’intérieur du retiro ; son étonnement fut extrême en voyant que tous les objets étaient à leur place, et surtout en n’apercevant aucun meuble qui pût servir à enfermer ou à contenir des valeurs.

— Señor Joaquin, s’écria-t-il avec une vivacité qui prouvait qu’il n’était pas sans inquiétude sur la façon dont il allait être accueilli, je vous demande bien pardon si j’ai pris la liberté de venir vous déranger, mais il s’agit du seigneur comte…

Le Batteur d’Estrade tressaillit.

— Oh ! rassurez-vous, señor, poursuivit l’hidalgo à qui ce mouvement n’avait pas échappé, je suis au contraire porteur de bonnes nouvelles ; Le seigneur comte a complètement recouvré l’usage de ses sens. Il m’a reconnu… il m’a parlé !… ses blessures, que j’ai visitées, ne sont nullement dangereuses. Sa carabine, qu’il portait en bandoulière lorsque ces bandits ont tiré sur lui, l’a préservé d’une mort certaine… La balle a d’abord frappé en plein sur le canon de cette carabine, et ce n’est que par ricochet qu’elle a atteint ensuite notre seigneur comte à la tête !… Quant au second coup de feu, c’est dans la jambe droite qu’il l’a reçu… la balle est restée dans la blessure ! si la gangrène ne se met pas de la partie, ce ne sera rien du tout ! Maintenant, señor Joaquin, mon embarras est grand, car sa seigneurie demande impérieusement et veut voir à toute force la señora Antonia ! Lui avouer la vérité, c’est l’exposer à une dangereuse secousse ; la lui cacher, c’est exciter son impatience et enflammer son sang ! Il n’y a que vous, señor Joaquin, qui puissiez lui faire entendre raison… Je vous en supplie, accompagnez-moi auprès du comte…

Le Batteur d’Estrade s’empressa de se rendre au désir de Panocha ; il avait hâte de revoir le mari de sa fille, ce noble jeune homme vers lequel il s’était senti tout d’abord entraîné par une invincible sympathie qui lui semblait alors avoir été comme une bienveillante indication donnée par la Providence !…

Il renferma soigneusement dans le coffret d’ébène les lettres de Carmen, et, l’emportant avec lui, il descendit au salon. Panocha, après s’être assuré par un coup d’œil jeté à la dérobée que la mystérieuse cassette ne contenait que des papiers, avait repris un peu d’espoir ; aussi n’accompagna-t-il le Batteur d’Estrade que jusqu’à la porte de la seconde pièce, et revint-il précipitamment sur ses pas pour fouiller le retiro.

Lorsque Joaquin Dick pénétra dans le salon, le comte avait repris connaissance ; seulement sa faiblesse était si extrême, par suite de la grande quantité de sang qu’il avait perdue, qu’il ne pouvait parler qu’à voix basse et avec beaucoup de peine.

La présence du Batteur d’Estrade amena un faible incarnat sur son pâle et beau visage. Il souleva péniblement son bras et lui tendit la main, Joaquin s’avança vers le lit improvisé que les serviteurs du rancho, — après avoir toutefois confectionné leur croix, — avaient enfin songé à dresser pour y déposer leur maître, et prenant la main du comte dans les siennes, il la serra avec attendrissement.

— Monsieur, lui dit le comte en français, votre arrivée imprévue me comble d’étonnement et de joie !… Je pensais justement en ce moment à vous.

— Ne parlez point, cher monsieur, interrompit, également en français, le Batteur d’Estrade : un repos absolu est la première et la plus essentielle condition à votre prochain rétablissement. Laissez-moi examiner vos blessures ; j’ai une très-grande habitude de ces sortes de choses, et j’espère que mon expérience vaudra pour vous la science d’un médecin.

Le jeune homme repoussa doucement le Batteur d’Estrade, qui déjà avait soulevé le drap du lit, et, prenant la parole avec une animation que l’on n’aurait pu attendre de sa faiblesse :

— Les souffrances et les blessures de mon corps ne sont rien en comparaison de celles de mon cœur, s’écria-t-il. Ne m’interrompez pas, monsieur !… Je n’ai qu’une promesse à vous demander… qu’une question à vous adresser…

M. d’Ambron, grâce à un douloureux effort qui augmenta la pâleur de son visage, sans en altérer la sérénité, se souleva sur son lit, et regardant fixement son interlocuteur :

— Monsieur, reprit-il lentement, ce n’est ni au sceptique et impudent millionnaire don Ramon Romero, ni au vagabond Joaquin Dick, ni au mystérieux Batteur d’Estrade que je m’adresse en ce moment-ci… c’est au grand d’Espagne mon supérieur, au gentilhomme mon égal… au noble cœur qui jadis aima Carmen comme j’aime, moi, aujourd’hui, Antonia, que je fais appel !… Me promettez-vous de répondre la vérité entière à la question que je vais vous adresser ?

— Oui, comte.

Le blessé fit une légère pause ; puis, sans cesser de fixer du regard son interlocuteur :

— Qu’est devenue Antonia, ma femme ? demanda-t-il.

— Monsieur d’Ambron, dit Joaquin Dick, à votre tour ne m’interrompez pas !…

— Vous allez mentir…

— N’ai-je pas juré sur la mémoire de Carmen que je ne vous dissimulerai en rien la vérité ? répondit le Batteur d’Estrade d’un ton de tendre reproche.

— Alors Antonia est exposée à un grand danger, interrompit le jeune homme avec une vivacité pleine de colère et de menace, autrement vous auriez déjà mis un terme à mon inquiétude… Quel est ce danger ? pourquoi Antonia n’est-elle pas près de moi ?

— Antonia… pardon… votre femme n’est pas exposée à un danger… mais à une honte…

Un nuage de sang empourpra les joues livides du blessé, tandis qu’un regard d’une superbe fierté dilata ses prunelles et fit resplendir l’azur foncé de ses yeux.

— La honte ne saurait jamais atteindre jusqu’à la comtesse d’Ambron, dit-il d’une voix énergiquement accentuée et qui ne dénotait plus aucun symptôme de faiblesse physique ! Entre la honte et la comtesse, il y aurait la mort !… Vous voyez bien qu’Antonia court un grand danger !… vite… vite… qu’est devenue ma femme ?

— La comtesse a été victime d’un rapt infâme…

— Ah !…

Il serait impossible de rendre l’expression multiple de sensations et de sentiments que renfermait cette seule exclamation de l’infortuné jeune homme.

— Ce fut, à la grande surprise du Batteur d’Estrade, d’un ton parfaitement calme que M. d’Ambron reprit la parole après quelques secondes de silence :

— Vous vous êtes trompé tout à l’heure en employant le mot de « honte, » señor Joaquin, c’est humiliation que vous auriez dû dire.

— Vous avez raison, comte !… la douleur m’a égaré…

— La douleur ?

— Oui, comte, la douleur ! Ah ! permettez-moi de vous l’avouer, j’aime Antonia, comme si elle était ma fille !…

Le tremblement de la voix du Batteur d’Estrade et deux grosses larmes qui roulaient sur ses joues basanées, parurent causer une plus profonde impression au blessé que ne l’avait fait l’annonce de l’enlèvement d’Antonia.

Il tendit de nouveau sa main au Batteur d’Estrade, et l’attirant brusquement à lui :

— Merci pour elle, murmura-t-il à son oreille ; merci pour moi, car maintenant je puis pleurer devant vous.

Pendant près de cinq minutes, ces deux hommes si forts, si vaillants, si au-dessus du niveau de l’humanité, mêlèrent, si l’on peut s’exprimer ainsi, leur faiblesse, leur désespoir et leurs larmes.

— Ami, reprit enfin M. d’Ambron, qui, sentant ses forces lui échapper, s’empressa de reprendre la parole, ami… nous sauverons et nous vengerons, vous votre fille, moi ma femme.

— Oh ! je le jure.

— Un dernier mot. Comment a été opéré cet enlèvement ?

— Je n’ai aucun détail sur ce triste événement.

— C’est le marquis de Hallay, n’est-ce pas, qui est le coupable ?

— Le marquis ? répéta Joaquin Dick d’un ton de rage farouche. Oh ! je n’y avais pas encore pensé… c’est vrai… vous avez raison.

— À qui attribuiez-vous donc l’infamie de cette action ?

— À miss Mary !… et cela parce que…

Joaquin Dick s’arrêta au commencement de sa phrase, et poussant une sourde exclamation de rage, bondit, plutôt qu’il ne sortit, hors du salon. Il venait d’apercevoir, à travers les barreaux de la fenêtre, le Canadien Grandjean qui descendait tranquillement de cheval devant la porte du rancho.