Le Batteur d'estrade (Duplessis)/II/XVII

A. Cadot (Tome IVp. 30-34).

XVII

LE PÈRE ET L’ÉPOUX.


Le Batteur d’Estrade se tenait appuyé, sombre et immobile, contre le socle informe et massif de l’idole. Son costume, d’une étoffe grossière et d’une coupe américaine, lui donnait de prime abord l’apparence d’un pionnier yankee. Il portait une carabine à deux coups ; ses fortes chaussures n’avaient point d’éperons ; une courte et épaisse lanière en cuir, qui lui servait de fouet ou de cravache, était attachée à son poignet droit par une espèce de dragonne.

M. d’Ambron, après une indécision due plutôt, sans doute, à la surprise qu’au raisonnement, avait mis pied à terre et s’était avancé lentement vers Joaquin Dick.

L’attitude sévère du Batteur d’Estrade et le peu d’empressement du jeune homme donnaient au début de cette réunion une froideur presque hostile.

Joaquin Dick avait, en quinze jours, vieilli de vingt ans.

Ses joues étaient caves, ses yeux enfoncés dans leur orbite, son dos était voûté et des cheveux gris remplaçaient sa chevelure naguère noire comme l’aile d’un corbeau.

L’étonnement de M. d’Ambron et de Grandjean amena un indéfinissable et fugitif sourire sur le visage de Joaquin.


Vous me trouvez bien changé, n’est-ce pas ?

— Vous me trouvez bien changé, n’est-ce pas ? leur dit-il d’une voix dont la pénétrante mélancolie les fit tressaillir. Après m’avoir connu jadis dans tout l’éclat de ma force et de ma fierté, vous me voyez écrasé maintenant par la conscience de ma faiblesse. Hélas ! c’est que l’orgueil de l’homme lui vient uniquement de son impunité ! Quand la Providence commence le châtiment, les plus orgueilleux et les plus superbes tremblent devant sa justice. Le doigt de Dieu m’a marqué au front !…

Un silence de près d’une minute suivit ces quelques mots du Batteur d’Estrade ; ni le comte ni le Canadien n’osaient l’interroger. Les grandes douleurs, quand elles sont noblement avouées et dignement supportées, inspirent toujours un respect involontaire. Joaquin reprit bientôt la parole, mais ce fut cette fois d’un ton bien différent, c’est-à-dire avec une brusquerie qui avait quelque chose de farouche.

— Comment se fait-il, Grandjean ? s’écria-t-il, que lorsque je suis arrivé, M. d’Ambron partait seul ? Espérais-tu reconnaître par ce lâche abandon la confiance que je t’ai témoignée, racheter le crime que je t’ai remis ? As-tu donc oublié qu’en quittant la Ventana je t’ai laissé aux ordres du comte ?

— Mais, seigneurie !…

— Tais-toi, et retiens bien ce que je vais te dire. À partir de ce moment-ci, Grandjean, je te donne à M. d’Ambron ! Tu es son esclave… sa propriété !… S’il te demande d’attaquer, même sans aucun espoir de vaincre, attaqueras ! de fuir… tu fuiras !… de frapper, quand bien même je serais la victime désignée à ton bras, tu frapperas ; s’il te châtie, tu t’inclineras. En un mot, M. d’Ambron a sur toi droit de vie et de mort ! il est ton maître, et tu n’es pas son serviteur, mais son chien ! M’as-tu bien entendu, bien compris ?

— Oui, seigneurie !…

— As-tu quelque observation à me présenter ?

— Non, seigneurie ! répondit le géant après une courte hésitation.

— Tu obéiras ?

Cette fois, le Canadien resta silencieux.

Joaquin croisa ses bras et s’avança de quelques pas vers lui, tout en le regardant fixement.

— Tu obéiras, n’est-ce pas ? répéta-t-il en scandant ces mots avec une lenteur solennelle et menaçante.

Grandjean écrasa, en se mordant les lèvres jusqu’au sang, un formidable juron qui entr’ouvrait sa bouche, puis baissant la tête :

— J’obéirai, dit-il d’une voix sourde et à peu près inintelligible.

— Bon !… À présent, éloigne-toi. Nous avons, monsieur le comte et moi, à causer d’affaires.

La précipitation avec laquelle le géant se conforma à cet ordre indiquait combien il lui était agréable ; en effet, il avait hâte de se retrouver seul, afin de pouvoir donner un libre cours à sa colère ; la rage l’étouffait.

— Oh ! murmurait-il en se dirigeant vers la rivière Gila, tout cela ne me serait pas arrivé si je n’avais pas fait la connaissance de cette infernale miss Mary. Je consens à avoir la langue coupée si j’adresse jamais de ma vie la parole à une femme… à moins que ce ne soit à une femme de Villequier, et encore il faudra voir. Tout en étant de beaucoup supérieures aux autres, elles ne valent peut-être pas, non plus, grand’chose. Je le répète : il faudra voir.

Ce fut seulement lorsque le Canadien eut disparu dans le bois qui bordait la rivière que le Batteur d’Estrade engagea la conversation.

— Monsieur d’Ambron, dit-il, je ne saurais vous exprimer le bonheur que me cause votre rencontre. C’est le seul moment, non pas, hélas ! de joie, mais d’adoucissement à ma douleur, que j’aie éprouvé depuis quinze jours !

Tandis que Joaquin parlait, la pâleur déjà très-grande du jeune homme avait redoublé d’intensité, et, si ce n’eussent été ses yeux brillants et dont l’éclat augmentait à mesure que le sang se retirait de ses joues, on aurait pu croire qu’il allait perdre connaissance. Il se contenta de s’incliner très-légèrement sans répondre.

Le Batteur d’Estrade le contempla durant quelques secondes avec une attention pleine d’attendrissement ; puis, lui tendant la main :

— Comte, reprit-il, je ne m’explique pas votre froideur, mais je l’accepte comme l’une des mille expiations que doit m’imposer la Providence !

Le jeune homme continua de rester impassible. Seulement, sa respiration oppressée et le froncement de ses sourcils donnaient un complet démenti à la rigidité de sa contenance. Dick, avec un geste de découragement qu’il ne songea pas à cacher, laissa retomber son bras le long de son corps. Alors, soit que M. d’Ambron se sentît désarmé par la résignation de Joaquin, soit qu’il eût réfléchi que celui-ci lui apportait peut-être des nouvelles d’Antonia, il sortit de son mutisme.

— Señor, lui dit-il, l’espèce d’intimité qui a existé entre nous vous a permis d’étudier et de connaître mon caractère. Vous n’ignorez pas que j’ai la dissimulation en grand mépris. Je vais donc motiver cette froideur d’accueil dont vous vous plaignez. Je dois vous avertir, si par hasard la franchise de mes explications me vaut une provocation de votre part, que je ne l’accepterai pas. Je ne m’appartiens point à présent. Ce que je veux, c’est établir d’une façon catégorique et nette nos deux positions respectives.

— Je vous écoute, répondit le Batteur d’Estrade avec un sourire empreint d’une ineffable tendresse, parlez !

— Je conçois très-bien, señor, reprit le comte après une légère pause, que vous vous étonniez du changement que vous remarquez en moi. En Europe, vous m’avez fait grâce de la vie ; en Amérique, vous me l’avez conservée. Les faits sont en votre faveur, l’ingratitude semble être de mon côté. Le sentiment qui me pousse à renoncer à votre amitié et qui m’empêche d’accepter l’offre de votre concours, ne saurait être désigné par un mot, car il est fort complexe. Il tient tout à la fois de la jalousie, de l’orgueuil et de la méfiance. Le désespoir par trop exagéré que vous a causé l’enlèvement de la comtesse ma femme ; la supériorité que, tacitement, vous vous attribuez sur moi ; enfin l’obscurité que vous avez laissé régner, lorsque vous avez bien voulu me raconter l’histoire de votre vie, sur la partie de votre exigence qui s’est écoulée en Amérique, froissent ma dignité et inquiètent ma prudence. Votre alliance actuelle entraverait ma liberté d’action présente et pèserait sur mon avenir. Ce n’est pas en ce moment-ci au Batteur d’Estrade que je m’adresse, mais bien à l’homme supérieur par son intelligence, au grand d’Espagne illustre par son nom ! Je crois donc inutile de développer ou de préciser davantage ces observations, votre tact et votre sagacité éclaiciront aisément certains points que j’ai jugé convenable de laisser dans une demi-obscurité. Vous indiquer une nuance, à vous, señor, c’est vous faire un aveu !

Tant que M. d’Ambron avait parlé, Joaquin Dick n’avait cessé de l’observer avec une ténacité singulière ; mais il y avait dans son regard une douceur pleine de tristesse et de bienveillance qui en atténuait la fixité.

— Comte, je tiens trop à votre amitié pour accepter les vagues raisons que vous venez de me donner. Laissez de côté, je vous en conjure, tous ces vains ménagements dont la puérilité contraste péniblement avec les splendeurs de la nature qui nous entoure. Nous ne sommes pas ici dans un salon d’Europe, mais bien sur les confins de l’Apacheria, la terre sauvage des cœurs indomptés. Parlez-moi en homme de cœur et de loyauté, clairement, rudement même, si vous le voulez ; mais ne vous abaissez pas à chercher ces mots neutres et ces phrases diplomatiques que la civilisation a dû inventer pour donner une issue de sûreté aux passions, dont l’explosion serait à craindre. Le désert est sans limites et n’a pas d’échos ! Au nom de votre honneur, non pas de gentilhomme, mais de créature humaine, je vous adjure, Luis, de me déclarer le motif véritable qui vous fait repousser mon dévouement et renier notre amitié ! De quoi m’accusez-vous ?

M. d’Ambron ne répondit pas tout d’abord ; un nuage de pourpre teignait la pâleur de son front ; un violent combat avait lieu dans son cœur ! Enfin, faisant un effort sur lui-même :

— Joaquin, dit-il d’une voix grave et émue, votre exigence m’est pénible, mais je reconnais qu’elle est juste. Quelque fondés que puissent être mes soupçons, ils ne sauraient m’affranchir de la reconnaissance réelle que je vous dois.

— Au fait, Luis, au fait ! De quoi m’accusez-vous ?

Le jeune homme réunit tout son courage, car ses sentiments les plus intimes étaient cruellement froissés, et courbant malgré lui la tête devant le pénétrant regard de son hardi interlocuteur :

— Je vous accuse, señor Joaquin, dit-il lentement, d’aimer ma femme, madame la comtesse d’Ambron, et de nourrir des espérances qui, pour être déplacées et ridicules, n’en constituent pas moins, et pour elle et pour moi, une impardonnable injure.

— Ah ! c’est d’aimer Antonia que vous m’accusez ! s’écria Joaquin Dick avec un inexprimable élan d’indignation et de passion. Alors, Luis, vous ne connaissez pas toute l’étendue de mon crime !… J’aime Antonia, dites-vous ! Que ce mot est donc froid, mon Dieu ! pour rendre la tendresse qui déborde de mon âme ; car ce que j’éprouve pour Antonia n’a pas de nom dans la langue humaine !… Ce mot serait trop beau pour la terre, Dieu a dû le réserver pour le ciel !… Regardez-moi bien en face, Luis !… voyez mes cheveux… ils sont gris, n’est-ce pas ? Hier ils étaient noirs encore !… Vous vous étonnez que peu d’heures aient suffi pour éteindre le soleil de l’été sous les glaces de l’hiver ! Eh bien ! ce n’est pas en un jour, c’est en une seule minute que ma chevelure a blanchi ! Je suis arrivé à la vieillesse sans transition. Je n’ai pas eu d’automne ! Et voulez-vous connaître maintenant, Luis, la cause de ma terrible métamorphose ? c’est que, hier, le point de mire de ma carabine a menacé le cœur d’Antonia ! Ah ! ne m’interrompez pas !… ne m’interrompez pas !… Mon désespoir, si vous vouliez en arrêter le cours, monterait de mon cœur à mon cerveau et briserait ma raison !… Je ne veux point être fou… Antonia a besoin de moi !… Que vous disais-je donc ? Ah ! je vous racontais que j’ai été hier sur le point de tuer Antonia. Moi, tuer Antonia !… Oui ! il s’agissait de sauver son honneur ! mieux encore : de l’arracher à un long et épouvantable supplice, car je connais cette noble et chaste enfant. Une tache dans son passé changerait sa vie future en une continuelle et lente torture. Je devine les questions que vous allez m’adresser. Je vais tout vous dire.

Je suivais depuis trois jours la troupe des bandits du marquis de Hallay, lorsque hier, un peu avant la tombée de la nuit, je vis ce misérable entrer dans le chariot où Antonia est retenue prisonnière ! Vous exprimer ce qui se passa alors en moi ne serait pas possible ! Je suis à me demander comment j’eus le terrible courage de ne pas m’élancer au secours d’Antonia. Il me fallait, pour me retenir, la conviction que ma mort serait la perte de cette chère et adorable enfant. Une minute, qui me parut un siècle, s’écoula. Tout à coup un cri déchirant retentit jusqu’au plus profond de mon cœur, et ce cri était poussé par votre femme ! Par un mouvement involontaire et plus prompt que la pensée, je me levai d’un bond, car j’étais couché derrière une touffe d’herbe, et j’armai ma carabine !… Je vis alors la tête d’Antonia apparaître à travers les barreaux du chariot ; puis un peu en arrière et dans l’ombre, j’aperçus comme deux points lumineux qui brillaient d’un sinistre éclat… c’étaient les yeux du marquis !… Ce fut alors que j’épaulai, mon arme !… Que Dieu me pardonne la pensée de l’action que, sans la retraite de Hallay, qui s’éloigna précipitamment, j’aurais commise ! j’aurais tué la femme pour sauver l’ange ! Pour la troisième fois, je vous le répète, ne m’interrompez pas ! Vous vous étonnez et vous vous indignez que ma carabine soit restée muette en présence de ce misérable de Hallay ? Oh ! si vous saviez la force de volonté que j’ai dû déployer pour résister à la vertigineuse tentation de punir cet infâme, au lieu de me blâmer, vous me plaindriez. Réfléchissez donc que frapper mortellement le marquis, c’est livrer Antonia à la ragé de deux cents abominables bandits. Ces gens-là croient que votre femme est instruite des mystérieuses cachettes ou repose l’or qu’ils convoitent. S’ils étaient, privés de leur chef, Antonia deviendrait leur unique espoir. À quelles extrémités ne se porteraient-ils pas pour contraindre la pauvre enfant à leur révéler, son prétendu secret ! Le marquis n’a donc rien à redouter, en ce moment-ci, de ma colère ; sa protection, quelque, pénible et odieuse que me soit cette pensée, est utile, indispensable à la sécurité d’Antonia. À présent que je vous ai appris, Luis, combien est désespérée la position de votre femme, repousserez-vous toujours l’offre de mon dévouement aveugle et sans bornes ? À présent que vous savez quelle action j’ai été hier sur le point d’accomplir, direz-vous toujours que ma tendresse est un outrage pour la comtesse d’Ambron ?

Le Batteur d’Estrade se tut ; une sueur froide perlait sur son front, si habitué et si insensible pourtant aux atteintes de la fatigue et aux ardeurs du soleil. Les angoisses d’une douleur morale avait dompté et abattu cette nerveuse et riche organisation, contre laquelle les excès et les souffrances physiques ne pouvaient rien.

Quant à M. d’Ambron, l’émotion que le récit du Batteur d’Estrade avait produite sur lui était si forte, qu’il resta pendant près de cinq minutes sans pouvoir prononcer une parole : il semblait frappé de paralysie.

— Oui, señor Joaquin, dit-il enfin, je refuse l’offre de votre dévouement, je n’accepte pas votre alliance. Oh ! ne m’accusez pas d’un criminel orgueil. Dieu m’est témoin que, pour sauver Antonia, je ne sacrifierais pas, ce mot dénaturerait ma pensée, mais je donnerais ma vie avec une joie qui approcherait du délire. Mais rien, rien au monde ne saurait me faire enfreindre les règles de l’honneur. Le devoir n’est pas un mot qu’un honnête homme attache à son existence, de même qu’un parvenu accroche un écusson aux panneaux de sa voiture pour éblouir les niais ! Le devoir, c’est l’âme de l’honnête homme… Un honnête homme ne vend pas son âme ! Malgré moi, Joaquin, je suis attendri, presque reconnaissant de l’attachement que vous portez à Antonia ; mais cette pitié est tout ce que je puis vous accorder !… Adieu, señor, nous ne devons plus, nous ne pouvons plus nous revoir !…

M. d’Ambron s’éloignait, lorsque Joaquin, s’élançant brusquement vers lui, le saisit par la main : au chaud et humide contact d’une larme qui venait de tomber sur ses doigts, le jeune homme s’arrêta.

Devant l’accablement de cette riche et fière nature, c’eût été une lâcheté cruelle que de montrer une facile colère.

— Un mot encore, Luis, reprit Joaquin d’une voix brisée. Je ne vous ai pas dit tout ce que j’avais à vous dire ! Il me reste à vous apprendre comment et pourquoi j’aime Antonia ! Oh ! c’est là une longue et merveilleuse histoire, une histoire que nulle bouche humaine n’a répétée, et que m’a racontée la Providence ! Les détails ne vous regardent en rien… Le dénoûment seul vous intéresse… J’arrive donc tout de suite à ce dénoûment. Carmen, la Carmen de mon enfance, celle dont la trahison avait fait de moi le sceptique impitoyable que vous avez connu jadis, Carmen n’a jamais été coupable ; Carmen ne m’a jamais trahi… Elle est morte dans toute la chasteté et la ferveur de son amour. Mon nom a été son dernier soupir.

— Que m’apprenez-vous, Joaquin ?

— La vérité, Luis ; une vérité qui, de méchant et aveugle que j’étais, m’a rendu croyant, humble et bon.

— Continuez, Joaquin, continuez.

— Ne vous souvenez-vous plus de ce que je vous disais autrefois, que votre Antonia était la vivante image de Carmen ?

— Oui, c’est vrai ! eh bien ?

— Eh bien ! Carmen, lorsque son âme remonta au ciel, laissa un pauvre petit ange sur la terre !… une fille, mon enfant ! Commencez-vous, Luis, à me comprendre ?

Le comte tressaillit, et d’une voix qu’il essaya de rendre affectueuse, mais qui, malgré son généreux effort, décelait une tristesse mêlée de crainte :

— Quoi ! cette enfant serait…

— Cette enfant est morte !… interrompit froidement le Batteur d’Estrade ! Dieu ne m’a pas jugé digne de posséder un tel trésor… Seulement, le cœur de l’homme a d’étranges faiblesses, d’inexplicables mystères ; lorsque l’innocence de Carmen me fut révélée, ma première pensée fut pour Antonia. Il me sembla que le ciel, prenant en considération mon repentir, mes remords et mes souffrances, me rendait l’enfant que j’avais perdue. À mes yeux Antonia, ce portrait vivant de ma Carmen adorée, devint ma fille ! Hélas ! je suis un maudit ! J’ai porté malheur à votre femme ! Voilà pourquoi je vous déclare, Luis, que si Antonia succombe, je mourrai. Voilà pourquoi, hier, je préférais la faire descendre digne d’elle-même et de vous dans la tombe, à la laisser vivre misérable et déshonorée !… Luis, mon fils, mon enfant chéri, me permettez-vous, maintenant, d’aimer votre femme ?

Le comte était profondément attendri ; toutefois, parvenant à contenir son émotion :

— Señor Joaquin, dit-il lentement, me jurez-vous que si nous parvenons à sauver Antonia, vous ne la verrez qu’autant que je vous en donnerai la permission ? Me jurez-vous que le jour où je vous commanderai de vous éloigner, vous m’obéirez tout de suite, sans récriminations, sans plaintes ?

— Je vous le jure !

— Sur la mémoire de Carmen ?

— Sur la mémoire de Carmen !

Le comte d’Ambron jeta ses bras autour du cou du Batteur d’Estrade et l’embrassa avec transport.

— Oh ! mon châtiment commence, murmura douloureusement Joaquin, je suis père et je n’ai pas d’enfant.