Le Bal des victimes/Chapitre 17

XVII

Cadenet continua :

La Lucrétia prit le mouchoir et banda les yeux au sergent.

Puis, retirant un peu son lit, de façon à laisser un vide entre la muraille et les rideaux, elle poussa Bernier dans cette cachette improvisée.

Ce dernier entendit alors des pas qui montaient lestement l’escalier et s’arrêtèrent au seuil de la chambre.

En même temps on frappa trois coups.

— Entrez ! dit la Lucrétia d’une voix émue.

La porte s’ouvrit et se referma brusquement.

Bernier entendit, une voix brève, impérieuse, brutale même, bien que son timbre clair et sonore trahît la jeunesse.

— Lucrèce, dit cette voix, il faut te décider.

— À quoi ! fit-elle tremblante.

— Tu sais bien… à me suivre…

— Quand ?

— Tout de suite…

— Mais vous savez bien qu’il me poursuit toujours.

— Le capitaine ?

— Oui. Il est encore venu ce soir.

— Ici ?

— Oh ! non… là-bas…

— J’ai des pistolets dans ma poche. Tu n’as rien à craindre à mon bras.

Bernier, immobile derrière les rideaux du lit, entendit la Lucrétia pousser un soupir.

— Ma petite Lucrèce, reprit la voix qui essaya de devenir caressante, est-ce que tu ne finiras pas par m’aimer.

— Ah ! monsieur le marquis, répondit la jeune fille, vous savez bien que cela est impossible.

— Pourquoi ?

— Mais parce que mon cœur est mort…

— Le cœur d’une femme de vingt ans ne meurt pas.

Bernier entendit un nouveau soupir.

Puis la Lucrétia reprit :

— Monsieur le marquis, vous savez bien quelles sont nos conventions.

— Oui, dit la voix.

— Vous avez fait de moi votre esclave, parce que vous portez un nom qui est sacré pour moi. Je passe pour votre maîtresse, parce que cette supposition sert vos projets. Que m’importe ! l’honneur de la Lucrétia, une courtisane, n’est cher à personne…

— Lucrèce !

— Mais je ne puis ni ne veux vous aimer. Ainsi, il faut que je vous suive là-bas, ce soir ?

— Oui.

— C’est bien. Partons…

— Tout va bien, reprit la voix. Nos mesures sont prises, nous réussirons.

Lucrèce soupira encore.

— Dieu vous protège ! dit-elle, mais j’ai peine à croire que les municipaux et la Commune n’aient pas l’éveil.

— Oh ! oh ! pensa le sergent Bernier, me voici en pleine conspiration royaliste. Écoutons.

Mais la Lucrétia qui ne voulait pas, sans doute, avertir son visiteur de la présence du sergent et qui, d’un autre côté, craignait peut-être que le premier n’entrât dans les détails d’une affaire sans doute mystérieuse, la Lucrétia, disons-nous, ajouta vivement :

— Eh bien, emmenez-moi tout de suite, j’ai peur de cet homme !

— Du capitaine ?

— Oui.

— Il t’aime comme un fou, dit encore la voix… et c’est grand dommage qu’il faille le ménager. Mais il nous est impossible de faire autrement ; allons, viens.

Bernier toujours immobile et muet au fond de sa cachette, entendit la Lucrétia rouvrir la porte, puis les pas du visiteur franchir le seuil.

Alors la jeune fille s’approcha et dit tout bas, en soulevant le rideau :

— Ne bougez pas… merci.

Et Bernier l’entendit s’éloigner et fermer la porte.

Seulement, au bruit que fit la clef dans la serrure, le sergent comprit qu’elle feignait de donner deux tours, alors que, au contraire, elle laissait la porte ouverte.

Le sergent entendit quelques minutes, puis il se décida à sortir de sa cachette et à ôter son bandeau.

L’obscurité régnait dans la chambre, car la Lucrétia avait éteint la chandelle en sortant.

Le sergent jugea inutile de la rallumer. Il se dirigea à tâtons vers la porte, qui n’était fermée qu’au pêne, l’ouvrit et sortit.

Il descendit l’escalier, guidé par la corde qui servait de rampe, et il arriva jusqu’à l’allée sans avoir entendu le moindre bruit.

On eût dit que cette maison était inhabitée.

La porte de l’allée était pareillement ouverte.

Arrivé dans la rue, le sergent regarda à droite et à gauche, ne vit personne, n’entendit ni pas ni voix, et se décida à regagner son quartier, c’est-à-dire sa caserne.

Et tout en s’en allant, il fit la réflexion suivante, qu’il accompagna d’un soupir de philosophique regret.

— Voilà une jolie fille qui s’en va au bras d’un autre, me laissant, moi son protecteur, exposé à toute la haine de ce misérable Solérol, lequel est homme à me traduire en conseil de guerre pour offenses envers un supérieur.

Mais, en ce temps-là, la tête tenait si peu sur les épaules, que la perspective de mourir au premier jour n’empêchait ni de boire, ni de manger, ni de dormir.

Bernier n’avait ni faim, ni soif, mais il se coucha et dormit d’une seule traite jusqu’à l’heure de l’appel.

Ce fut le tambour qui le réveilla.

Il descendit dans la cour de la caserne et y trouva le capitaine Solérol. Le capitaine était d’humeur charmante, et il n’avait plus ce visage bouleversé, ces lèvres bordées d’écume et ces yeux sanglants que Bernier lui avait vus la veille au cabaret de la rue André-des-Arts.

Le capitaine salua le sergent et lui dit :

— En revenant de l’exercice, nous causerons.

— Soit, dit Bernier.

En effet, une heure après, quand la demi-brigade revint de la manœuvre, le capitaine passa familièrement son bras sous le bras du sergent et lui dit.

— J’étais un peu gris, hier soir.

— Ah ! fit Bernier.

— J’ai rencontré une jolie fille qui rôdait dans la rue, j’ai voulu l’aborder… elle a eu peur… vous savez le reste.

— Comment ! dit Bernier, vous ne la connaissiez pas ?

— Ma foi, non.

— Je sais bien le contraire, moi, pensa Bernier, mais je ne te contredirai pas ! Eh bien ! dit-il tout haut en riant, vous ne m’en voulez pas de l’avoir défendue, au moins ?

— Au contraire, répondit le capitaine Solérol. Vous m’avez dégrisé, c’est un service que vous m’avez rendu.

On rentra à la caserne et le capitaine quitta Bernier pour aller déjeuner.

Peu après son départ, un homme se présenta et demanda le sergent Bernier.

Cet homme était un commissionnaire de coin de rue.

Il était porteur d’une lettre qu’il remit au sergent.

Bernier eut un battement de cœur. Il ouvrit la lettre et lut :

« Je voudrais vous remercier. Si vous voulez me revoir, suivez l’homme qui vous remettra ce billet. »

Il y avait au bas un L pour toute signature.

Le sergent dit au commissionnaire :

« Je suis prêt à vous suivre, conduisez-moi… »

Celui-ci se mit en route sans mot dire.

Il se dirigea vers la Seine, traversant le pont Neuf, la place Germain-l’Auxerrois, puis la rue Honoré et arriva enfin, en tournant l’angle du Palais-Égalité, dans la rue de la Loi.

Puis, indiquant du doigt une maison sur la gauche, il dit à Bernier qui le suivait toujours :

— C’est là.

Le sergent regarda la maison qui semblait être de belle apparence.

— Qui demanderais-je ? fit-il.

— La citoyenne Lucrétia, répondit le commissionnaire.

Et il s’éloigna, non sans que Bernier eût auparavant fait cette réflexion :

— Voilà un homme du peuple qui a les mains bien blanches et la figure bien distinguée.

Quand cet homme eut disparu au coin du Palais-Égalité, Bernier pénétra dans la maison.

Il trouva d’abord un vestibule assez vaste, puis un large escalier à rampe de fer ouvragé, et au bas de cet escalier un officieux qui lui demanda poliment ce qu’il désirait.

— La citoyenne Lucrétia, répondit Bernier.

— Venez avec moi, lui dit l’officieux.

Et il le conduisit au premier étage, ouvrit une porte à deux vantaux, et poussa le sergent devant lui.

Bernier, qui se souvenait de la mansarde de la veille, au carrefour Buci, entra tout étourdi dans une antichambre richement décorée ; il traversa ensuite un salon dont l’ameublement luxueux respirait l’ancien régime, puis une chambre à coucher de petite maîtresse, et il ne s’arrêta qu’au seuil d’un boudoir, dans lequel se tenait la maîtresse du logis.

Bernier demeura immobile et muet au seuil du boudoir, tant sa surprise fut grande.

C’était bien la Lucrétia qu’il avait sous les yeux.

Mais non plus la grisette en robe de toile, l’ouvrière habitante de mansardes, la pauvre fille pour qui, pendant une heure le cœur du sensible sergent avait battu.

C’était une femme élégante, vêtue de satin, dont les bras blancs étaient couvert par des flots de dentelles et les mains chargées de bagues de prix.

— Bonjour, mon ami, dit-elle à Bernier sans se déranger et sans quitter la pose voluptueuse qu’elle avait prise sur une ottomane où elle était couchée.

— Madame… balbutia le sergent.

— Vous êtes étonné, n’est-ce pas ? fit-elle en souriant.

— On le serait à moins, murmura naïvement le sergent.

— Eh bien, venez vous asseoir près de moi, et je vous donnerai l’explication de bien des choses, répondit-elle.

Machefer interrompit Cadenet à ce moment de son récit :

— Ah ça ! lui dit-il, mais tu me fais-là un conte des Mille et une Nuits.

— Un conte vrai, dit Cadenet.

Puis il se leva et alla entr’ouvrir la porte de la cabane.

— Voyons ! dit-il, si la ferme flambe toujours.