Le Bal des victimes/Chapitre 19

XIX

Cadenet reprit son récit :

— Le sergent Bernier, depuis quelques minutes, tombait d’étonnements en étonnements.

La veille, il avait vu la Lucrétia vêtue d’une modeste robe de toile ; elle l’avait conduit à un sixième étage, dans une mansarde qu’elle disait être son logis, et voici qu’il la retrouvait dans un somptueux appartement, chaudement enveloppée dans une robe de chambre en velours cerise qui faisait valoir son teint blanc et mat, laissant demi-nues ses luxuriantes épaules sur lesquelles flottaient les boucles en désordre d’une chevelure d’ébène.

— Vous avez peine à en croire vos yeux ? lui dit-elle en lui tendant la main et accompagnant ce geste d’un triste sourire,

— En effet, balbutia le sergent.

— Eh bien, reprit-elle, quelques mots suffiront à vous expliquer cet étrange mystère.

— Je vous écoute, madame, répondit le sergent qui continuait à demeurer debout devant elle.

— Croiriez-vous, reprit la Lucrétia, que je suis une pauvre fille presque sans ressources, ayant abandonné son toit paternel, et n’ayant d’autre abri véritablement sien que la misérable chambre où je vous ai conduit hier ?

— Alors, dit le sergent, qu’est-ce que tout ce luxe ?

— Ici, rien n’est à moi… pas même les vêtements que je porte.

— Madame, répondit Bernier, excusez-moi, mais je suis un pauvre soldat qui n’a jamais su déchiffrer les énigmes.

— Avez-vous entendu l’homme qui est venu chez moi la nuit dernière et avec lequel je suis partie du carrefour Buci ?

— Oui, et si je n’ai pas vu son visage, au moins reconnaîtrais-je sa voix.

— Eh bien, je passe pour la maîtresse de cet homme.

— Et vous ne l’êtes pas ?

— Non.

— Et tout ce luxe vient de lui ?

— Sans doute. Aux yeux de tous, vous dis-je, je suis sa maîtresse.

— Mais… pourquoi ?

— Mystère ! dit la Lucrétia : mystère pour vous… mystère pour moi…

— Madame, reprit le sergent, vous avez raison d’employer ce mot, car, Dieu me damne ! si j’y comprends quelque chose.

La Lucrétia le regarda fixement.

— Écoutez, dit-elle, vous m’avez protégée hier… Vous avez l’œil franc et loyal… je vous crois un honnête homme.

— Vous avez raison, dit froidement Bernier.

— Je suis entourée de gens que je ne connais pas, reprit la Lucrétia, quel est leur but, je l’ignore… et j’ai peur… Hier, en vous voyant, il m’a semblé que je trouvais un ami, un protecteur… un homme qui fera la lumière au milieu du chaos de ténèbres où se passe ma vie.

Bernier la considérait avec un étonnement douloureux, car la jeune femme était triste et pâle, et sa poitrine se soulevait avec peine.

Elle continua :

— Je suis une pauvre fille de la campagne. Un amour sans espoir m’a amenée à Paris.

— Vous êtes pourtant bien belle, observa Bernier, pour que l’amour dont vous parlez soit dépourvu d’espérance ?

— Cela est cependant, murmura-t-elle, en laissant perler une larme au bord de ses cils noirs.

J’ai aimé, j’aime encore ardemment un homme qui n’a jamais songé à moi, un ci-devant, un noble, le comte Henri Jutault de Vernières.

Machefer interrompit Cadenet par un geste et une exclamation de surprise.

— Attends, reprit Cadenet.

La Lucrétia poursuivit :

Je suis la fille d’un fermier : M. de Vernières est comte.

— Bah ! fit Bernier, depuis un an, il n’y a plus de nobles, et tous les Français sont égaux.

— Pas dans notre pays, répondit la Lucrétia. Et puis, quand je suis venue à Paris, on n’avait pas encore guillotiné le roi.

Un jour, j’appris que M. de Vernières devait épouser sa cousine. Alors le désespoir s’empara de moi… je quittai le pays. Où allais-je, je ne le savais pas… Je m’en allai par les chemins, toujours droit devant moi, mendiant mon pain, et, au bout de dix jours de route, j’arrivai aux portes d’une grande ville.

C’était Paris.

Un homme me recueillit mourante sur une borne où je m’étais appuyée. Cet homme se nommait le marquis Jutault, et il était cousin-germain de M. de Vernières, l’homme que j’aimais.

Je l’avais vu souvent au pays, et il me reconnut.

Il habitait Paris, bien que l’orage commençât à gronder contre les nobles, et qu’il eût été garde-du-corps. Il me recueillit chez lui d’abord ; puis le lendemain, il m’installa dans cette chambre où je vous ai conduit la nuit dernière.

Il me trouvait belle, il essaya de me séduire, mais j’aimais ailleurs, et je fus sourde à son amour. Depuis lors, son amour pour moi est allé grandissant, et toujours je lui ai résisté.

— Mais alors, dit Bernier, pourquoi passez-vous pour sa maîtresse.

— Un jour, il est venu me trouver dans ma mansarde. Je gagnais ma vie avec mon aiguille, et je ne voulais rien accepter de lui.

» — Lucrèce, me dit-il, aimez-vous toujours Henri ?

» — Toujours et plus que jamais, répondis-je.

» — Henri court un grand danger, reprit-il, et vous seule pouvez le sauver…

» — Ah ! parlez ! m’écriai-je, parlez ! et s’il faut ma vie, je suis prête à mourir.

» — Non, me dit-il, ce n’est point cela. Il faut que vous passiez pour ma maîtresse.

» Cette proposition était si étrange que je le regardai avec une sorte de stupeur.

» Il tira alors de sa poche un papier qu’il mit sous mes yeux.

» Je jetai un cri. C’était un ordre d’arrestation concernant Henri et signé du terrible nom de Fouquier-Tinville.

» À partir de ce moment, je devins folle ! ce qu’il voulut, je le voulus…

» Il m’installa ici, me fit endosser des robes de soie et de velours et me donna des officieux.

» Le jour, il sortait me donnant le bras. Le soir, il se retirait protestant de son amour pour moi.

» Un soir, il m’annonça que nous aurions du monde, c’est-à-dire quelques amis qu’il avait priés à un thé à l’anglaise.

» Ces amis vinrent.

» Je fus fort étonnée de trouver parmi eux des nobles, des ci-devant et des hommes en carmagnole.

» Ma beauté fit sur eux une grande impression. Mais tous me parlèrent avec respect… Un seul, le capitaine Solérol !…

— Comment ! interrompit Bernier, lui aussi ?

— Lui, répondit la Lucrétia, lui qui se montra d’une galanterie de mauvais goût, d’un empressement grossier qui me révolta.

» Tous ces hommes causèrent de vagues projets auxquels je ne compris pas grand’chose, si ce n’est qu’il était question d’un autre gouvernement que celui de la République et que, dans ce gouvernement, le marquis Jutault serait général et redeviendrait marquis.

» Dès lors je fus convaincue que ma maison, mon salon, comme disait le marquis, allait devenir le foyer d’une conspiration royaliste.

» Mais que m’importait tout cela, pourvu que mon Henri ne fût point traduit devant le tribunal révolutionnaire.

» Le lendemain et les jours suivants, tous ces hommes revinrent, et avec eux le capitaine Solérol ?

» Il devenait plus insolent, plus effronté avec moi.

» J’en fis l’observation au marquis de Jutault.

» — Ah ! me dit-il, je sais tout cela, et j’ai cet homme en horreur. Mais, pour l’amour de moi, pour celui d’Henri, souffrez ses brutalités ; mais nous avons besoin de lui.

» Or, voici deux mois que cela dure, acheva la Lucrétia. Cet homme est amoureux fou de moi, tout comme le marquis de Jutault.

» Il me poursuit sans relâche. Si je sors il est au coin de la rue, et il me suit. La nuit dernière, il a voulu me tuer, parce que je le repoussais avec indignation. »

— Mais enfin, dit Bernier, l’autre, ce marquis dont vous parlez, ne vous peut-il débarrasser des importunités du capitaine ?

— Il me répond qu’il a besoin de lui.

— Madame, reprit le sergent Bernier, je crois que vous êtes la victime de quelque infâme intrigue…

La Lucrétia tressaillit.

— Et que le marquis et le capitaine Solérol s’entendent pour…

Il s’arrêta, n’osant achever.

— Oh ! dites, dites ! fit-elle.

Mais Bernier n’eut pas le temps d’achever, car un violent coup de sonnette se fit entendre dans l’antichambre.

Soudain la Lucrétia pâlit.

— Ô mon Dieu ! dit-elle, c’est encore lui !

— Le capitaine ?

— Oui, car le marquis a quitté Paris ce matin et ne reviendra que ce soir.

Un second coup de sonnette se fît entendre, plus violent, plus impérieux.

— Je n’ouvrirai pas, dit-elle.

— Non, dit Bernier, ouvrez, au contraire !… Je vais me cacher là, derrière ce paravent… Je veux tout savoir… car cette histoire est de plus en plus ténébreuse.

Et Bernier passa derrière le paravent.

En même temps, une officieuse, une jeune fille de dix-sept ans, que, en d’autres temps, on eût appelée une femme de femme, entr’ouvrit la porte et dit :

— Faut-il ouvrir ?

— Oui, ouvre, Marion, répondit la Lucrétia.

— Mon Dieu ! fit la jeune fille avec effroi, c’est le capitaine… j’étais à la fenêtre… je l’ai vu traverser la rue…

— Ouvre !

— Mais je crois qu’il est ivre.

— Ouvre, te dis-je, je ne crains rien…

Marion sortit, et deux minutes après, elle introduisit le capitaine Solérol.

La camériste de Lucrèce ne s’était point trompée. Le capitaine marchait en zig-zag, et son odieux visage violacé témoignait de copieuses et récentes libations.

Il salua Lucrèce d’un air amical et lui dit :

— Ma petite, comme je sais que le marquis n’est pas ici, je viens causer avec toi.

La Lucrétia fit un geste de résignation. |Je suis un peu gris, continua le capitaine, qui se plaça à califourchon sur une chaise ; mais in vino veritas ! et je suis décidé à te raconter toutes nos affaires, au marquis et à moi.

Bernier, immobile derrière le paravent, devint attentif.

Solérol continua :

— Le marquis est une canaille ! moi aussi. Il veut sauver la reine… il m’a acheté pour cela… moi qui suis capitaine au service de la République.

— Ah ! fit Lucrèce avec dédain, il vous a acheté ?

— Oui.

— Pour beaucoup d’argent ?

— Non, il m’a permis de te faire la cour ; comprends-tu ?

— Vous me faites horreur ! dit-elle.

— C’est possible, mais voici la chose. Le marquis cherchait un homme pour sa conspiration, un homme qui, à un moment donné, trahît la République. Je t’avais suivie dans la rue, un soir, j’étais fou de toi… Le marquis m’a dit : « C’est ma maîtresse… mais comme j’ai besoin de toi… je ne dirai rien… Si elle t’aime, je ne m’y opposerai pas ! »

— Mais, dit la Lucrétia, je vous répète que vous me faites horreur !

— Soit, mais écoute-moi. Je sais que tu n’aimes pas le marquis plus que moi.

— J’ai au moins de l’estime et du respect pour lui.

— Tu as tort, car c’est une canaille aussi bien que moi. Il est royaliste, parce que c’est son intérêt. Mais si on le faisait ministre de la guerre, il deviendrait républicain.

— Vous mentez !

— Tu es libre de ne pas me croire, mais écoute encore… Je viens te faire une proposition et je t’engage à ne pas la repousser. Aime-moi !

— C’est impossible ! répondit la Lucrétia, vous m’êtes odieux.

— Alors, au lieu de servir le marquis, je le trahirai.

— Vous êtes un lâche ! s’écria la Lucrétia.

— Et je l’enverrai à l’échafaud !…

— Ah ! fit la Lucrétia pâlissant.

Mais, en ce moment, Bernier écarta brusquement le paravent et se montra.

— Le sergent ! exclama Solérol stupéfait.

— Oui, répondit le jeune homme, le sergent Bernier qui vient te dire, misérable, que tu ne sortiras pas d’ici vivant, et que tu ne trahiras personne !