Le Batteur d'estrade (Duplessis)/II/X

A. Cadot (Tome IVp. 8-12).

X

LA CATASTROPHE.


Lorsque le comte et le marquis étaient sortis du rancho, un instant avant que le Canadien y pénétrât, une agitation extraordinaire régnait parmi la foule des aventuriers. À l’apparition des deux jeunes gens, tous les regards s’étaient portés sur eux avec une avide curiosité ; les conversations avaient cessé, un grand silence s’était fait.

M. d’Ambron, absorbé par deux sentiments bien opposés, par sa haine et son amour, n’avait pas remarqué la curiosité générale dont il était l’objet. Quant à M. de Hallay, un fugitif et presque imperceptible sourire de triomphe avait glissé sur ses lèvres minces et pâles. L’émotion des aventuriers lui apprenait que le plan proposé la veille par miss Mary était en voie d’exécution. Or, ce plan, d’une merveilleuse simplicité, conciliait au mieux les intérêts de l’Américaine et ceux du marquis ; sa conception dénotait une entente peu ordinaire des affaires.

Il avait été d’abord convenu, entre la digne fille de l’excellent Sharp et M. de Hallay, que ce dernier attendrait l’arrivée de Grandjean au rancho avant de chercher querelle à son rival ; le Canadien, lui, était chargé d’avertir les aventuriers du duel projeté entre les deux jeunes gens, ce qui rendait le combat impossible, car il n’était pas à supposer que les hommes de l’expédition consentiraient à laisser le chef, dont ils ne pouvaient se passer, jouer sa vie à propos d’une discussion personnelle. Grandjean devait, en outre, profiter de l’absence de M. d’Ambron pour enlever Antonia. Ce plan, on le sait, avait complètement réussi. Ce que miss Mary n’avait pas prévu, c’était ce qui devait se passer sur le terrain.

Les deux adversaires n’avaient pas fait trois cents pas que déjà plus de cinquante aventuriers s’étaient mis à les suivre. M. d’Ambron ne songea pas à se plaindre de l’importunité de cette escorte, car son intention était de s’éloigner le plus possible du rancho, afin qu’Antonia ne pût entendre le bruit du combat. Ce ne fut donc qu’après au moins un quart d’heure d’une marche rapide et non interrompue qu’il s’arrêta.

— Monsieur, dit-il à son adversaire, si vous agréez cet endroit-ci pour le lieu de notre rencontre, nous n’irons pas plus loin.

— Soit, monsieur ! Désirez-vous indiquer vous-même ou voulez-vous que je marque les places ?…

— C’est là un soin inutile… Voyez-vous cet arbre isolé, là, devant nous ?

— À environ quatre-vingts pas ?… Oui.

— Eh bien, quand je toucherai cet arbre de ma main, cela signifiera que je serai prêt, et vous pourrez faire feu.

— C’est entendu.

— Pardon, messieurs, veuillez me livrer passage, dit M. d’Ambron en s’adressant aux aventuriers qui formaient un cercle autour de lui et du marquis.

Personne ne bougea.

— Éloignez-vous donc, messieurs, je vous prie, s’écria à son tour M. de Hallay. Je sais parfaitement bien que l’usage d’Amérique permet à tout le monde d’assister comme curieux à tout duel, mais cet usage ne s’étend pas jusqu’à porter atteinte à la liberté des combattants. Place donc, je vous le répète !

Les aventuriers échangèrent rapidement entre eux quelques mots à voix basse, puis l’un d’eux, sortant de la foule, s’avança vers le marquis, et prenant la parole :

— Monsieur de Hallay, lui dit-il, j’ai l’honneur de vous déclarer, non pas seulement en mon nom, mais au nom de tous nos compatriotes, que vous ne vous battrez pas.

— Je ne me battrai pas ! répéta le jeune homme d’un ton moqueur, et qui m’en empêchera ?

— Nous tous !… Dame ! que voulez-vous, monsieur de Hallay ! il faut bien que vous vous soumettiez… vous n’êtes pas le plus fort ! Remarquez toutefois, monsieur, que notre exigence n’a rien d’injuste !… Loin de là ! Quand la colère ne vous aveuglera plus, vous serez le premier à reconnaître que nous avions raison ! N’oubliez pas que vous êtes le seul parmi nous qui connaissiez l’endroit où reposent les trésors que nous allons conquérir ! Vous n’avez donc pas le droit, après nous avoir attachés à votre fortune et conduits dans ces lointains pays, de risquer, dans un but qui vous est purement personnel, une existence qui ne vous appartient pas en ce moment-ci, et qui nous est si précieuse… Vous mort, que deviendrions-nous ?… Nos peines, nos dépenses et nos fatigues passées seraient perdues pour nous !… Non, monsieur, je vous le répète, vous ne vous battrez pas !

Un murmure spontané, approbateur, s’éleva dans les rangs des aventuriers, et accueillit et sanctionna la déclaration de leur délégué improvisé. M. de Hallay paraissait en proie à une agitation et à une indécision extrêmes.

— M. d’Ambron, dit-il d’une voix sourde, avouez qu’une implacable fatalité semble nous poursuivre !… voici la seconde fois qu’un événement imprévu surgit entre nous deux et nous sépare au moment où nous espérions satisfaire notre haine mutuelle. J’ai une trop grande opinion de votre orgueil pour croire que, plus tard, lorsque je reviendrai vous réclamer cette dette de sang, vous songiez à vous prévaloir de l’empêchement qui nous condamne aujourd’hui à l’inaction.

M. d’Ambron avait écouté son adversaire sans l’interrompre ; mais un sourire de souverain mépris était constamment resté sur sa bouche.

— Marquis de Hallay, répondit-il, je n’ai jamais fait de ma vie et je ne ferai jamais de concessions aux gens que je n’estime pas. Ce n’est pas, souvenez-vous-en, un événement imprévu qui, lors de notre première discussion ; vous a arraché les armes des mains… Si nous ne nous sommes pas battus alors, c’est parce que, contrairement à toutes les lois de l’honneur, vous avez envoyé une femme, miss Mary, mendier votre vie auprès de moi !… Aujourd’hui, monsieur, je reconnais, en effet, qu’un obstacle paraît devoir nous condamner à l’inaction ; mais cet obstacle, j’en ai l’intime conviction, c’est vous-même qui l’avez suscité… Non, marquis, je ne me rendrai plus à votre appel, si la fantaisie vous prend un de ces jours de me provoquer de nouveau. J’aurais pu, dans l’espoir de le punir, me battre contre un voleur et un assassin, mais je n’accepterai jamais les provocations d’un lâche !…

À cette sanglante et mortelle injure, le marquis poussa un cri qui ressemblait au rugissement d’un tigre blessé.

— Ah ! misérable… tu vas mourir !

Alors s’élançant avec une prodigieuse impétuosité sur les aventuriers qui l’entouraient, il les écarta violemment, et montrant du doigt à son adversaire l’espèce de trouée qu’il Venait de faire dans leurs rangs.

— En place ! continua-t-il ; non plus à cent… mais à dix pas !…

M. d’Ambron s’empressa de mettre à profit la liberté momentanée qui lui était rendue pour sortir du cercle vivant qui l’emprisonnait ; mais tout aussitôt les aventuriers se jetèrent de nouveau entre lui et le marquis.

— Si c’est une comédie que vous jouez, monsieur de Hallay, dit le comte, je vous félicite de votre talent scénique… on ne saurait mieux imiter la fureur… Si, au contraire, vous êtes de bonne foi, je ne puis vous plaindre, car vous êtes la victime de votre propre duplicité.

M. d’Ambron mit sa carabine en bandoulière et s’éloigna lentement.

Le marquis, c’est une justice à lui rendre, était dans un pitoyable état de rage et de désespoir. Il aurait volontiers sacrifié en cet instant sa vie pour avoir celle de son adversaire.

À trois reprises différentes il tenta de renverser les aventuriers qui lui barraient le passage ; mais, malgré sa force prodigieuse, il dut reconnaître son impuissance ; ce n’était plus cinquante personnes, mais bien son armée entière qui l’entourait.

— Messieurs, s’écria-t-il d’une voix tremblante de colère, je jure que tant que vous ne m’aurez pas laissé punir cet orgueilleux insolent, tant que cet homme vivre, je resterai ici à attendre l’heure de la vengeance. Ah ! vous voulez de l’or au détriment de mon honneur !… eh bien ! cet or, nous verrons si vous le trouverez sans mon secours !…

M. de Hallay avait à peine achevé de prononcer ces mots, que deux cous de feu retentirent près de lui ; le premier partait d’un rifle kentuckien, le second avait été tiré par une carabine française, mais tous les deux, hélas ! étaient dirigés vers le même but, sur M. d’Ambron, qui, après avoir chancelé un instant, était tombé raide et inanimé par terre.

Quoique la plupart dés hommes qui composaient la troupe du marquis fussent de véritables bandits, un morne silence suivit la chute du comte.

Tandis que ce fatal événement dénouait d’une façon si tragique la querelle pendante entre les deux rivaux, une scène non moins odieuse et tout aussi abominable se passait à une demi-lieue de là !

Cette scène n’avait pour acteurs que Grandjean et Antonia !

Absorbée par l’intensité de son effroi et de sa douleur, et sans nulle défiance du Canadien, la jeune femme s’était laissée asseoir sur la croupe de son cheval ; ce ne fut qu’après quelques minutes d’une course rapide qu’elle songea à interroger le géant.

— Grandjean, dit-elle, je ne vois personne… nous arriverons trop tard… Éperonne donc ton cheval… nous n’avançons pas… Mon Dieu, ayez pitié de lui… protégez-le !… Pourvu que tu ne te sois pas trompé de chemin, Grandjean. Où les as-tu laissés ? où devaient-ils se battre ?

Le Canadien stimula vigoureusement sa monture et continua à garder le silence. De grosses gouttes de sueur glissaient le long de son front rugueux.

— Parle-moi donc, Grandjean, reprit la malheureuse enfant avec une anxiété croissante, où est M. d’Ambron ? où allons-nous ?

Le Canadien essaya de répondre ; son gosier desséché par l’émotion arrêta sa voix au passage.

— C’est bien beau d’être adjoint au maire de Villequier, murmura-t-il, mais ce bonheur, je le paye bien cher !…

Quelque profond que fût le désespoir de la jeune femme, le silence obstiné de son conducteur devait à la fin attirer son attention ; un vague pressentiment du danger qu’elle courait traversa sa pensé, et, sans la distraire de ses cruelles préoccupations, la fit réfléchir sur sa position.

— Grandjean, reprit-elle d’une voix agitée, tu as dû faire fausse route… Arrête, je veux descendre… j’irai à pied.

Le géant, au lieu d’obéir, redoubla de vitesse.

— Ne m’entends-tu pas ? reprit Antonia de plus en plus troublée… Arrête ! te dis-je.

Le Canadien parut hésiter, mais il ne ralentit pas sa course.

Les soupçons de la jeune femme se changèrent en une poignante certitude. Elle essaya de sauter à terre, mais le géant s’attendait à cette tentative et de son bras puissant il retint Antonia.

— Infâme ! s’écria-t-elle, superbe d’indignation et de mépris. Grandjean, reprit-elle presque aussitôt, c’est pour de l’or, n’est-ce pas, que tu accomplis cette lâcheté ! que tu te rends coupable de cette odieuse ingratitude ? Oui, car la cupidité est le sentiment qui domine en toi, le mobile de toutes tes actions ! Eh bien ! dis-moi ce que l’on t’a payé ou promis et je m’engage à te donner le double de cette somme. Où m’emmènes-tu ainsi ? Pourquoi m’as-tu enlevée ? Sans doute pour m’empêcher de courir au secours de M. d’Ambron ?… Oui ! Oui ! c’est cela. Sa mort a été résolue ? Oh veut l’assassiner, et l’on a craint mon désespoir !

Depuis que sa victime avait deviné ses intentions, le Canadien se sentait beaucoup plus à l’aise ; car ce qui jusqu’alors l’avait si fortement préoccupé, était de savoir comment il s’y prendrait pour avouer à Antonia qu’elle était sa prisonnière.

Ce lui fût donc un véritable soulagement de n’avoir, au lieu d’entamer l’entretien, qu’à répondre à une question.

— Rassurez-vous, señorita, dit-il, votre mari ne court absolument aucun danger…

— Que dis-tu ? s’écria Antonia, à qui cette annonce fit oublier pendant un instant la position dans laquelle elle se trouvait.

— La vérité, señorita… Je vous le jure !

— Hélas ! je n’ose… je ne puis le croire. Un homme capable de se conduire ainsi que tu le fais ne mérite pas qu’on ajoute foi à ses paroles… Les lâches et les traîtres sont menteurs…

Cette accusation fut des plus sensibles au géant ; son visage refléta l’expression de la dignité blessée.

— Señorita, s’écria-t-il, c’est bien mal ce que vous venez de dire là… On ne parle pas ainsi à un honnête homme !… Vous savez bien que je ne mens jamais ! Je vous le répète, M. d’Ambron n’est exposé à aucun péril… et cela justement parce que je vous ai enlevée…

L’accent dont le Canadien prononça ces mots dénotait une telle sincérité, que la jeune femme se sentit troublée jusqu’au plus profond de son cœur.

— Merci, mon Dieu ! murmura-t-elle en levant vers le ciel un regard brillant de reconnaissance.

Le premier moment de la joie passé, un mélancolique sourire apparut sur le charmant visage d’Antonia.

— Hélas ! murmura-t-elle, c’est le pronostic du gabilan qui se réalise !… Oui, en effet, mon Luis bien-aimé n’a rien à craindre… N’a-t-il pas abattu le sinistre et méchant oiseau de proie ?…

Une fois délivrée des épouvantables appréhensions qui, depuis le départ de son mari avec M. de Hallay, l’avaient si cruellement torturée, Antonia reporta toutes ses pensées à ce qui lui arrivait.

Quel était le but de son enlèvement ? qui l’avait ordonné ? Son indécision fut de courte durée. Le nom de l’Américaine se présenta tout d’abord à son esprit, et elle ne chercha pas davantage. Ce coup ne pouvait venir que de miss Mary. Quant à l’intention, elle était flagrante. On voulait la séparer de son Luis adoré ! Oui, mais son mari saurait bien la délivrer !… Antonia, plus calme, adressa de nouveau la parole à son ravisseur.

— Grandjean, lui dit-elle, si vous voulez me laisser descendre, je vous jure que je ne tenterai pas de me sauver !

Soit que le géant fût arrivé à l’endroit qu’où lui avait désigné, soit qu’il eût confiance dans la promesse de la jeune femme, toujours est-il qu’il appuya aussitôt sur la bride de son cheval.

Ce fut avec une joie véritable qu’Antonia sentit ses pieds fouler le sol.

— Grandjean ; continua-t-elle, vous n’avez pas répondu à l’offre que je vous ai faite tout à l’heure.

— Quelle offre, señorita ?

— De vous donner une somme double de celle que vous avez reçue pour commettre votre vilaine action, si vous consentiez à me rendre ma liberté.

— Ce serait trop cher pour vous, señorita, répondit le Canadien avec un gros soupir. Du reste, soyez assurée que quand bien même vous m’offririez tous les trésors que cachent les sables du désert, je vous refuserais également… Je suis un honnête homme, señorita Antonia !… et un honnête homme n’a qu’une parole !… Je dois faire honneur au marché que j’ai passé…

— Êtes-vous aussi convenu avec la personne qui vous a commandé cette infamie, que vous ne répondriez pas à mes questions ?…

— Nullement, señorita ; je ne me suis engagé qu’à une seule chose, à vous amener et à vous garder ici jusqu’à ce que l’on vienne vous chercher… ce qui, du reste, ne peut pas tarder beaucoup…

— Eh bien ! puisque la discrétion ne vous est pas recommandée, apprenez-moi le nom de la personne dont l’or vous a poussé au crime…

— Ce nom, miss Antonia, vous le connaissez.

— Je le croîs aussi !… Quel est-il ?

Le Canadien, au lieu de répondre tout de suite, se mit à sourire d’un air triomphant : il semblait très-satisfait de lui-même.

— J’attends ce nom, Grandjean.

— Ce nom, señorita, va changer votre tristesse en joie, dit-il enfin… c’est le señor Joaquin Dick !