Le Bal des victimes/Chapitre 15

XV

Revenons maintenant à Cadenet et à son ami Machefer que nous avons laissés dans la cabane de Jacomet, tandis que ce dernier courait, disait-il, au secours de la ferme qui brûlait.

Cadenet racontait à Machefer l’histoire de la Lucrétia, du capitaine Solérol, devenu général, et du sergent Victor Bernier, alors capitaine.

Après s’être étonné que ce dernier fût au château des Roches, Cadenet avait fini par s’écrier :

— Ah ! je devine pourquoi !

Or, c’était en ce moment que la porte de la chambre s’était ouverte et que Myette avait montré sa jolie tête encore ensommeillée.

Elle ne put retenir un petit geste de surprise à la vue de Cadenet :

— Ah ! c’est vous, monsieur Cadenet, dit-elle.

— Oui, mon enfant, bonjour… Comment vas-tu ?

La jeune fille vint tendre son front et Cadenet y mit un baiser :

— Comme il y a longtemps qu’on ne vous a vu ! fit-elle.

— Vraiment, ma petite…

— Oh ! six mois au moins.

— Eh bien, me voilà… es-tu contente ?

— Et vous ne vous en irez plus, n’est-ce pas ?

— Non, certes. Au moins, suis-je ici pour quelques jours.

Myette regardait Machefer avec un étonnement plein de défiance.

— Ne crains rien de monsieur, dit Cadenet.

— C’est un de vos amis ? fît l’enfant.

— C’est un autre moi-même…

Ces paroles rassurèrent si bien la jolie Myette qu’elle vint s’asseoir entre les deux jeunes gens.

— Où donc est mon père ? demanda-t-elle.

— Il est sorti.

— Pour longtemps ?

Cadenet, que le sommeil intempestif de la jeune fille interrompait dans son récit, n’hésita pas à lui faire un mensonge.

— Ton père est allé aux Roches, dit-il, et il ne reviendra qu’au point du jour. I

— Quelle heure est-il donc maintenant ?

— À peine minuit.

— Ah ! je dormais bien, murmura Myette.

— Eh bien, va te recoucher, mon enfant, et bonne nuit.

Myette se leva et fit un pas vers la porte de sa chambre.

— Est-ce que vous n’avez besoin de rien, ni vous, ni votre ami ; monsieur Cadenet ? dit-elle. Si vous avez soif, je vous tirerai un pot de clairet au tonneau ; et si vous avez faim… il y a un morceau de salé et du fromage dans la huche.

— Nous n’avons ni faim ni soif ; bonsoir, mon enfant.

Myette fit un pas encore, puis elle poussa un gros soupir et regarda Cadenet.

— Est-ce que tu veux me dire quelque chose, petite ? fit-il un peu étonné.

— Peut-être… dit-elle timidement.

— Eh bien, va, je t’écoute…

— Vous dites qu’on peut parler devant monsieur ?

Elle montrait Machefer.

— Comme si j’étais tout seul. Va, mon enfant.

— Eh bien, c’est rapport à monsieur Henri…

— Ah ! fit Cadenet souriant.

— Je sais que vous êtes son ami, reprit Myette, et peut-être bien que, si vous lui donnez un bon conseil il vous écoutera.

— C’est probable.

— Moi, j’ai essayé, continua l’enfant, mais il ne m’écoute pas.

— Et que lui as-tu donc conseillé ?

— De ne plus retourner aux Saulayes.

Les deux amis tressaillirent.

— Pourquoi donc ? demanda Cadenet.

— Mais parce que le chef de brigade est un homme bien méchant, allez… et qu’il veut du mal à M. Henri.

— Comment sais-tu cela, petite ?

— Je m’en doutais depuis longtemps… mais… hier soir…

— Eh bien, hier soir ? fit Cadenet.

— Si je vous dis la chose, demanda Myette, vous n’en parlerez pas à mon père, n’est-ce pas ?

— Je te le promets.

— Il le sait bien, lui aussi, mais il m’a dit sèchement hier : « Ça ne te regarde pas !… » Mais, voyez-vous, j’aime M. Henri… comme mon parrain qu’il est…

— Rien que comme cela ? fit Cadenet en souriant.

Myette rougit jusqu’au blanc des yeux et baissa la tête.

— Continue, ma petite, dit Cadenet. Que t’est-il arrivé hier ?

— Il faut vous dire que la neige que vous voyez, reprit Myette, n’est tombée que dans la nuit suivante, ce qui fait que j’étais en forêt à ramasser du bois mort. Il était nuit approchant, et, mon fagot fait, comme je savais mon père au four à plâtre, je m’étais assise au pied d’un arbre et j’attendais qu’il me rejoignît pour rentrer faire ma soupe. Voilà que tout à coup j’entends marcher, puis la voix de deux hommes qui parlaient tout bas. J’ai reconnu que c’était le général ; alors, je n’ai plus bougé… car j’avais bien peur.

— Mais tu as écouté ?

— Oui, et j’ai entendu ce qu’ils disaient, car ils ont passé tout près de moi ; ils revenaient de la chasse.

— Eh bien ! que disaient-ils ?

— Il y en avait un qui disait :

« — Pourquoi donc laisses-tu cet aristocrate de comte Henri rôder chaque soir autour du château ? Est-ce que tu ne sais pas la loi, et n’es-tu pas le mari de ta femme ? Tu peux le tuer quand tu voudras.

« — J’y ai songé, répondit le général, et si le tour que je compte lui jouer ne réussit pas… je lui enverrai une balle entre les deux épaules. »

— Ah ! fit Cadenet, il disait cela ?

— Oui, monsieur.

— Et sais-tu quel était l’homme avec qui il causait ?

— Je n’ai pas pu bien voir sa figure, vu qu’il était presque nuit, mais le général a dit son nom.

— Et… ce nom ?

— Il s’appelait Scœvola. Un drôle de nom allez !

— Scœvola ! s’écria Cadenet, qui éprouva une nouvelle émotion.

— Oui, monsieur.

Cadenet prit Myette par la main :

— Retourne te coucher, mon enfant, dit-il, et sois tranquille… Monsieur et moi nous veillerons sur M. Henri.

— Vous me le promettez bien, n’est-ce pas ?

— Je te le promets.

Myette rentra dans sa chambre et en ferma la porte.

Alors Cadenet dit à Mâchefer :

— Il faut à présent que tu saches tout ; car je le sais, le général et toute sa bande sont ici, et ces gens-là, si nous ne les écrasons pas tout de suite, feront avorter tous nos plans.

— Que vas-tu donc nous raconter ? demanda Machefer.

— L’histoire de madame de Vernières, de la Lucrétia et du chef de brigade.

— Je t’écoute, dit Machefer.

Cadenet reprit :

— Le sergent Bernier était, au dire de ses camarades de la 23e demi-brigade, un excellent soldat, un bon compagnon, aimant la galanterie et la bouteille.

Il s’était bien battu, à l’ennemi, sous les ordres du général Dumouriez, et lorsqu’il fut appelé à faire partie de l’armée de Paris, c’est-à-dire des quatre ou cinq régiments de troupes régulières que les gens de la Commune et le club des Jacobins voulurent bien tolérer, il ne manqua point de dire tout haut que, s’il était jamais commandé de service pour entourer la guillotine, il mettrait une balle dans son fusil et tuerait le bourreau.

Avec de telles opinions, le sergent Bernier ne pouvait plaire à ceux de ses chefs qui se montraient d’un civisme exagéré ; mais comme il était un excellent sous-officier, on ne le dénonça point à la vindicte publique, et il continua son service.

Or, un soir d’hiver de l’année 1794, à peu près un an après la mort du roi, le sergent Bernier s’attarda dans un cabaret de la rue André-des-Arts, comme on dit depuis que les saints ont été supprimés.

Les buveurs étaient peu nombreux. Sept ou huit sans-culottes chantaient la Marseillaise et le président d’un club voisin cuvait son vin sous la table.

Bernier était seul en face d’une bouteille demi-pleine.

Depuis qu’on avait supprimé le couvre-feu, jamais les rues de Paris n’avaient été plus tranquilles.

Paris s’éveillait le matin, et, comme un géant aux mille têtes et aux deux mille oreilles, il écoutait tomber le couteau de la guillotine.

À la nuit, le bruit sinistre s’éteignait et les bourreaux s’allaient coucher.

Alors Paris soufflait ses lampes, enterrait ses feux, fermait ses portes et ses fenêtres et s’endormait d’un sommeil fiévreux empli de sombres cauchemars.

Donc, tandis que Bernier buvait, que le président du club ronflait sous la table, et que les sept ou huit sans-culottes chantaient d’une voix avinée un couplet de la Marseillaise, on eût entendu courir un rat ou voler une mouche dans la rue André-des-Arts, dont beaucoup de maisons avaient envoyé leurs propriétaires éternuer dans le son, suivant la charmante expression d’alors.

Tout à coup un bruit de pas se fit dans le voisinage du cabaret, dont la porte était demeurée entr’ouverte.

C’étaient des pas inégaux, précipités, dont le bruit fut couvert, un moment, par un cri d’angoisse.

Le sergent Bernier prêta l’oreille, et, comme il portait la main à la garde de son sabre, une femme entra dans le cabaret en disant d’une voix mourante :

— Sauvez-moi !

Cette femme était jeune ; elle était belle, en dépit de son visage bouleversé par la terreur ; et ses vêtements en désordre attestaient qu’elle venait de subir une lutte et de se soustraire à un ou plusieurs agresseurs.

Elle s’arrêta un moment sur le seuil du cabaret, embrassa du même coup-d’œil les sans-culottes au visage abject et la martiale figure du sergent Bernier.

Et ce fut à lui qu’elle courut, répétant :

— Sauvez-moi ! sauvez-moi !

Bernier tira son sabre et prit cette femme dans ses bras.

D’autres pas retentissaient dans la rue, et ils vinrent s’arrêter à la porte du cabaret.

Alors le sergent vit apparaître un homme qui avait le visage empourpré, les yeux sanglants, l’écume à la bouche.

Et cet homme était revêtu d’un uniforme, et il avait des épaulettes.

— Le capitaine ! murmura Bernier stupéfait.

Celui qu’il qualifiait ainsi entra dans le cabaret et courut à la femme qui se pressa contre le sergent, et cria, pour la troisième fois :

— Au nom du ciel ! sauvez-moi !…

Bernier étendit son sabre sur elle, qui courbait la tête, et s’écria :

— N’approchez pas !

Mais l’homme furieux se calma subitement, et sa colère dégénéra soudain en un bruyant éclat de rire.

— Ah ça, sergent, dit-il, n’allez-vous pas, maintenant, vous interposer entre moi et ma maîtresse ?

— Je ne sais pas si c’est votre maîtresse, capitaine Solérol, répondit Bernier ; je vois une femme qui implore ma protection, et je la lui accorde… N’avancez pas, ou je vous plante mon sabre dans le ventre.

— Diable ! dit le capitaine, continuant à rire, comme vous y allez ! Mais vous ne savez donc pas, sergent, que si je voulais, par une parole comme celle que vous venez de prononcer, je pourrais vous faire passer en conseil de guerre ?

— Eh bien, on me fusillerait… et je serais au moins gardé à carreau contre la guillotine.

La femme continuait à se presser contre Bernier, et lui disait :

— Cet homme a menti… ne l’écoutez pas… je ne suis pas sa maîtresse… j’ai horreur de lui !…

— Alors, demanda Bernier, que vous veut-il ?

— Il veut me tuer ! dit-elle.

Et ses dents claquaient d’épouvante.

— Allons donc ! fit Bernier, il ne vous tuera qu’après ma mort.

Le sergent Bernier regardait silencieusement le capitaine Solérol, il avait étendu son sabre sur la tête de la femme avec un geste si impérieux, que le capitaine n’osa point avancer.

— Sergent Bernier, dit celui-ci, prenez garde, vous me manquez de respect, à moi, votre supérieur.

Bernier haussa les épaules.

Puis il passa le bras de la femme sous le sien et lui dit :

— Venez avec moi, je vous conduirai où vous voudrez… Place ! place ! ajouta-t-il en faisant tourner son sabre au-dessus de sa tête.