Essais sur le génie de Pindare/22


CHAPITRE XXII.


Poésie lyrique dans le Nord ; omissions forcées. — Étude de cette poésie, sous le type britannique. — Chants originaux ; essais artificiels. — Marlowe, Shirley, Milton, Cowley. — Poésie savante de Gray.


Cette antiquité, que nous avons suivie avec tant de prédilection, était tout asiatique, ou du moins méridionale. La primauté de l’Orient pour les choses d’imagination semble si naturelle qu’elle fut longtemps exclusive, et qu’on ne songeait pas même à en faire la remarque. Du Jourdain aux bords de l’Oronte et de l’Euphrate, des fleuves de Babylone aux rives de l’Alphée, du Nil au Tibre, des plaines brûlantes de la Cyrénaïque à Tagaste ou à Carthage, nous avons recueilli les veines éparses de l’esprit poétique, sans le chercher ailleurs. Et cependant ce partage inégal était-il vrai de l’ancien monde ? est-il possible pour les âges modernes ?

Un des indices de la jeunesse relative du monde et de son éducation croissante, c’est le progrès des nations plus septentrionales et le lever tardif de la poésie dans le Nord. Pour l’humanité naissante, l’Orient seul était habitable ; de l’Orient seul l’antiquité nous a transmis un art, une poésie.

Haud alios, primâ crescentis origine mundi,
Illuxisse dies aliumve babuisse tenorem
Crediderim : ver illud erat ; ver magnus agebat
Orbis.

Avec la chute de l’ancienne civilisation apparut pour la première fois le génie septentrional, mais tout inculte et grossier, jetant sur le Midi son empreinte barbare, et ternissant d’abord ce qu’il devait rajeunir. C’est ainsi que, dans quelques pâles récits du Bas-Empire romain, il nous est montré avec effroi parmi les hordes des Huns leurs poëtes, dont la voix ne pouvait retentir entre les chariots du camp qu’on ne vît aussitôt les hommes courir aux armes, et les enfants verser des pleurs d’impatience et de rage.

Bien avant cette grande irruption du Nord, Tacite avait rappelé l’instinct poétique des Germains autant que leur courage, le belliqueux bardit dont ils s’inspiraient, en marchant au combat, leurs hymnes à leurs dieux, leurs chants à l’honneur d’Arminius.

Plusieurs siècles après Arminius et Tacite, sous de nouvelles invasions du Nord dans l’Asie grecque, l’Europe méridionale et l’Afrique romaine, se retrouvait encore un ferment de poésie apporté par les destructeurs eux-mêmes. L’ardeur de la charité chrétienne l’adoucit et l’épura quelquefois. La barbarie gothique ou scandinave venait incessamment le rallumer au feu des villes incendiées. C’est aux plus anciens souvenirs de cet apostolat farouche du Nord sur le Midi que Charlemagne, devenu patrice romain et chef civilisé des barbares, empruntait un nouvel enseignement pour son peuple. Il recueillait et faisait traduire les chants des vieux Germains[1], en même temps qu’il écrasait les héritiers de leur courage dans les forêts de la Saxe et les montagnes du Hartz. Bientôt ce feu d’audace et de génie, dont il avait ramassé les charbons éteints, s’éleva contre lui des âpres rivages de la Norwége et de l’Islande ; et les dernières alarmes de l’empereur d’Occident s’arrêtaient sur les légers esquifs et les voiles déployées de quelques rois de mer, pirates et poëtes, assiégeant l’embouchure de la Seine.

Les anciennes Sagas d’Islande, la Voluspa, le poëme des Niebelungen, sont les rameaux immortels de cette minière poétique du Nord : nous n’avons pas essayé d’y pénétrer. L’idiome, l’accent indigène, fait partie trop essentielle de la poésie pour qu’il soit permis de la juger quand ce secours nous manque. Laissons ce privilége à qui, jeune, connut bien les langues du Nord. C’était, dans nos recherches de la poésie lyrique, une omission prévue. Pour goûter l’inspiration, il faut entendre la voix et saisir du même coup le sens et l’harmonie. Les hymnes mélancoliques de l’Edda, les chants guerriers de Sigurd, l’Aatla-mal et les Niebelungen ont été jugés, parfois reproduits avec autant d’exact savoir que de vigueur et de coloris. La filiation de cette poésie jusqu’à nos temps les plus modernes, la tradition tour à tour naïve ou raffinée qu’ont exploitée dans l’Europe du Nord tant de talents célèbres, les nouvelles créations ou du moins les nouvelles théories sorties de cette libre étude, ont trouvé d’habiles interprètes et d’habiles critiques. Nous ne savons ni n’osons raisonner sur un hymne de la Messiade, sur un chant guerrier de Gleim ou sur un chœur de Schiller, après madame de Staël, M. de Barante, M. Saint-Marc Girardin, M. Ampère, et sans être soutenu comme eux par l’original.

Le seul travail permis à notre scrupule, c’est de chercher un reflet de l’inspiration septentrionale dans ce génie puissant et mixte de l’Angleterre, où la veine du Nord est demeurée si forte. On le sait, ce génie, dès qu’il se tourna vers les arts, aima l’Italie, en étudia, en imita la poésie. Cette part est grande dans Chaucer, plus grande encore dans Shakspeare, c’est-à-dire dans la poésie anglaise elle-même. Nous sentons partout ce que le souvenir de l’Italie jeta de douceur dans les vieux poëtes de la rude Albion, dans les sonnets de Daniel, dans Surrey, dans Spencer, dans Waller, dans le grand Milton lui-même.

Puis, à part ce souffle méridional, nous savons combien, par l’esprit de secte et de méditation, par la controverse et la lecture de la Bible, l’Orient a possédé l’imagination anglaise, mais tout cela, sous une première loi de formation du langage et des mœurs, très-marquée dans le type anglais. Cette poésie qui plus tard a parcouru tant de climats, a réfléchi tant d’horizons divers, s’est colorée de tant de feux et nourrie de tant d’instincts profonds du cœur, est, avant tout, une poésie du Nord, éprise avec passion des beautés naturelles, et, sous son ciel natal, ni rassasiée de leurs douceurs, ni trop éblouie et comme fatiguée de leur éclat, mais s’élevant avec joie du monde visible vers l’infini, curieuse surtout de l’âme humaine, et tout à la fois contemplative et violente.

Sous ces influences diverses, que domine l’étoile du Septentrion, la poésie lyrique pouvait-elle ne pas naître chez le peuple anglais ? Fallait-il ne la demander qu’à la tradition incertaine de ces bardes gallois qu’un roi cruel fit périr au neuvième siècle ? Ne devait-on en retrouver la trace que dans quelques ballades populaires ? Ne plaît-elle pas au génie anglais dans son studieux travail, comme dans son libre essor ? La réponse est partout, depuis la chanson d’amour vraiment lyrique de Marlowe, cet Eschyle anglais, jusqu’aux chœurs des derniers élèves de Shakspeare. Il suffit de rappeler cette monodie de Shirley, dans son Ajax furieux :

« Les gloires de notre vie mortelle sont des ombres, non des réalités ; il n’y a pas d’armure à l’épreuve du destin. La mort étend sa main glacée sur les rois ; le sceptre et la couronne tombent à terre et gisent dans la poudre, confondus avec la, pauvre faucille et la bêche. Quelques-uns moissonnent de l’épée les campagnes, et sèment des lauriers à la place où ils ont donné la mort ; mais la vigueur de leurs muscles doit céder enfin. Ils abattent encore un ennemi ; puis, tôt ou tard, ils succombent, et, se traînant pâles captifs, rendent à la mort le dernier soupir.

Les guirlandes se fanent au front couronné : ne vous vantez plus de vos faits d’armes ! Sur l’autel sanglant de la mort le vainqueur est immolé en sacrifice. Seules, les actions du juste exhalent un doux parfum, et fleurissent dans la cendre du tombeau[2]. »

Récitées devant Cromwell, ces strophes le troublèrent, dit-on, jusqu’à la terreur. Il sortit brusquement, comme, au chant guerrier de Timothée, Alexandre avait saisi ses armes. Et cependant ce n’était pas encore la poésie anglaise donnant l’image la plus rapprochée du génie lyrique des peuples libres.

Dans les temps agiles qui suivirent le règne glorieux d’Élisabeth, dans ces jours de sombre enthousiasme et d’énergie guerrière, entre le fanatisme de la religion et celui de l’honneur, l’imagination savante n’avait, en étudiant Pindare, réussi qu’à le parodier gravement et à gâter son audace par de froides affectations. Cowley lui-même, celui qui, dans une vision en prose sur Cromwell, a rencontré quelques images dignes de Milton ou de Bossuet, n’a tiré du moule pindarique, chauffé à grand renfort de souffle, que de grossières scories ; et, pour trouver dans ce temps même d’obsession biblique un écho, et comme dit Horace, une image de la lyre thébaine, il faut chercher loin de la foule l’abri suspect et solitaire de l’aveugle Milton, et là, pieusement écouter quelques-uns des accents dont il fait la prière des anges en présence de Dieu, ou qu’il chante lui-même à l’entrée du bocage nuptial d’Éden.

En dehors de cette poésie unique et sublime comme ce qu’elle a décrit, tout était faux, subtil, emphatique et faible dans ce courant de vibrations pindariques. Dryden seul (et quel grand poëte pour l’invective et la satire !) se démêla de ce déluge de métaphores et d’hyperboles, et en sortit, une belle ode à la main, pour célébrer sainte Cécile et le pouvoir divin de la musique : et combien encore, dans cette ode, sous le jeu brillant des images et les marches précipitées du rhythme, un art trop visible dément-t-il l’inspiration, pour laisser voir un calcul de contrastes qui descend quelquefois jusqu’à la puérilité !

Ce fut bien pis après Dryden, lorsque le lyrisme ne parut plus qu’une forme de poésie affectée de droit à l’imagination anglaise. Jamais ce goût hardi, qui, sur d’autres points, s’est également bien aidé de l’originalité native ou de la science classique, ne toucha moins heureusement que cette fois au grand domaine de l’antiquité, soit que l’élégant Congrève, en invoquant l’immortelle Muse, fille de Mémoire, célèbre en strophes prétendues pindariques la reine Anne et la sagesse du grand trésorier Godolphin, soit que le mélancolique Young, par une autre imitation doublement pindarique, compare aux courses d’Olympie les promenades en calèche de ce même lord Godolphin, et le remercie pompeusement d’avoir fait couler dans le domaine aride de la poésie les flots d’or de la munificence royale.

Il n’était pas besoin de ce prosaïsme d’une reconnaissance solliciteuse pour que l’assimilation des promenades du noble lord aux courses de Pise parût bien étrange. Mais le nom de l’auteur des Nuits, inscrit au bas de ces fades louanges, en accroît encore le ridicule.

Disons cependant que cette imitation si aventureuse du poëte thébain s’est parfois rencontrée, chez Young, avec un sentiment vrai et un sujet inspirateur : témoin l’ode sur l’Océan, où respire l’orgueil de l’Angleterre et la prophétie de sa grandeur. Là le génie de Young a retrouvé cette voix de la patrie, ces cris de cœur d’une nation belliqueuse qui avaient retenti jusque dans les accents du courtisan Waller, et inspiré de si beaux vers à Thompson. Un autre temps et un autre génie devaient donner à l’Angleterre l’idée, ou du moins la forme artificielle, mais vivante encore, de l’enthousiasme lyrique.

Ni le spectacle des événements, ni la passion politique, ne la firent naître cette fois. Elle sortit de l’étude et de la méditation, dans une vie obscure, mais libre et fière. Elle produisit peu : car cette inspiration intérieure, qui n’est pas l’écho du monde, qui ne s’anime et ne se nourrit qu’à sa propre flamme, s’éveille plus tard et dure moins longtemps. Ce fut celle de Gray, parvenu à une gloire éminente, dans le siècle dernier, avec de rares et courts essais de poésie, et célèbre encore de nos jours, après le grand éclat de poésie moderne qui lui a succédé et qui semblait devoir l’ensevelir.

C’est que Gray, avec la science et le goût profond de l’antiquité, eut une manière originale de sentir et de rendre sa pensée. Dans un siècle d’innovation philosophique et d’ambition active, il ne vécut que pour la perfection de l’art, la curiosité de l’étude et la paix solitaire du cœur. Cette belle poésie grecque, si négligée alors, hormis par quelques éditeurs allemands, si mal jugée et si défigurée dans les préfaces ou les imitations tragiques de Voltaire, il la connut à fond, en antiquaire, en artiste, en poëte. Ce moyen âge, alors aussi peu loué que peu compris, cette antiquité des siècles gallo-romains et celtiques, il la connut également, dans ses langues, son architecture, ses arts, son imagination et ses ruines : et de cette étude si vaste, si variée, entretenue par les voyages et la rêverie, il ne tira qu’un petit nombre de vers, profondément sentis, lentement travaillés, après d’assidues lectures de Pindare et de Sophocle, devant les sites escarpés et sombres des forêts d’Écosse, ou dans les recoins solitaires des Hébrides, ou dans les humbles allées de quelque cimetière de village.

Parti d’abord pour le continent, avec un jeune lord dont il pouvait plus tard redevenir l’ami, mais ne voulait pas être le compagnon inégal, il avait vu la France et l’Italie en amateur passionné des lettres, écrivant la langue des Romains comme un érudit du seizième siècle et avec la pensée mélancolique d’un moderne.

Dans un siècle de scepticisme, il était religieux ; dans un siècle d’orgueil et de bruit, modeste et retiré. Près de Grenoble, il inscrivit sur le livre de la Grande Chartreuse, dans quelques strophes latines d’un mode et d’un tour horaciens, le vœu et comme le soupir d’une âme pieuse pour la retraite.

De retour dans sa patrie, dans la philosophique et opulente Angleterre, à l’époque même où les lettres accréditées y conduisaient au pouvoir, où les hommes d’État étaient de grands orateurs, William Pitt, Fox, Burke, où les lettrés se mêlaient partout aux affaires, Gibbon, Shéridan, Glover, Macpherson, il vécut loin du parlement, loin du monde, dans la modeste chambre d’un collége, où il semblait perpétuer la vie laborieuse d’étudiant, et d’où il s’échappait quelques mois, chaque année, pour voyager dans son pays, en étudier les beautés naturelles, les vieux monuments, et renouveler en soi la religion de la patrie comme celle de la science.

Est-il besoin de dire ce qu’une telle vie, dans le siècle des grandes prétentions et des petites choses, dut nourrir de feu poétique et de verve originale au cœur du poëte anglais ? Il ne fut qu’un contemplateur studieux ; il n’entretint jamais le beau monde de ses pensées ou de ses passions intimes, dans un temps où le génie faisait volontiers de ses petits secrets personnels des événements publics. Il aima et soigna tendrement sa mère et deux sœurs de sa mère, et passa près de trente années dans une chambre des bâtiments de l’université de Cambridge, d’abord à Peter-House, puis dans un autre collége de la même corporation. Voilà, sauf ses souvenirs de voyage, tous les incidents de sa vie. Nommé tard, et sans l’avoir demandé, professeur à la chaire de langues et d’histoire modernes fondée depuis 1723 à Cambridge, il ne fit pas même une première leçon, tout occupé qu’il était d’immenses études préparatoires, et retenu par cet embarras toujours croissant d’un début tardif.

Il n’en demeure pas moins un des rares talents, une des âmes poétiques du dix-huitième siècle. Il n’aura pas, comme Byron, couru le monde barbare et voluptueux de l’Asie pour y ramasser des images, et, s’il est possible, des accidents nouveaux de la nature et du cœur. Il n’aura pas à plaisir désordonné sa vie pour la rendre poétique, et tiré des nuits de Venise, des conciliabules de Ravenne ou des orages de l’Épire quelque rajeunissement pour l’imagination. Il n’a pas eu non plus cette glorieuse fin de Byron, qui rachète ses fautes et absout sa vie : celle de Gray a été simple, unie, obscure, indifférente aux hommes, qu’elle n’a scandalisés d’aucun tort, agités d’aucune ambition, étonnés ou avertis par aucun grand effort. Elle n’a pas été inutile, cependant ; elle n’a point passé stérilement sur la terre : elle y a donné à qui saura le chercher l’exemple de l’amour des lettres dans son pur et noble idéal ; elle y a relevé le culte de l’art, la statue de la grande poésie. Aussi cette mémoire ne périra pas. La gloire bruyante et mêlée de Byron, sa personnalité mixte de modèle et de peintre, ses aventures et son génie, ses velléités d’héroïsme, ses caprices effrénés d’abandon et de licence, Child-Harold, Lara, le Corsaire, son épopée sardonique de Don Juan et son Mystère de Caïn, n’effaceront pas l’Ode au collége d’Éton, l’Ode à l’Adversité, le Barde, les Fatales Sœurs, et l’Elégie écrite dans un cimetière de village.

Telle est la puissance du vrai beau et de la poésie durable. On sait que Gray, déjà classiquement érudit, et plein du spectacle et des souvenirs littéraires de la France et de l’Italie, avait passé six années dans la lecture assidue des écrivains grecs, projetant une édition critique de Platon, puis de Strabon, philologue, métaphysicien, historien, géographe, et alliant la patience continue des recherches aux rares saillies de l’enthousiasme. On sait aussi que nul poëte n’avait plus curieusement étudié sa langue, n’en connaissait mieux les filons natifs, le métal indigène et les types frappés de la main du génie. C’est sur ce fonds si riche d’études et de souvenirs que passa par moment le souffle de la fantaisie, pour agiter la feuille d’or :

Sic leni crepitabat bractea vento.

Il n’y aura pas sans doute ici ce qui semble avoir été le caractère de Pindare, cette abondance naturelle de génie, cette âme ouverte de toutes parts à la poésie et retentissante comme le sanctuaire harmonieux d’Apollon. Le poëte anglais, cependant, était musicien aussi. Il avait, dans la variété de ses études, compris la théorie de cet art, et il chantait avec goût ; mais il ne chantait que pour lui-même et la Muse. Rien ne ressemble moins à la mission publique du poëte thébain, dans les fêtes et les périls de la Grèce, que le chant solitaire et rare du studieux reclus de Cambridge. Nul doute cependant sur la grande étude que l’un avait faite de l’autre, et sur quelques traits d’affinité qui les rapprochent.

Un savant helléniste a célébré, à ce titre, quelques pièces lyriques de Gray, plus fortement que nous ne l’oserions. « Elles ont, dit-il, une beaucoup plus grande ressemblance avec les hymnes du poëte thébain qu’aucune œuvre du même genre, dans la langue anglaise, et probablement dans toute autre langue. L’étrangeté de la pensée et l’irrégularité du vers ont été jugées d’ordinaire le seul moyen de ressembler à Pindare. Dans le fait, les beautés caractéristiques de la poésie de Pindare sont le sublime de la pensée, la hardiesse de la métaphore, la dignité du style, le mouvement de la composition, la magnificence du langage. Si un sérieux jugement peut se fonder sur les échantillons trop peu nombreux que nous a laissés le ravage du temps, Pindare, pour la grandeur des images et la majesté, est surpassé par M. Gray. » L’helléniste capable d’une telle préférence était un Anglais.

Dans l’ode de Gray sur la poésie, malgré l’effort trop tendu et la solennité un peu énigmatique de quelques vers, on reconnaît une voix digne de la lyre et un front touché du rayon de feu. Mais ce n’est encore que l’étude contemplative de l’artiste ; ce n’est pas l’ode épique et dramatique, comme Pindare l’a conçue dans son récit du voyage des Argonautes et de la fondation de Cyrène, ou dans ses allusions au combat de Salamine. Cette forme admirable de l’imagination, l’enthousiasme mêlé au récit, la brièveté tout à la fois dans le sublime et dans le pathétique, la poésie passant comme un météore sur un lieu, sur un nom qu’elle illustre à jamais, cette ambition ne pouvait manquer dans les rares et studieux efforts du poëte anglais. Elle lui inspira son second chef-d’œuvre, le Barde, cette ode qu’il a lui-même nommée pindarique, et dont le sujet, la passion, les détails, sont tous empreints de ce goût d’antiquité indigène et de poésie du Nord qui partageait avec la littérature classique ses recherches assidues et sa contemplation rêveuse. De ce fond sortit un chant à la gloire des anciens bardes calédoniens, où brille bien mieux que dans l’Ossian de Macpherson la flamme vraie du patriotisme et de la poésie. Écoutons un moment cette création de l’art, qui ressemble à l’action spontanée du génie :

« Tombe sur toi la ruine, impitoyable roi ! que la confusion s’attache à tes bannières, bien que, sous le vent des ailes rouges de la victoire, elles insultent les airs de leur pompe oiseuse ! Le casque, ni l’émail croisé du haubert, ni même ta vaillance, ô tyran, ne réussiront à préserver en secret ton âme des terreurs nocturnes et des malédictions de Cambria, des pleurs de Cambria.

Tels étaient les accents qui sur l’orgueilleux cimier du premier Édouard jetèrent l’effarement et la peur, tandis que, sur les escarpements de la côte ombragée du Snodon, il déployait, en laborieux détours, sa longue file armée. L’altier Glocester s’arrêta troublé sous un frisson muet : Aux armes ! cria Mortimer, et il étendit sa lance frémissante.

Sur un roc, dont le faîte sourcilleux se hérisse au-dessus des flots écumants de Conway, couvert du noir vêtement de la calamité, les yeux hagards, le poëte était debout : sa barbe épandue et sa blanche chevelure flottaient comme un météore, au souffle de l’air agité ; et, d’une main de maître, avec le feu d’un prophète, il éveillait les gémissements profonds de la lyre : — Écoute comme chacun des chênes géants et des antres déserts soupire, à la voix formidable du torrent qui se précipite au-dessous d’eux. Ils exhalent le cri de vengeance sur toi, dans des murmures plus terribles encore ; car ils ne parlent plus depuis la journée de Gambria, fatale à la harpe de l’illustre Hoël, et à la voix du mélodieux Lewellin.

Elle est glacée la langue de Cadwalto qui faisait taire l’orageux océan ; le brave Urien dort sur sa couche de rocher. Montagnes, vous pleurez en vain Modred, dont le chant magique forçait le Plinlimmon de baisser sa tête vêtue de nuages !

Sur le redoutable rivage d’Avon, ils gisent souillés de sang et pâles à faire peur. Loin, bien loin, traversent les vautours effrayés. L’aigle affamé pousse un cri et passe auprès.

Chers compagnons de mon art mélodieux, chers à moi comme la lumière qui visite ces tristes yeux, comme les gouttes de sang qui réchauffent mon cœur, vous êtes morts au milieu des cris de notre patrie mourante ; je ne pleure plus. Ils ne sont pas ensevelis dans le sommeil de la tombe. Sur ces collines, là-bas, je les vois siéger, terrible bande, bien que languissants encore : vengeurs de leur terre natale, ils se joignent à moi dans un redoutable concert ; et ils tressent de leurs mains sanglantes la trame de ta lignée : filez le rouet et tissez la toile enroulée de la race d’Édouard ; donnez-lui grande étendue et assez de marge pour y tracer les caractères infernaux.

Marquez l’année et marquez la nuit où la Severn répétera avec épouvante les râles de mort qui bruissent à travers les voûtes de Berkley, les râles d’un roi agonisant…

Remplissez jusqu’au bord la coupe étincelante ; apprêtez le riche repas : privé d’une couronne, il peut encore prendre place au festin ; tout près du siége royal, la soif amère et la famine jettent de côté un lugubre sourire sur leur hôte bafoué. Avez-vous entendu bruire le tocsin de la bataille, lances contre lances, coursiers contre coursiers ? De longues années de désastres précipitent leur cours fatal, et s’ouvrent passage entre des escadrons de guerriers du même sang. Vous, tours de Jules César, opprobre durable de Londres, nourries de meurtres hideux, à l’heure de minuit, respectez la vertu fidèle de sa compagne, la renommée de son père ; épargnez la tête sainte d’un usurpateur clément. Au-dessus, nous avons étendu la rose blanche comme neige, enlacée à sa rougissante ennemie. Le sanglier hérissé se vautre dans le sang de l’enfance, sous l’abri d’un buisson d’épines. Maintenant, frères, courbés sur sa trame maudite, enfonçons-y notre vengeance, et consommons sa ruine.

Édouard ! à soudaine mort nous filons ta toile ; la trame est achevée. À soudaine mort nous dévouons la moitié de ton corps. Le tissu est filé, l’ouvrage est fini. Arrête, oh ! arrête ! ne me laisse pas ainsi abandonné, sans bénédiction, sans pitié, à cette place, me lamenter en deuil.

Là-bas, sur ce point brillant qui enflamme les astres d’Orient, les fantômes s’effacent, s’évanouissent de mes yeux. Mais quelle marche solennelle, descendant des cimes du Snowdon, déploie ses brillantes armures ? Visions de gloire, épargnez ma vue souffrante ! Et vous, siècles encore à naître, ne venez pas en foule obséder mon âme ! Nous ne pleurons plus notre Arthur dès longtemps perdu. Salut, vous tous, rois nationaux ! lignée de la Bretagne, salut ! Entourés de maints barons hardis, ils portent haut leurs fronts parés d’étoiles ; et l’on voit apparaître belles dames, et vieux hommes d’État aux barbes majestueuses. Dans le milieu est une beauté divine ; son œil la proclame de descendance bretonne, et son port de lion, son visage commandant le respect, et mêlé avec douceur d’une grâce virginale. Quelles cordes harmonieuses ont tressailli dans l’air ? Quels sons de mélodie vocale se jouent autour d’elle ? Écoutez-les du fond de la tombe ; écoute, grand Thaliessin : ils respirent une âme à ranimer ta poussière.

L’enthousiasme t’appelle ; et, tandis qu’il chante dans son brillant essor, à l’œil des cieux il déploie ses ailes aux mille couleurs. Que la poésie orne de nouveau la guerre terrible et l’amour fidèle, et la vérité sévère parée des fictions de la féerie !

Faites marcher en brodequins sur la scène le pâle chagrin, et la souffrance qui plaît, et l’horreur, maîtresse tyrannique de l’âme palpitante.

Une voix, comme échappée du chœur des anges, est apportée par un souffle venu des bords fleuris de l’Éden ; et de lointains murmures qui la répètent l’ont adoucie pour mon oreille, et perdus, vont expirer dans le lointain avenir.

Homme follement impie, crois-tu que ce nuage de sang qui, là-bas, se forme de ton haleine, a couvert l’orbe du jour ? Demain, l’astre renouvelle ses flots d’or, et réchauffe les peuples d’un redoublement de lumière.

Je vois avec allégresse la fin différente que nos destinées nous amènent : à toi le désespoir et les soucis du sceptre ; à moi, de triompher et de mourir. »

Il dit ; et, la tête en bas, lancé du haut de la montagne dans le cours mugissant du torrent, il plongea jusqu’à la nuit éternelle. »

Voilà, sous la langueur de la prose, cette ode célèbre qui fit tressaillir l’imagination anglaise, et qui suffit, depuis un siècle, à la gloire nationale d’un poëte ! Elle offre, dans son éclat d’expression, quelques allusions obscures, quelques souvenirs que l’esprit ne saisit pas assez vite ; mais la terreur du ton prophétique n’en est pas affaiblie.

On peut se demander encore si tout est juste dans ce langage du vieux barde, dernier survivant de ses frères immolés par la jalouse tyrannie d’Édouard. Un critique célèbre avait jugé plus heureux le premier plan que l’auteur s’était proposé, et qu’il résumait ainsi dans une courte note : « L’armée d’Édouard Ier, comme elle cheminait dans le creux d’une profonde vallée, est tout à coup arrêtée à la vue d’une majestueuse figure apparaissant au haut d’une montagne inaccessible, reprochant au roi, d’une voix plus qu’humaine, les misères et la désolation qu’il a apportées sur cette terre, lui prédisant les malheurs de la race normande, et, par inspiration prophétique, annonçant que toute sa cruauté n’éteindra jamais l’ardeur du génie poétique dans cette île, et qu’il ne manquera pas d’hommes pour célébrer la vraie vertu et la valeur par des accents immortels, flétrir le vice et l’infâme volupté, et censurer hardiment l’oppression. Ce chant fini, il se précipite du sommet de la montagne, et disparaît englouti par la rivière qui coule à ses pieds. »

« Dans la réalité, dit le critique, ce plan était plus beau ; mais le poëte n’a pu le remplir, parce que les exemples d’élévation et de liberté dont il aurait eu besoin lui manquaient. La race des dominateurs normands a pu s’éteindre et faire place au retour du sang anglais sur le trône ; mais la race des bardes patriotes, anéantie par la cruelle précaution d’Édouard, ne s’est pas ranimée.

« Le vieux Spencer, dans l’harmonie de ses stances savantes, demeura poëte allégorique et poëte de cour. Shakespeare, avec son merveilleux génie pour tout peindre, ne fut pas le poëte courageux qui se charge de flétrir le vice et la mollesse.

« Parfois même, il se plut à les faire applaudir dans son ignoble Falstaff ; et, peintre admirable des mœurs, il n’en est pas le peintre moral. Milton a gardé, pour la prose de ses controverses, ce feu de liberté trop ardent qui tourmenta sa vie, et parfois égara sa noble conscience ; et il n’en a reporté dans ses vers que quelques lointains reflets, étant là, par son inspiration même, moins occupé de la terre que du ciel, et moins citoyen que mystique. On dirait même que, sans le vouloir et par instinct de poëte, il ne s’est souvenu des débats de la liberté anglaise et des passions de l’indépendance, qu’en leur donnant l’enfer pour séjour, et les démons pour interprètes.

« Dryden, par la facilité de son génie complaisant et vénal, pouvait encore moins entrer dans la revue prophétique du barde mourant et consoler son sacrifice. Ni Pope lui-même, ni Addison, plus patriote, mais bien moins poëte, ne répondaient à la première pensée de Gray, et ne pouvaient figurer parmi ces inflexibles vengeurs du droit et de la vérité, dont le barde mourant aurait espéré le retour. »

À dire vrai, les martyrs immolés par Édouard, tels du moins que la tradition nous les vante, ne furent pas remplacés dans leur mission de patriotisme lyrique. Ils n’ont pas eu besoin de l’être, Dieu merci pour l’Angleterre, qui, tant de fois envahie dans les commencements du moyen âge, n’a pas vu, depuis sept siècles, la fumée d’un bivouac ennemi ; il n’y a pas eu pour elle l’occasion de cette verve de délivrance nationale, qui, du dix-huitième siècle jusqu’à nous, de Gleim à Körner, a fait revivre dans l’Allemagne moderne les bardes du Nord.

Retranchée derrière son océan et ses flottes, l’Angleterre a été trop heureuse pour être si poétique. Elle a eu l’orgueil de son bien-être, la joie de sa sécurité, inaccessible à l’invasion, et redisant avec Waller : « Les chênes de nos forêts ont pris racine dans les mers ; et nous marchons de pied ferme sur la vague houleuse. »

Ou bien encore ; « Comme les anges du ciel, nous pouvons, d’un vol rapide, descendre où il nous plaît ; mais personne, sans notre gré, ne peut arriver sur nos bords. »

Quant à des créations lyriques liées seulement aux débats intérieurs de la liberté anglaise, nous n’en connaissons pas, à moins que ce ne soient les vers rudes et négligés du vieux Daniel de Foe, et cet hymne au pilori, que l’honnête et pieux auteur de Robinson, puni comme libelliste, fit jaillir du fond de sa conscience indignée.

Mais, si quelque étincelle du feu divin de l’âme était là, cette poésie de la geôle cependant ne faisait guère penser à l’art sublime de la Grèce ; elle ne renouait pas, non plus, la tradition brisée et bien fabuleuse pour nous de ces bardes héroïques aperçus dans les nuages par le génie de Gray, rêvant aux pieds des montagnes d’Écosse.



  1. Krantzii Saxonia.
  2. Quarterly Review, t. XLIX, p. 12.