Le Batteur d'estrade (Duplessis)/II/IX

A. Cadot (Tome IVp. 5-8).

IX

L’EXPLOSION.


Le lendemain de l’arrivée du marquis de Hallay au rancho de la Ventana, vers les huit heures du matin, Antonia, agenouillée devant le prie-Dieu qui lui venait de sa mère, était plongée dans un recueillement profond. M. d’Ambron, debout et les bras croisés sur sa poitrine, contemplait la jeune femme dans une muette extase. Jamais, il faut le dire, la beauté d’Antonia n’avait brillé d’un plus pur éclat ; elle atteignait les dernières limites de l’idéal humain !

Après quelques minutes d’une fervente prière, la jeune femme se releva, et, s’appuyant au bras du comte par un geste empreint d’un gracieux abandon, elle sortit du retiro.

— Luis, lui dit-elle une fois qu’elle eut refermé derrière elle la porte de son sanctuaire, mon Luis bien-aimé, je t’en conjure, ne t’éloigne pas… reste ici jusqu’au départ du marquis !…

— Toujours tes mêmes craintes, Antonia ! répondit le comte en souriant.

— Oh ! toujours, et plus fortes que jamais…

— Cependant, chère enfant, notre entrevue d’hier au soir aurait dû te rassurer. Si le marquis était venu ici avec des intentions hostiles contre moi, il les aurait manifestées sur-le-champ… ta présentation lui offrait un excellent prétexte pour commencer les hostilités, car il savait fort bien qu’il lui suffisait d’un geste, d’un mot, moins que cela même, d’un sourire suspect, pour faire éclater ma colère ! Or, je dois le reconnaître, à part cette affectation de t’appeler familièrement Antonia, lorsqu’il était censé ignorer encore notre mariage, il a été d’une tenue irréprochable !…

— Ainsi tu crois, Luis, à la bonté du marquis ?

— Non, chère Antonia, mais à sa cupidité.

— Comment cela ?

— Il n’ira pas choisir, pour me chercher querelle, le moment où, placé à la tête d’une formidable expédition, il marche à la conquête de la fortune. Il n’ignore pas que je serais l’adversaire le plus sérieux qu’il aurait rencontré de sa vie entière, et que si nous nous trouvions face à face, l’épée ou le pistolet au poing, l’avantage ne serait plus, cette fois, de son côté. Or ce n’est pas, en général, quand on se figure être à la veille de conquérir la toison d’or, que l’on joue inutilement sa vie chemin faisant.

— Oui, Luis, tu as raison, tu dois avoir raison. Mais qu’importe la puérilité de mes craintes !. Du moment où elles me rendent malheureuse, c’est absolument comme si elles étaient fondées. Ainsi, c’est bien convenu, Luis, tu ne sortiras pas de cette chambre avant que M. de Hallay ait quitté la Ventana.

— Cette espèce de séquestration, quelque douce qu’elle me serait, puisque tu la partagerais avec moi, chère Antonia, n’est pas possible. Non-seulement elle me couvrirait de ridicule aux yeux de M. de Hallay, mais elle aurait pour résultat de réveiller ses espérances. Il s’imaginerait que le bonheur a amolli mon courage, et, remarque aussi juste qu’elle est, hélas ! triste, rien n’enhardit les hommes, même les plus braves, dans l’exécution de leurs mauvais desseins, comme l’assurance de l’impunité.

M. d’Ambron, en parlant ainsi, s’était insensiblement rapproché de la porte de sortie ; de son côté, Antonia, par une manœuvre non moins habile, s’était placée entre la porte et le jeune homme.

— Luis ! s’écria-t-elle, tu sais bien que tes volontés sont les miennes, et que jamais je ne songerai sérieusement à m’opposer à tes résolutions. La générosité t’ordonne donc de m’écouter… un mot encore.

— Dis, Chère Antonia !…

— Tu me jures que tu ne me répondras qu’après avoir bien réfléchi à ce que je vais te demander ?

— Je te le promets.

La charmante jeune femme baissa la tête, puis, après une légère hésitation, et d’une voix qui dénotait une adorable confusion.

— Luis, reprit-elle, quand M. de Hallay est devant toi, ne penses-tu pas continuellement à la scène que dénoua jadis le couteau de Panocha ?

M. d’Ambron voulut simuler un sourire, mais ses lèvres pâles et agitées se refusèrent à son intention.

— Oui, Antonia.

— Et hier au soir, pendant la courte durée de votre entretien, pour ne pas accabler M. de Hallay du poids de ton mépris ; n’as-tu pas été obligé d’avoir recours à toute ta force de volonté ; de te rappeler la promesse que tu m’avais faite de ne plus revenir sur le passé ?

— C’est vrai, Antonia !…

— TU vois bien, Luis, que tu serais coupable de te refuser à ma prière… car tu n’attends qu’un prétexte pour éclater !…

M. d’Ambron allait répondre, quand un léger coup fut frappé au dehors à la porte de la chambre.

— Señora, dit une servante de la ferme en entrant, le señor don Enrique voudrait vous voir, et il vous prie de descendre.

Cette communication banale, grossièrement formulée, fit tressaillir M. d’Ambron.

— C’est bien, Marina, répondit-il à la servante, retournez près du señor don Enrique, et dites-lui qu’il va être obéi.

— Viens, Antonia, continua le jeune homme offrant son bras à sa femme, nous ne devons pas faire attendre un hôte aussi illustre.

L’ironïe avec laquelle M. d’Ambron prononça ces mots exprimait une volonté si impérieuse, que la jeune femme n’osa pas résister ; elle comprenait que la moindre apparence d’opposition ne servirait qu’à grandir outre mesure l’irritation de son mari.

— Marquis, dit M. d’Ambron en pénétrant dans le salon où se trouvait alors M. de Hallay, voici madame la comtesse qui se rend à vos ordres.

M. de Hallay s’inclina respectueusement devant la jeune femme ; puis, regardant ensuite froidement M. d’Ambron.

— Permettez-moi, monsieur, lui répondit-il d’une voix qui aurait dérouté la sagacité d’un diplomate, tant elle était exempte de toute accentuation, permettez-moi de ne pas accepter l’interprétation qu’involontairement, sans aucun doute, vous venez de donner à mes paroles. J’ai simplement chargé la servante Marina de s’informer auprès de la comtesse d’Ambron si elle daignerait accepter, avant mon départ, l’expression de mes respectueux remerciements pour son hospitalité. J’ai pensé, et je pense encore, que cette démarche m’était commandée par les plus strictes convenances. Maintenant, si la Marina, peu au fait des usages du monde, à mal entendu où travesti involontairement mon message, il me semble que la responsabilité de sa gaucherie ou de son ignorance ne saurait retomber sur moi.

Ces longues explications, qui prouvaient clairement, de la part de M. de Hallay, des intentions fort pacifiques, causèrent autant de joie à Antonia que d’étonnement à M. d’Ambron. Ce dernier ne put même s’empêcher, dans sa loyauté, de balbutier quelques mots d’excuse.

— Ainsi, vous devez repartir bientôt, señor don Enrique ? demanda Antonia.

— Immédiatement après le déjeuner, Madame.

M. de Hallay fit une légère pause ; puis, reprenant d’un ton qui indiquait en même temps la politesse et l’indifférence :

— Je suis enchanté de voir que votre subite indisposition d’hier n’a eu aucune suite… Vous êtes ce matin, madame, rayonnante de fraîcheur et de santé… aurai-je l’honneur de déjeuner avec vous, ou bien devez-vous vous retirer de nouveau dans vos appartements ?

Cette question, parfaitement convenable, parut à M. d’Ambron cacher une intention ironique ; aussi s’empressa-t-il de répondre :

— Nous allions descendre pour le déjeuner, lorsque la Marina est venue nous trouver de votre part. Antonia, ordonnez, je vous prie, que l’on serve tout de suite ; M. de Hallay est si surchargé d’occupations, que les moindres minutes représentent pour lui des heures.

Ce fut avec une certaine hésitation qu’Antonia sortit du salon, et une précipitation mal dissimulée qu’elle y rentra. Pendant sa courte absence, les deux jeunes gens n’avaient pas échangé une seule parole.

Peu après on apporta le déjeuner et l’on se mit à table. M. de Hallay, assis en face de la porte laissée toute grande ouverte, semblait prêter toute son attention à ce qui se passait au dehors. Du reste, cette distraction était bien pardonnable ; sa troupe d’aventuriers arrivait, par groupes séparés, devant le rancho, indiqué la veille comme point de ralliement.

Tout à coup le visage jusqu’alors impassible du jeune homme s’anima d’une singulière expression de joie, et se tournant vers M. d’Ambron, il entama brusquement la conversation.

— Vraiment, comte, dit-il, je regrette que votre pastorale et sentimentale existence ne vous permette pas de vous joindre à nous !… Vous auriez trouvé dans notre hardie expédition ces émotions et ces aventures que l’Europe ne vous donnait pas et que vous êtes venu chercher dans ces pays inconnus et lointains… Mais il ne faut pas songer à vous compter dans nos rangs… vous êtes si heureux dans votre nouvelle condition d’amoureux champêtre, que la gloire n’a plus pour vous d’attraits !

M. d’Ambron hésita avant de répondre ; il se méfiait de sa haine, et craignait de voir de l’ironie là où il n’y avait peut-être qu’un innocent badinage.

— En aucun cas ; monsieur, dit-il, je n’aurais pris place dans vos rangs.

— Ah bah ! et pourquoi donc ?

— Parce que je n’approuve pas le but que vous poursuivez.

— Mais, au fait, c’est vrai !… J’oubliais, comte, que vous êtes un affamé de vertu.

— Monsieur de Hallay !…

— Eh bien ! quoi, monsieur d’Ambron ?… N’allez-vous pas vous récrier parce que je rends justice à vos mérites ?… Vous conviendrez pourtant qu’on ne saurait trop admirer un homme qui pousse ses scrupules jusqu’à n’oser se livrer au passe-temps d’une banale amourette qu’après l’avoir fait sanctionner par la bénédiction d’un prêtre.

Cette fois-ci le doute n’était plus permis au comte, c’était bien une querelle que voulait son rival. Toutefois, il ne laissa rien paraître des sentiments violents qui enflammaient son sang, et il se contenta de répondre avec l’apparence de la plus complète tranquillité :

— Marquis, votre séjour à San-Francisco a beaucoup nui à votre connaissance de la langue espagnole. Je ne vous comprends maintenant qu’avec peine. Voulez-vous que nous causions en français ? Madame d’Ambron le permet.

— Volontiers, monsieur…

Le comte prit un air des plus aimables, et regardant bien en face son interlocuteur :

— Au nom de l’honneur de notre commune patrie, lui dit-il, si vous êtes un drôle, restez au moins un homme bien élevé ! N’oubliez point que vous êtes devant une femme !… Ne pâlissez donc pas ainsi, monsieur, ou vous allez trahir le sujet de notre discussion… Ne m’interrompez pas… vous répondrez tout à l’heure… Monsieur de Hallay, je suis instruit de l’ignoble conduite, c’est le mot, que vous avez tenue jadis envers la femme qui porte aujourd’hui mon nom !… Cette conduite est digne, au reste, de l’assassin d’Evans !… Du calme donc !… je n’ai pas encore achevé !… Si nous nous trouvions en Europe, monsieur de Hallay, je ne vous ferais certes pas l’honneur de me mesurer avec vous !… Ici c’est différent ! mon excuse sera dans votre propre infamie, car un homme de votre espèce est capable de tous les crimes, dans un pays où il n’y a rien à redouter de la loi. Je ne considère pas la rencontre que nous allons avoir comme un duel, je l’appellerai un combat. Vous êtes pour moi un danger que la prudence m’ordonne d’écarter de ma route, ainsi que l’on fait d’un tigre ou d’une panthère, et non pas d’un homme, mon égal, à qui je demande ou je donne réparation d’une insulte. Je vous laisse le choix des armes, et je pense qu’il est inutile que vous preniez des témoins. Que décidez-vous ?

M. de Hallay, qu’Antonia ne quittait pas du regard, était livide.

— Comte, votre extravagante prétention au monopole de l’hohnêteté et de l’honneur est si ridicule qu’elle ne mérite pas la peine d’être réfutée ! Et puis, une discussion s’accorderait mal avec mon impatience. Je vais droit au fait. Nos armes, si cela vous convient, seront celles en usage dans le désert : le rifle et le pistolet.

— Soit, monsieur ! quant au mode du combat ?…

— Une distance de cent pas entre nous deux, avec la mutuelle faculté de la raccourcir à notre volonté et jusqu’à bout portant.

— Très-bien, monsieur ! Où et quand vous retrouverai-je ?

— Dans un quart d’heure, à l’entrée du jardin du rancho…

— Attendez, monsieur, dit vivement le comte en voyant son adversaire se lever, un trop brusque départ éveillerait les soupçons de ma femme.

Antonia avait suivi avec une attention extrême le jeu de physionomie des deux interlocuteurs ; sa pâleur permettait de supposer que pas une nuance de ce drame intime ne lui avait échappé.

— Señor don Énrique, dit-elle à M. de Hallay, lorsque deux minutes plus tard il la salua et prit congé d’elle, señor don Enrique, votre conduite est infâme et Dieu vous punira…

— Antonia, s’écria M. d’Ambron en l’interrompant avec violence, n’ajoutez pas un mot de plus, je vous en prie, et, s’il le faut, je vous l’ordonne.

— Oh ! sois sans inquiétude, Luis !… je sais ce que tu te dois à toi-même… Ton honneur n’est-il pas le mien ? Ne crains pas que j’essaye de te retenir… Mais laisse-moi rappeler à cet homme que tu vas punir que moi, qui le détestais ; moi, que sa vue faisait pâlir d’indignation et d’horreur, j’ai veillé pendant six semaines au chevet de son lit de souffrances !… Laisse-moi lui rappeler que c’est à la femme dont il veut tuer le mari, qu’il doit de ne pas être mort sous le couteau de Panocha !… Laisse-moi lui répéter que Dieu ne saurait laisser impuni tant de méchanceté, d’ingratitude et de bassesse.

Il serait impossible d’exprimer la fureur que ces paroles de la jeune femme causèrent au marquis. Toutefois, un respect involontaire, dont il ne pouvait se défendre, le forçait à baisser les yeux devant le regard indigné d’Antonia.

— Dois-je toujours vous attendre, comte ? dit-il d’un air qu’il essaya de rendre moqueur.

— Oui, monsieUr, répondit Antonia.

— Ah ! ah ! mais Voilà qui devient du dernier plaisant ! madame la comtesse qui s’empare du rôle de témoin…

— Luis, je t’en supplie, ne relève pas cette plaisanterie, s’écria la jeune femme en enlaçant son mari dans ses bras. La fausse gaieté de cet homme prouve qu’il est exaspéré de ne pouvoir te blesser en rien, pas même dans ton amour-propre… Il s’attendait à ce que mes larmes, mes cris et mes prières le mettraient dans une position ridicule. Il n’est pas nécessaire d’avoir reçu l’éducation des villes pour deviner et comprendre cela. Il s’est trompé. Si tu n’étais pas un lion, mon Luis adoré ; si tu avais besoin d’être stimulé dans ton courage, ce serait moi qui t’aurais excité au combat. Tu sais ce que je te disais, hier… j’appartiens à cette vaillante race espagnole qui ne recule devant aucun sacrifice dès que l’honneur est en jeu !… Luis, je ne te retiens pas !… Et puis, dois-je te l’avouer ?… oui, car sans cela tu douterais peut-être de l’immensité de mon amour, eh bien ! Luis, si je suis si calme, si peu effrayée, si pleine de confiance… c’est que mes pressentiments, qui ne m’ont jamais trompée… m’assurent que tu ne cours aucun, danger, et que cet homme, lui, va mourir… Au revoir ; mon Luis adoré ! Voici tes armes !… Au revoir !…

La jeune femme avait parlé avec une vivacité si entraînante, son animation avait quelque chose de si absolu, que les deux adversaires, l’un sous le charme et l’autre sous l’autorité de sa parole, l’avaient écoutée en silence et sans songer à l’interrompre.

M. d’Ambron s’empressa de mettre à profit la liberté si inespérée que lui accordait Antonia.

— Au revoir ! épouse chérie ! lui dit-il, en appuyant longuement ses lèvres sur son front… Tes pressentiments ne te tromperont pas… je serai bientôt de retour !…

La présence de M. de Hallay imposait une réserve à la tendresse du comte ; aussi s’éloigna-t-il sans retourner, comme son cœur le lui demandait, serrer une seconde fois Antonia dans ses bras.

À peine les deux adversaires furent-ils sortis, que l’infortunée jeune femme éclata en sanglots ; son héroïque effort l’avait brisée.

Elle tomba à genoux, et levant vers le ciel ses yeux ruisselants de larmes :

— Ô mon Dieu, s’écria-t-elle, protégez mon époux… sauvez-le… cet homme va le tuer !… Mon Dieu !… mon Dieu !… si un malheur doit arriver… éloignez-le de Luis… que votre sévérité retombe sur moi seule… peut-être vous ai-je offensé sans le savoir. Mon Dieu ! punissez-moi… oh ! je me soumettrai sans murmurer à mon sort… ma résignation ne se démentira jamais… mais, de grâce… par pitié… sauvez Luis ! sauvez Luis !…

Une terrible pensée vint augmenter encore le désespoir d’Antonia.

— Si le sort des armes se déclare contre lui, dit-elle, il succombera avec l’idée que je suis l’auteur de sa mort, car, au lieu de le retenir, c’est moi qui l’aurai poussé au combat. Oh ! que n’ai-je pu lui laisser voir le désespoir sans nom qui me déchirait le cœur ! mais j’ai eu peur que le spectacle de mes angoisses n’affaiblît son courage. Je ne puis comprendre maintenant comment j’ai trouvé la force d’affecter cette tranquillité, cette assurance… Et ces pressentiments qui, lui ai-je assuré, m’apprenaient à l’avance sa prochaine victoire… je ne les ressentais pas !… Non… Luis va mourir !… Pitié, mon Dieu !… pitié !… peut-être est-il déjà mort ! Oh ! j’ai eu tort de le laisser partir. Je veux le revoir, je veux l’empêcher de se battre ; il ne se battra pas.

Antonia, en proie à une exaltation qui approchait du délire, se releva d’un bond et s’élança vers la porte ; mais les émotions trop violentes par lesquelles elle venait de passer l’avaient brisée, et elle tomba froide, pâle, inanimée sur le sol.

Au même moment, Grandjean pénétrait dans le rancho, et le premier objet qui frappa sa vue fut le corps de l’infortunée gisant à terre.

— Un meurtre ! dit-il, c’est odieux !… On ne tue pas une femme… à moins que ce ne soit une Peau-Rouge… et encore ne s’y décide-t-on qu’à la dernière extrémité !

Le Canadien se pencha alors vers Antonia, et mettant sa main sur son cœur :

— Il bat ! murmura-t-il, c’est un simple évanouissement… Pourquoi donc les femmes ont-elles l’habitude de perdre ainsi connaissance à propos de rien du tout ? À quoi cela lui sert-il ? Pauvre Antonia, elle ne vaut pas mieux que les autres ! et c’est dommage ; car… Ma foi ! c’est tant mieux… au contraire, cela me rendra ma tâche plus facile… Ah ! la voici qui revient à elle !… Bonjour, doña Antonia…

La pauvre enfant fixa sur le Canadien des yeux hagards, et fut quelques instants sans le reconnaître.

— Ah ! c’est toi, Grandjean ?… Luis, mon Luis ! où est-il ? Tu viens m’annoncer sa mort ?…

— Ma foi, non !

— Où est-il ?… Mais réponds-moi donc… où est-il ?

M. d’Ambron ?… Eh bien ! il cherche, avec don Enrique, une place qui leur convienne a tous les deux pour vider leur différend.

— Tu sais où ils sont ?

— Oui.

— Ils ne se sont pas encore battus ?

— Non.

— Oh ! viens, guide-moi… conduis-moi vers eux, Grandjean ; je me jetterai à leurs genoux… je les supplierai… je me placerai entre eux… ils ne se battront pas… et toi, je te récompenserai généreusement… Conduis-moi vers eux, Grandjean… conduis-moi vers eux.

Le géant parut éprouver une certaine hésitation. Mais prenant bientôt son parti :

— Parbleu ! se dit-il, je serais un niais si je manquais une si belle occasion… une occasion qui se présente d’elle-même et sans que j’aie eu besoin de la provoquer ou de la faire naître !… Dans quatre mois je serai adjoint au maire de Villequier.

Alors se retournant vers Antonia et élevant la voix :

— Señorita, je suis prêt à vous conduire auprès de ces messieurs.

— Dieu veuille que nous n’arrivions pas trop tard !

— Non, non, soyez sans inquiétude… ces caballeros sont partis à pied, et moi j’ai justement là mon cheval tout sellé et bridé… Vous monterez en croupe, et quelques minutes nous suffiront pour les rattraper.