Le Bal des victimes/Chapitre 14

XIV

L’incendie de la ferme avait donc été aperçu de plusieurs endroits différents, de la cabane de Jacomet d’abord et du château des Saulayes ensuite.

On se souvient que madame Solérol, cachée avec Henri derrière ses persiennes, avait vu rentrer le chef de brigade par un des sentiers du parc, en compagnie de deux inconnus ; puis qu’elle avait jeté un cri en voyant la lueur sinistre s’élever au-dessus des bois, tandis que Henri disait :

— C’est la Ravaudière qui brûle ?

Et madame Solérol avait ajouté :

— J’ai remarqué que le général s’absentait chaque fois que le feu prenait quelque part.

Ces mots firent tressaillir Henri.

— Oh ! dit-il, cet homme serait-il donc à la tête des incendiaires ?

— Je ne sais pas… mais il en est capable, répondit la jeune femme.

— D’où peut-il venir ?

— Je l’ignore. Il est sorti un peu avant la nuit, sous le prétexte d’aller tirer un lapin dans le parc.

— Quels sont ces hommes qui l’accompagnent ?

— Je ne les ai jamais vus.

Madame Solérol appuya sa main sur le bras de son cousin.

— Silence ! dit-elle. En effet, on entendait retentir des pas à l’étage supérieur : les pas du général qui gagnait son appartement.

— Oh ! reprit-elle, je donnerais beaucoup pour savoir quels sont ces hommes ?

Puis, se frappant le front :

— Écoutez, Henri, dit-elle, je vais faire une chose dont je rougis.

— Quoi donc ?

— Je vais devenir espion.

— Que voulez-vous dire, Hélène ?

— Je veux dire qu’il faut absolument que je sache d’où il vient et quels sont ces hommes.

— Comment le saurez-vous ?

— Cet homme a beau être le maître ici, continua madame Solérol, il ne connaît pas le château comme moi qui y suis née. Vous souvenez-vous du salon rouge ?

— Oui.

— Et de l’armoire qui servait de chapelle pendant l’année 1793 ?

— Deux personnes y peuvent tenir à l’aise.

— Eh bien, poursuivit Hélène, cette armoire, dont les portes se perdent dans la boiserie du salon rouge, le chef de brigade ignore son existence.

— Vraiment ?

— Venez… vous verrez…

— Mais…

— Venez ! venez ! répéta madame Solérol.

Elle éteignit la lampe qui brûlait sur la cheminée et ajouta :

— Marchez sur la pointe du pied. Le moindre bruit pourrait nous trahir.

Elle le prit par la main et l’entraîna hors de sa chambre.

D’abord ils traversèrent une antichambre, puis ils gravirent un petit escalier, arrivèrent à l’étage supérieur, traversèrent successivement plusieurs pièces et arrivèrent dans le salon rouge.

Le salon rouge était ainsi nommé à cause de sa tenture. Mais il y avait eu une raison pour que cette tenture fût rouge.

Un ancêtre de madame Solérol avait eu l’honneur de recevoir aux Saulayes là visite du cardinal Mazarin, qui avait couché dans cette pièce.

Madame Solérol se pencha à l’oreille de son cousin et lui dit :

— La chambre du général est de l’autre côté de la chapelle.

Puis elle ouvrit l’armoire et y pénétra suivie de Henri.

Tout cela s’était fait sans lumière ; mais aucun meuble n’avait été heurté, aucun parquet n’avait crié sous les pieds, et madame Solérol avait ouvert et refermé sur elle la porte de cette profonde armoire, qu’aux plus mauvais jours de la Terreur on avait convertie en chapelle, et qui occupait toute l’épaisseur d’un de ces murs féodaux comme on en trouve encore quelques-uns dans les châteaux du centre de la France.

Une fois là, Henri entendit un bruit confus de voix.

— Attendez, dit encore Hélène.

Puis s’approchant de l’autel, sa main tâtonna un moment, puis déplaça un tableau qui le surmontait.

Soudain Henri de Vernières fut fouetté au visage par une vive clarté, et la chapelle lui apparut dans son ensemble et dans ses moindres détails, c’est-à-dire avec ses bancs de bois, son petit autel et son christ d’ivoire.

Le tableau que madame Solérol venait de déplacer recouvrait une ouverture pratiquée dans une cloison très-mince et qui séparait seule la chapelle de la chambre du général.

— Regardez ! dit Hélène.

Et elle poussa Henri vers cette ouverture, qui avait à peu près le diamètre d’un écu de six livres.

Henri colla son œil et vit le général.

Le chef de brigade Solérol était un homme de haute taille, déjà mûr, presque chauve. Son front fuyant, ses lèvres épaisses, ses sourcils qui se réunissaient au-dessus du nez, ses petits yeux d’un gris fauve, donnaient à sa physionomie un cachet de férocité.

On sentait, à le voir, que cet homme avait aimé le carnage, que ses narines avaient dû se dilater à l’odeur du sang qui fumait autour de la guillotine.

Il était pour le moment assis, les jambes croisées, et il fumait.

Les deux hommes qui le suivaient dans le parc étaient avec lui.

Henri regarda ces deux hommes.

Ils lui étaient inconnus. L’un était déjà vieux, l’autre était jeune ! tous deux avaient de la bassesse dans le regard et la physionomie.

Le chef de brigade disait :

— Si je n’avais pas l’espoir de commander le département et de voir nos amis revenir au pouvoir, savez-vous, citoyens, que, j’aurais fait, ce soir, une vilaine besogne. Qu’en dis-tu, Scœvola.

Celui qui portait ce nom romain répondit :

— Heureusement le Directoire est sur ses fins.

— Et les royalistes travaillent… dit le général d’un ton railleur.

— Mais la moisson ne sera pas pour eux, reprit Scœvola.

C’était le plus jeune des hôtes du chef de brigade.

— Je l’espère bien, reprit celui-ci, et je compte même en faire guillotiner quelques-uns.

— Ah ! ah !

— Mon beau cousin d’abord.

— Henri de Vernières ?

— Oui.

Le comte Henri ne put se défendre d’un léger frisson, mais il demeura immobile et continua à regarder.

— Oh ! celui-là, poursuivit le chef de brigade, je puis vous certifier qu’il sera le premier sur la liste, et même…

Il s’arrêta et eut un mauvais sourire.

— Et même ? fit Scœvola.

— Je pourrais bien l’y envoyer avant ?

— Où cela ?

— À l’échafaud.

— Comment cela ? demandèrent les deux hôtes du général.

— D’une façon bien simple. Écoutez… n’est-il pas convenu que ce sont les royalistes qui mettent le feu ?

— Parbleu !

— À la seule fin de renverser la République ?

— Justement.

— Eh bien ! si, par hasard, il se trouvait que Henri fût un des chefs des incendiaires… la chose est possible…

Et le général se mit à rire d’un gros rire sauvage et cruel.

— Dis donc, fit le plus vieux de ses deux compagnons, qu’est-ce qu’elle vaut, ta ferme ?

— Peuh ! trente à quarante mille livres, comme bâtiments et récoltes qui vont être brûlés…

— Ah ! je devine tout, murmura madame Solérol à l’oreille de Henri. C’est lui qui a mis le feu à la ferme ?

Mais soudain Henri se souvint…

Il se souvenait que son ami, le capitaine Bernier, s’y trouvait ; que tous deux s’étaient mis au lit sous la même clef et que de deux choses l’une : ou le malheureux capitaine avait péri dans les flammes, ou il s’était sauvé, et alors il ne manquerait pas de s’apercevoir que lui, Henri, n’était pas à la ferme, quand le feu s’était déclaré.

Ainsi, il n’y avait plus à douter…

C’était la terme de Brulé qui était en flammes.

C’était par l’ordre du chef de brigade que le feu y avait été mis.

Enfin, ce dernier espérait pouvoir l’accuser, lui Henri, du crime d’incendie.

Alors Henri, éperdu, quitta son poste d’observation, et s’élança hors de la chapelle, disant à son tour à Hélène :

— Venez !… venez !… il faut que je coure à la ferme, il faut que je sauve mon ami !…

— Et moi, dit Hélène, je reste… car je veux tout savoir !…

Quelques minutes après, Henri sortait du château et guidé par la lueur de l’incendie, il courait à perdre haleine vers la ferme de la Ravaudière.

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