Le Batteur d'estrade (Duplessis)/II/XI

A. Cadot (Tome IVp. 12-14).

XI

LE DÉSESPOIR DE PANOCHA.


Persuadé, d’après les fausses confidences de l’Américaine, qu’Antonia aimait toujours Joaquin Dick en secret, Grandjean avait cru qu’en dénonçant le Batteur d’Estrade comme étant l’homme qui le faisait agir, il mettrait un terme aux reproches de la jeune femme.

Aussi son étonnement fut-il extrême, lorsqu’il vit la douloureuse stupéfaction que cette révélation produisit sur Antonia.

— Joaquin Dick ! répéta-t-elle avec un morne accablement. Oh ! mon Dieu ! ai-je pu me tromper à ce point, moi qui l’appelais mon ami, mon seul ami… moi qui avais une confiance illimitée dans son dévouement !… Mais alors, cette méchanceté dont il se targuait, cette insensibilité, hélas ! pis encore, cette férocité dont il faisait parade, tout cela était donc vrai !… Est-il possible que j’aie pu m’abuser aussi longtemps et aussi grossièrement sur son compte ! Grandjean, poursuivit la pauvre enfant en levant les yeux sur le géant, je ne te reprocherai plus l’infamie de ta conduite, car la cupidité, je le sais, est l’unique mobile de tes actions, et Joaquin Dick a dû te donner beaucoup d’or ; mais, au fond, Grandjean, je te le répète, tu n’es pas cruel, et je suis assurée que tu te refuserais à assassiner une femme pour de l’argent !… n’est-ce pas ?

— Moi, assassiner une femme… blanche… pour de l’argent ! s’écria le Canadien avec une indignation véritable. Ah ! señorita !… je préférerais perdre mon œil droit à avoir une semblable action sur la conscience !

— Eh bien ! Grandjean, cette action, dont la pensée te répugne si fort, tu es, sans t’en douter, à la veille de la commettre.

— Comment cela ?

Antonia regarda froidement, longuement le Canadien ; puis, d’une voix qui exprimait une résolution ferme et une sincérité entière :

— Si j’étais jamais menacée d’avoir à rougir devant M. d’Ambron, je n’hésiterais pas à me tuer.

— Vous tuer, señorita ! et pourquoi ? Je ne vous comprends plus.

— Or, la responsabilité de ma mort ne pèserait-elle pas tout entière sur toi, sur toi seul ?

Grandjean resta un instant pensif, ses gros traits exprimaient quelque chose qui ressemblait à de l’attendrissement ; mais bientôt un froid sourire d’incrédulité abaissa ses lèvres épaisses, et secouant la tête d’un air de doute :

— Il est clair, señorita, répondit-il, que vous voulez vous amuser à mes dépens… Les femmes ne se tuent pas ! Cela ne s’est jamais, vu !… Et puis, vous aurez beau prétendre le contraire, vous ne me persuaderez point que vous n’ayez pas aimé Joaquin Dick ! Je sais bien que vous êtes maintenant mariée, mais cela ne prouve rien du tout. J’ai toujours entendu dire que les femmes se résignent assez aisément à épouser les hommes qu’elles n’aiment pas !… Vous tuer !… Et pourquoi, grand Dieu ! Le señor Joaquin Dick est fort riche !… Bon ! il paraît que je viens de dire une sottise, car vous semblez très en colère !… Que voulez-vous ? je me connais si peu dans toutes ces choses de sentiment, que, quand j’en parle, il m’est permis de me tromper quelquefois !…

Antonia jugea inutile de poursuivre cette conversation ; elle s’assit sur un quartier de roche, appuya ses coudes sur ses genoux, cacha sa tête dans ses mains et resta silencieuse.

Grandjean, ainsi que fait une sentinelle qui garde un prisonnier, se mit à se promener de long en large d’un pas lourd et régulier ; de temps en temps il jetait sur la jeune femme un regard à la dérobée.

Le Canadien paraissait mécontent ; ses épais sourcils, qu’une violente tension de son front courbait à chaque instant ; sa main, qui serrait énergiquement le canon de son rifle ; certains hochements de tête, pleins d’impatience, prouvaient que ses réflexions étaient pénibles. Plusieurs fois il s’arrêta devant la jeune femme avec l’intention évidente de lui adresser la parole ; mais, soit que sa timidité le retint, soit qu’il eût honte de sa conduite, chaque fois, après une courte hésitation, il reprit sa marche lente et monotone.

Tout à coup il tressaillit, et une épaisse rougeur enlumina son visage. À travers les doigts des mains jointes d’Antonia, il venait de voir filtrer des larmes.

— Señorita, s’écria-t-il d’une voix presque émue, je vous en prie, ne pleurez point ainsi. Je vous jure que si j’avais su vous affliger autant, j’aurais refusé de me charger de cette affaire. Et pourtant, c’eût été dommage, car votre enlèvement va me permettre de retourner dans ma patrie, à Villequier, où m’attend une position des plus magnifiques. Eh bien ! je vous le répète, malgré cette belle perspective, si j’avais pu prévoir votre ennui, je n’aurais pas hésité une seconde à refuser la somme énorme que l’on m’a donnée. Voyons, señorita, vous qui êtes si bonne, car réellement vous êtes bonne, ne vous réjouirez-vous pas un peu à l’idée que je vous devrai le bonheur de ma vie entière ?… Songez donc que, sans votre enlèvement, il m’aurait peut-être fallu subir encore dix ans de privations, de fatigues et de travaux avant de parvenir à ramasser la petite fortune que vous m’avez fait gagner en une heure ! Cette pensée devrait vous consoler ! Allons, señorita, regardez-moi !… Je suis sûr que vous ne m’en voulez plus !…

Le géant prit doucement les mains d’Antonia pour les lui retirer de devant le visage ; mais il les abandonna tout aussitôt en murmurant avec un étonnement plein d’effroi :

— Je ne m’étais pas trompé, il y a un mois : c’était bien le contact de cette main, si fragile et si petite pourtant, qui m’a causé une commotion si vive et si soudaine ! C’est drôle tout de même que je sois arrivé à mon âge sans me douter que les femmes étaient douées d’une propriété semblable à celle de la torpille. À présent, toutes les femmes sont-elles de même ? Il faudra que je m’en informe. Qu’est-ce que j’entends ? Des pas de chevaux et la marche d’une troupe de piétons. Ce sont les hommes de M. de Hallay qui arrivent. Ma foi ! je n’en suis pas fâché. Ce tête-à-tête commençait à me peser.

En ce moment, Antonia releva la tête. Elle aussi avait entendu.

— Ah ! merci, mon Dieu ! s’écria-t-elle, voici du monde… je suis sauvée.

Le visage de la jeune femme offrait l’expression d’un si poignant désespoir, que le Canadien ne put retenir une sourde exclamation de douleur.

— Ah ! je suis un misérable ! murmura-t-il en serrant ses poings avec rage. Que n’ai-je compris plus tôt l’étendue de mon infamie !… Maintenant il est trop tard.

Grandjean monta tout aussitôt à cheval et courut à la rencontre des aventuriers. M. de Hallay marchait toujours entouré de son état-major de Français, à une centaine de pas en avant de ses hommes.

Le Canadien l’accosta par une brusque inclination de tête, et lui désignant du doigt Antonia :

— Voilà ! lui dit-il. Puis, après une légère pause : Puissent tous les malheurs de la terre vous tomber sur la tête, jusqu’à ce que le diable vous torde le cou !… ajouta-t-il.

Alors, frappant, malgré sa sympathie pour les animaux, de deux vigoureux coups d’éperon les flancs de sa monture, le géant tourna bride et s’en alla devant lui comme un insensé.

Une minute plus tard, M. de Hallay arrêtait son cheval devant la jeune femme, et la saluant avec une courtoisie exagérée :

— Señora, lui dit-il en élevant la voix de façon à être entendu de ses compagnons, je ne saurais trop vous remercier et vous complimenter de votre exactitude à venir au rendez-vous que vous m’aviez assigné. Votre litière est prête, voulez-vous me permettre de vous y conduire ?

Antonia se demanda un moment si toutes les secousses qu’elle venait d’éprouver ne l’avait pas rendue folle ; elle ne comprenait absolument rien au langage du marquis.

La vue d’une litière portée par deux mules et conduite par un Mexicain, qui, sur un signe du marquis, s’arrêta devant la jeune femme, augmenta l’étonnement de l’infortunée jusqu’à la stupeur.

— Montez donc, Antonia ! reprit M. de Hallay d’une voix qui affectait la familiarité et la bienveillance. L’étape d’aujourd’hui sera longue… nous n’avons pas de temps à perdre…

— Mais, señor, que signifie…

— Quoi, charmante Antonia, seriez-vous revenue sur votre détermination ! Auriez-vous encore une fois cédé à ces influences intéressées auxquelles j’ai eu tant de mal déjà à vous soustraire ?… Prenez garde, enfant… Les renseignements que le hasard a mis en votre pouvoir, s’ils ne nous sont pas absolument indispensables pour la réussite de notre expédition, augmentent du moins de beaucoup nos chances de succès, et nous éviterons des tâtonnements inutiles, longs et fatigants ! Or, plutôt que de renoncer à votre concours si précieux, Antonia, s’il le faut, j’emploierai la force.

— Mais vous mentez, señor ; mais je n’ai aucun renseignement. J’ignore ce que vous me demandez… Je ne monterai jamais dans cette litière !… s’écria Antonia hors d’elle-même. Oh ! vous avez beau me regarder avec des yeux qui disent le crime… je n’ai pas peur… il est impossible que parmi tous ces caballeros il n’y ait pas quelques nobles cœurs qui protégeront une femme !… À votre tour, monsieur, prenez garde !… mon mari saura me défendre et me venger !…

— Qu’appelez-vous votre mari, chère enfant ? demanda M. de Hallay d’une voix railleuse. N’est-ce pas ce M. d’Ambron qui a demeuré pendant le dernier mois avec vous au rancho ?… Hélas ! chère petite, il vous faudra, au retour de notre expédition, songer à d’autres amours !… J’ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer. Ce pauvre M. d’Ambron a été tué tout à l’heure !…

À la joie cruelle qu’exprimait le visage de M. de Hallay, Antonia vit qu’il ne mentait pas.

— Mort ! répéta-t-elle machinalement ; et étendant ses bras devant elle instinctivement et comme si elle eût voulu se retenir au vide, elle tomba évanouie.

— Pauvre enfant ! elle aimait bien son amant, dit M. de Hallay en se retournant vers les Français, qui, témoins de cette scène, étaient tous émus. Réellement, si je n’avais pas aussi besoin du concours de cette infortunée, je me ferais un scrupule de l’emmener dans ce triste état. Qu’on la porte dans la litière.

Tandis que la troupe des aventuriers s’éloignait avec Antonia, une scène non moins triste se passait à la Ventana. M. d’Ambron, relevé après sa chute par deux pions qui l’avaient suivi à distance, avait été porté par eux au rancho.


Sanglant et inanimé, il ne donnait plus le moindre signe de vie.

Sanglant et inanimé, il ne donnait plus le moindre signe de vie. Ses domestiques, jugeant qu’il était inutile de le monter dans sa chambre, s’étaient contentés de le déposer par terre, sur la natte de paille qui recouvrait le plancher du salon.

Du reste, c’est une justice à leur rendre, les serviteurs du rancho semblaient fort peinés de ce tragique événement, et s’ils ne songeaient pas à examiner si les blessures reçues par leur maître devaient lui donner ou lui avaient déjà donné la mort, du moins s’occupaient-ils du soin de son salut. Ils étaient en train de confectionner, avec un zèle et une attention soutenus, une croix de bois qu’ils voulaient placer sur sa poitrine. Cette croix, si elle ne le sauvait pas sur la terre, devait immanquablement lui ouvrir les portes du ciel !

Sur ces entrefaites arriva l’illustre Panocha. Le prudent hidalgo, caché dans les environs de la ferme, s’était empressé, aussitôt après le départ des aventuriers, d’accourir au rancho. Il avait hâte de savoir comment s’était passée l’entrevue du comte et du marquis.

M. d’Ambron, couvert de sang et étendu inanimé sur le plancher du salon, fut le premier objet qui s’offrit à sa vue :

— Et la señora ? demanda-t-il vivement.

— On ne sait ce qu’elle est devenue !… Oh suppose qu’elle a été traîtreusement enlevée par Grandjean ! lui répondit un pion.

Cette nouvelle produisit une telle impression sur Panocha, qu’il oublia de se livrer à ses pantomimes habituelles ; il fut simple et naturel.

— Infortunée doña Antonia ! murmura-t-il d’un air accablé en laissant tomber sa tête sur sa poitrine, et des larmes, de véritables larmes, roulèrent sur ses joues de couleur safran… Ce n’est pas étonnant s’il lui est arrivé malheur, reprit-il, je n’étais pas là pour la défendre…

Après avoir donné un libre cours à sa douleur, Panocha songea enfin à M. d’Ambron.

— Tiens ! dit-il, mais le seigneur comte n’est peut-être pas mort ! Qui sait s’il n’y aurait pas moyen de le sauver ?

L’hidalgo s’agenouilla auprès de M. d’Ambron, et, appuyant son oreille sur la poitrine du jeune homme, il écouta avec une extrême attention.

— Dieu soit loué ! s’écria-t-il tout à coup, le seigneur comte respire !

Cette annonce fut accueillie avec un vif plaisir par les serviteurs, qui redoublèrent d’ardeur dans la confection de leur croix ; ils se mirent à la sculpter.

Panocha avait commencé à déshabiller l’infortuné jeune homme, lorsqu’il s’arrêta soudain. Une idée subite venait de se présenter à son esprit.

— Holà ! vous autres, dit-il aux pions, débarrassez sa seigneurie de ses vêtements, pendant que je vais aller, moi, chercher une herbe que je connais et qui est souveraine contre les blessures.

Panocha, sans attendre une réponse, sortit précipitamment du salon ; mais au lieu de se rendre, soit au jardin, soit dans les champs, il gravit rapidement le premier étage de la ferme, et entra dans la chambre habitée le matin encore par les jeunes et heureux époux. L’hidalgo traversa cette chambre d’un bond, et, se précipitant sur la porte qui fermait le retiro, il se mit à étudier la serrure avec un soin infini.

— Je ne comprends pas comment ces idiots d’Apaches n’ont pu parvenir jadis à ouvrir cette porte, dit-il. C’est tout ce qu’il y a de plus aisé !… Après cela, les Apaches, qui sont nomades et qui n’habitent que des wigwams, ne doivent pas se connaître en serrures… Ce n’est pas comme moi qui… qui ai demeuré dans les villes et reçu de l’éducation.

Panocha tira son couteau de sa gaîne, puis, d’une des poches de sa calzonera, une espèce de passe-partout informe et dont un filou d’Europe se serait, certes, outrageusement moqué, et sans plus tarder, il se mit à la besogne.

Il n’y a pas de proverbe plus vrai que celui qui prétend « qu’il ne faut jamais vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué. » Depuis près d’une heure que le Mexicain s’acharnait à son travail, il n’avait réussi qu’à casser son couteau et à tordre son passe-partout.

De temps à autre, il s’arrêtait pour essuyer ses larmes, car, quelque attention qu’il accordât à sa tâche, sa pensée se reportait sans cesse sur Antonia.

— Pauvre maîtresse, se disait-il, que va-t-elle devenir ? Elle en mourra !… Bon ! voilà mon couteau qui s’ébrèche… Je ne saurais plus être heureux sans elle ; désormais, la vie me sera à charge… J’avais tort de mépriser les Apaches, cette serrure est d’une solidité à toute épreuve… Sans ces maudits étrangers qui sont venus à la Ventana, Antonia aurait fini par m’épouser. Elle n’a jamais osé m’avouer qu’elle m’aimait, mais cela se voyait. Que diable vais-je trouver dans ce retiro ? Je tremble qu’il n’y ait rien du tout… Bon ! encore mon couteau qui se casse… Si cependant j’allais mettre la main sur des millions !… Ah ! quel bonheur !… Non, non, jamais je ne me consolerai de la perte d’Antonia.

Panocha fit trêve à ses sanglots pour pousser un cri de joie ; une épaisse couche de peinture qui couvrait la porte venait, en éclatant, de découvrir la tête plate et polie d’une grosse vis qui assujettissait la serrure.

Cinq minutes plus tard, la serrure tombait, et le Mexicain, pâle d’émotion, et tremblant à la fois d’espérance et de crainte, donnait un vigoureux coup d’épaule à la porte, qui cédait à cette secousse et s’ouvrait toute grande devant lui.

L’hidalgo, avant de franchir le seuil, eut un moment de recueillement.

— Chère et regrettée Antonia, murmura-t-il, Dieu veuille que vous m’ayez laissé des millions !…

Panocha pénétrait dans le retiro, quand une voix sonore et moqueuse l’arrêta stupéfait, effrayé et tremblant.

Cette voix était celle du Batteur d’Estrade ; elle disait : « Voleur ! »