Le Bal des victimes/Chapitre 20

XX

Malgré les cris de la Lucrétia et ceux de Marion, qui était accourue au bruit, ces deux hommes dégainèrent, car tous deux étaient en uniforme, et ils se ruèrent l’un sur l’autre avec furie.

Le capitaine était déjà vieux ; il n’était pas très-brave, et il était maladroit. De plus, il était ivre.

Bernier, au contraire, était jeune, mince, d’une souplesse et d’une force remarquables, et il était beau tireur.

Mais il est des fatalités inouïes. Ce fut le capitaine qui triompha.

À la troisième passe, le sergent jeta un grand cri et tomba, traversé d’outre en outre par l’épée du capitaine.

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— Maintenant, mon ami, reprit Cadenet, je vais te résumer rapidement et en quelques mots la suite de cette mystérieuse histoire.

La vue du sang dégrisa le capitaine. Il s’en alla sans essayer d’user de son triomphe.

Le marquis Jutault ne revint qu’au bout de huit jours. Il était venu en Bourgogne réunir quelque argent pour donner suite aux projets de conspiration qu’il avait en tête.

Pendant ces huit jours, Marion et la Lucrétia veillèrent, attentives, anxieuses, désolées, au chevet du blessé.

Le sergent devait mourir vingt fois ; il vécut ; ce que la passion du marquis et celle de Solérol pour la Lucrétia n’avaient pu faire, le hasard le fit.

Par amour pour Henri, la jeune fille s’était faite l’esclave de ces deux hommes ; elle songea à se révolter, car son cœur éprouva une violente révolution, et son amour subit une étrange métamorphose.

Elle oublia Henri, elle aima le sergent.

— Cela devait être, observa Cadenet.

Mais l’amour de la Lucrétia pour Bernier resta secret.

Longtemps le sergent demeura caché dans la chambre de la jeune femme sans que le marquis Jutault qui, cependant, venait tous les jours, devinât sa présence.

Mais, un soir, la Lucrétia disparut.

Elle était sortie pour une heure ; elle ne rentra pas.

Marion et Bernier l’attendirent toute la nuit ; le lendemain, le marquis fut averti de la disparition de la Lucrétia.

Il crut à un abandon ; la visite du capitaine Solérol le détrompa. La Lucrétia, dénoncée pour incivisme, avait été arrêtée et conduite à la Conciergerie.

Le marquis Jutault et Solérol causaient dans une chambre voisine de celle où était Bernier.

Une porte entr’ouverte lui permit de tout entendre.

— Mon petit marquis, Lucrétia sera jugée aujourd’hui et guillotinée ce soir. Veux-tu la sauver ?

— Si je veux ! s’écria le marquis.

— Veux-tu en outre, devenir général de la République.

Le marquis regarda Solérol avec stupeur.

— Écoute, poursuivit le capitaine, je sers qui me paye. J’ai failli être ton homme, mais j’ai vu Robespierre, et je lui ai tout dit…

— Misérable ! dit le marquis.

— Tu en aurais fait autant à ma place. Grâce à mes révélations, je passe colonel. Voyons, veux-tu être des nôtres, ou veux-tu aller à l’échafaud avec ta Lucrétia.

— Quel misérable que cet homme ! interrompit Machefer.

— Attends encore, reprit Cadenet.

Il se fit alors, entre ces deux hommes, un pacte infâme. Le marquis écrivit une lettre à Robespierre, dans laquelle il dénonçait la conspiration des chevaliers du Poignard et nommait ses complices.

En échange, le capitaine lui remit un brevet de général avec un nom en blanc.

Le lendemain, la Lucrétia sortit de prison.

Trois jours après, les chevaliers du Poignard furent arrêtés, et, parmi eux, le marquis et un homme dont le nom va te faire tressaillir… mon frère !

— Ah ! dit Machefer, je sais cette triste histoire…

— Tu le sais, ajouta Cadenet, Marion l’aimait… et elle porte toujours son deuil…

Cadenet passa sa main sur son front et soupira.

— Mais, dit Machefer, il est une chose que je ne comprends pas bien…

— Laquelle ?

— Puisque le marquis livrait ses complices, pourquoi fut-il guillotiné ?

— Ah ! ceci fut l’œuvre infernale de Solérol. Écoute bien, et tu vas comprendre. Ce misérable est le fils d’un ancien tabellion de Coulanges, il savait que le marquis avait, en Bourgogne, une cousine, une héritière, mademoiselle Hélène.

Sais-tu ce qu’il fit ? il songea à vendre l’honneur de la famille Jutault, au prix de la main de mademoiselle de Vernières.

— Je commence à comprendre…

— Un matin, tu le sais, mademoiselle de Vernières partit précipitamment pour Paris. Elle fut conduite chez Robespierre, qui mit sous ses yeux la lettre du marquis de Jutault et lui dit :

« — Mademoiselle, si cette lettre est publiée, le nom de Jutault sera déshonoré à jamais. Votre cousin sera général et la Convention lui votera des remercîments pour son patriotisme. Voulez-vous sauver le nom ou perdre l’homme ?

« Dans le premier cas, vous épouserez le colonel Solérol, qui est mon ami, et qui sera bientôt chef de brigade, et votre cousin sera guillotiné pour avoir voulu sauver la reine. Il mourra pur de toute tache.

« Dans le second cas, mademoiselle, vous serez la cousine du citoyen Jutault, ci-devant marquis, excellent patriote, nommé général de la République en récompense de ses bons et loyaux services.

— Citoyen, répondit mademoiselle de Vernières, avec le calme d’une Romaine, j’épouserai le citoyen Solérol ; faites tomber la tête, mais sauvez le nom.

— Comprends-tu maintenant ?

— Hélas ! dit Mâchefer.

Cadenet reprit :

— Le marquis, persuadé que son arrestation était de pure convention et simplement pour la forme, attendit patiemment l’heure de son jugement ; il entra dans l’enceinte du tribunal révolutionnaire avec la conviction qu’il serait félicité de son civisme, et jeta un cri de stupeur en s’entendant condamner à mort.

Il voulut parler, on ne l’écouta pas, et à cinq heures du soir, le même jour, sa tête tomba, et l’honneur des Jutault fut sauf.

— Et la Lucrétia ?

— Elle chassa Bernier en apprenant qu’il avait entendu la conversation du marquis et de Solérol et qu’il s’était tu. S’il avait parlé, s’il avait averti Marion, celle-ci eût prévenu les chevaliers du Poignard assez à temps pour qu’ils pussent se sauver.

Le silence du sergent coûta la vie à vingt-quatre personnes.

— Mais pourquoi ce silence ?

— Parce que, répondit Cadenet avec dédain, Bernier était républicain et qu’il ne voulait pas desservir la République.

— Maintenant, acheva le narrateur, comment avons-nous retrouvé Lucrèce évanouie dans les bras de Bernier, il y a une heure ? c’est ce que je ne sais pas… mais c’est ce que je saurai bientôt.

Comme Cadenet achevait son récit, les tourelles en briques du petit manoir des Roches apparurent à l’extrémité d’une allée forestière, et les premiers rayons de l’aube glissèrent à l’horizon.

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Il est temps de faire connaissance avec ce petit manoir des Roches, dont il a été plusieurs fois question déjà dans ce récit.

Le manoir dès Roches était un petit castel de construction ancienne et qui remontait pour le moins à l’époque de la Renaissance.

Construit en briqués, flanqué de tourelles en poivrière, il était bâti au bord de l’Yonne, sur une roche taillée à pic, d’où vraisemblablement il avait tiré son nom.

La forêt descendait jusqu’à sa porte. L’Yonne coulait à ses pieds, à droite et à gauche ; le côteau dont il était la sentinelle avancée se chargeait d’un fouillis de vignes, et malgré toutes les règles de l’art, il n’avait point de parc.

Son parc à lui, c’étaient les grands bois qui couvrent tout le plateau qui s’étend de la vallée de Coulanges-sur-Yonne aux collines de Coulanges-la-vineuse.

L’histoire du manoir des Roches était assez brillante au point de vue militaire. Il avait soutenu un siége au temps des guerres de religion, et Louis XIV, de passage en Bourgogne, y avait logé, tout comme au château des Saulayes.

Berceau de la famille Jutault, il avait été longtemps le quartier général de cette race, une des plus anciennes de la basse Bourgogne, et le trisaïeul de Henri Jutault de Vernières y avait été le héros d’une scène tragique.

Il s’y était battu en duel avec un ancien frère d’armes qui avait essayé d’entacher son honneur en adressant ses hommages à la marquise Jutault.

Le combat avait eu lieu la nuit, sur une grande terrasse, au midi, qui surplombait l’Yonne, en présence de quatre gentilshommes des environs, appelés comme témoins.

On s’était battu à l’épée, d’abord, puis au poignard, une des épées s’étant brisée.

Le séducteur avait fini, en rompant, par se réfugier jusqu’à l’extrémité de la terrasse, et il s’était trouvé acculé au parapet.

Alors le marquis Jutault, jetant son poignard, avait saisi son ennemi à bras le corps et l’avait précipité tout sanglant dans l’Yonne.

Depuis lors, la terrasse avait été surnommée le balcon du meurtre.