Le Bal des victimes/Chapitre 16

XVI

La Lucrétia se cramponna à lui, et le capitaine s’effaça pour les laisser passer.

Tous deux sortirent du cabaret.

— Où voulez-vous aller ? demanda Bernier.

— Je ne sais pas, répondit-elle d’une voix égarée. N’avez-vous pas un logis ?

— Oui, j’ai une chambre, ici près… au carrefour Buci.

— Eh bien ! allons-y.

— Oh ! non, j’ai trop peur.

— Peur de qui ? fît Bernier.

— De lui… Il y viendrait !… murmura-t-elle avec effroi.

Bernier eut un fier sourire.

— Tenez, dit-il, j’ai la permission de la nuit, et je puis ne pas rentrer à ma caserne ; si vous voulez je me coucherai sur le palier de l’escalier en travers de la porte.

— Allons ! dit-elle.

Et elle se serra plus fort contre lui.

— Comment vous nommez-vous ? demanda le sergent.

— Lucrèce.

— Avez-vous une profession ?

Elle soupira et se tut.

Bernier comprit. La Lucrétia était vierge folle, ou peu s’en fallait.

— Mais, enfin, lui dit-il, qu’est-ce que vous veut cet homme ?

— Le capitaine ?

— Oui. Ce misérable Solérol, qui est le pourvoyeur de la guillotine et dénonce ses chefs…

— Cet homme, dit la Lucrétia en tremblant, me veut faire accomplir un crime.

— Un crime !

— Oui, et ce que veut cet homme, je ne puis le dire.

Le sergent Bernier n’insista pas.

— Je vois, dit-il que vous êtes à la merci de cet homme. Aussi vous protégerai-je !

Ils hâtèrent le pas, arrivèrent au carrefour Buci, et la Lucrétia s’arrêta devant une petite porte bâtarde.

La maison, sans doute, n’avait point de concierge, car la Lucrétia souleva un loquet masqué par une plaque mobile de la largeur d’un écu, et la porte s’ouvrit.

— Donnez-moi la main, dit-elle au sergent en l’introduisant dans une allée noire, au bout de laquelle ils trouvèrent un escalier tournant, avec marches usées, et qui n’avait d’autre rampe qu’une corde fixée dans le mur par des anneaux placés de distance en distance.

Ils grimpèrent au sixième étage, au milieu d’une obscurité profonde.

La Lucrétia tira une clef de sa poche, ouvrit une porte et poussa le sergent devant elle.

Celui-ci vit briller quelque chose de rouge à ses pieds.

Il était auprès d’une cheminée, et c’était un tison enseveli sous la cendre qui jetait cette lueur rouge.

La Lucrétia se baissa, prit le tison d’une main, et une chandelle qui se trouvait sur la cheminée de l’autre, puis elle souffla et arracha au tison des milliers d’étincelles.

La chandelle fut allumée.

— Voici ma chambrette, dit-elle en posant ce modeste flambeau sur une table.

Le sergent vit alors une petite pièce pauvrement meublée, à l’unique croisée en tabatière.

Sur la table en bois blanc, il y avait les ustensiles dont se sert une ouvrière fleuriste.

— Vous travaillez donc ? demanda le sergent.

— Je travaillais, dit-elle ; mais il y a longtemps que je n’ai plus d’ouvrage.

Elle se laissa tomber sur une chaise, comme accablée par l’émotion qu’elle venait d’éprouver.

Le sergent la regardait, il constatait qu’elle était merveilleusement belle, en dépit de sa pâleur presque maladive et de son regard brillant de fièvre.

Deux ou trois fois elle se leva vivement et courut à sa fenêtre.

— Vous avez donc peur qu’il revienne ? dit Bernier.

— Oh ! oui.

— Mais puisque je suis là…

Elle regarda tour à tour son lit et les deux chaises qui composaient son mobilier.

Bernier comprit son embarras.

— Tenez, dit-il, je suis un honnête homme et incapable d’abuser de votre situation. Mettez-vous au lit, je passerai la nuit sur cette chaise, et vous pourrez dormir comme si votre frère veillait sur vous.

Elle hésitait cependant encore.

— Vous avez donc bien peur ? fit-il avec un sourire.

— Oh ! dit-elle, savez-vous qu’il m’a menacée de me faire guillotiner ?

— Bah !

— Si je refusais plus longtemps… vous devinez ?

— Je devine, dit Bernier… que je lui planterai demain la lame de mon sabre dans le ventre !

La Lucrétia lui prit les mains :

— Vous êtes bon, dit-elle ; mais je ne veux pas que vous exposiez votre vie pour moi… qui ne saurais… et ne pourrais… vous aimer… que comme un frère…

— Vraiment ! fit Bernier avec tristesse, car il la regardait et la trouvait bien belle.

— Vous avez donc un bien grand amour au cœur ?… lui demanda-t-il après un moment de silence.

— Un amour sans espoir…

Sa voix s’altéra en prononçant ces mots :

— Mais quel est donc l’insensé, assez heureux pour être aimé de vous, et assez aveugle pour ne s’en point apercevoir.

Elle hocha la tête.

— Hélas ! dit-elle, c’est mon secret… ne me le demandez pas.

Bernier vit briller une larme au bord de ses cils.

— Pardonnez-moi, dit-il, si je vous ai fait de la peine.

Et il lui baisa la main.

Tout à coup, elle se leva vivement et courut de nouveau à la fenêtre.

— Qu’avez-vous ? fit le sergent étonné.

Elle se retourna et posa un doigt sur ses lèvres.

— Chut ! fit-elle, écoutez !

Le sergent entendit alors un coup de sifflet qui retentissait dans l’éloignement. Évidemment, c’était un signal.

La Lucrétia était devenue pâle et tremblait de tous ses membres.

— Mais que craignez-vous donc ? Ne suis-je pas là ? dit Bernier.

Et il lui pressa doucement les mains.

— Oh !… fit-elle, c’est lui… Il va venir.

— Qui, lui ! le capitaine ?

— Non, lui.

Et elle prononça ce mot d’une façon bizarre, c’est-à-dire avec plus d’effroi que de tendresse.

— Il viendra chez vous ?

— Oui, j’entends son pas dans la rue.

— Et vous avez peur ?

Elle secoua la tête :

— Je n’ai plus peur pour moi, puisque vous êtes là.

— Alors, c’est pour lui.

— Oui.

— Eh bien ! dit le sergent, je le défendrai si besoin est.

Elle le remercia d’un regard, mais elle continua à secouer la tête :

— Vous n’êtes pas son ami, dit-elle, vous ne pouvez l’être du moins.

— Pourquoi donc !

— N’êtes-vous pas soldat ?

— Sans doute.

— Vous servez la République…

— Mais non la guillotine, dit Bernier, et ce n’est point mon métier d’arrêter les aristocrates.

Elle tressaillit de se voir ainsi devinée.

— Quoi ! vous savez, dit-elle.

— Je ne sais rien… mais je suppose que l’homme que vous attendez est un ci-devant…

— Oui.

— Et que… vous l’aimez !…

— Non, dit-elle.

Il se leva et fit un pas vers la porte.

— Restez ! dit-elle enfin.

— Vous avez encore besoin de moi !

Et il y avait une nuance d’ironie dans sa voix. Mais elle lui prit les deux mains et les serra tendrement :

— Vous êtes un noble cœur, dit-elle, et je vais tout vous dire.

— Parlez…

— Il est un homme qui vient chez moi presque chaque nuit… ce n’est pas mon amant… je vous le jure… c’est lui qui a sifflé dans la rue… À cette heure il monte l’escalier…

— Eh bien ?

— Eh bien ! cet homme va venir ici, et je ne veux pas que vous le voyiez.

— Faut-il que je m’en aille ?

— Non.

— Alors, parlez, j’obéirai.

La Lucrétia avait compris d’un regard que, désormais, le sergent Bernier lui était dévoué corps et âme.

— Vous laisserez-vous bander les yeux, dit-elle.

— Hum ! fit-il, c’est bizarre, cela.

Il la regarda de nouveau, et il vit sur son visage tant d’angoisses, qu’il répondit sur-le-champ :

— Eh bien, oui !

— Et, acheva-t-elle, quand vous aurez les yeux bandés, consentirez-vous à vous mettre sous ce rideau ?

Elle indiquait le rideau de son lit.

— Oui.

— Mais, dit-elle encore, ne pas voir, n’empêche point d’entendre.

— C’est juste.

— Me donnerez-vous votre parole de soldat que vous ne révélerez jamais rien de ce que vous aurez entendu ?

— Sur l’honneur, je vous le jure !

Et il tira un mouchoir de sa poche, en lui disant :

— Bandez-moi les yeux !