Le Bal des victimes/Chapitre 13

XIII

Tandis que le feu prenait à la ferme, qu’était devenu le Bouquin ?

Le Bouquin était redescendu précipitamment par l’échelle de meunier qui conduisait à la grange.

Les trois incendiaires le suivaient.

Bouquin prit l’un d’eux par le bras et l’attira vers la fenêtre où le comte Henri s’était échappé.

— Fais-moi la courte échelle, lui dit-il.

— Pourquoi ? demanda l’incendiaire.

— Pour fermer cette fenêtre. Quand on veut que le pain cuise, on bouché l’entrée du four.

L’incendiaire s’appuya contre le mur et fit le gros dos.

Bouquin lui monta lestement sur les épaules, se dressa et atteignit les contrevents de la croisée qu’il poussa sans bruit.

Puis, sautant à terre, il prit, aidé par les incendiaires, une grosse poutre qu’il appuya contre les volets fermés.

Pendant ce temps, le père Brulé, en allant mettre le feu aux javelles, poussait le verrou extérieur de la porte du capitaine.

— Il va cuire comme une pomme, dit le Bouquin. Allons, camarades, dépêchons-nous.

— Où allons-nous ? demanda un des trois incendiaires.

— Vous, allez où vous voudrez. Puisqu’il n’y a rien à piller par ici, pourquoi attendriez-vous l’incendie ?

— C’est juste. Mais toi ?

— Moi, dit le Bouquin, j’ai mon plan.

— Tu vas visiter tes collets ?

— Non, j’en vas faire un.

— Encore ?

— Oui, pour le chevreuil. Qu’est-ce qui vient avec moi ?

— Moi, dit chacun des incendiaires.

— Ah ! mais non, répondit le Bouquin ; un, bien, mais pas trois. Que chacun tire de son côté, ça va mieux.

— De quoi as-tu donc peur.

— De rencontrer quelque bûcheron qui s’étonnera de voir tant de monde ensemble.

— Du temps qu’il fait, les bûcherons sont dans leurs cabanes et ils dorment.

— Qui sait ?

— À moins que parmi eux il n’y ait des braconniers comme toi… et encore…

— Moi, dit le Bouquin, je n’en crains qu’un seul, pour parler franc.

— Lequel ?

— Jacomet.

— Ah ! tu le crains, celui-là ?

— Comme le feu.

— T’es bête, dit un des incendiaires ; quand on fait notre métier, on ne craint pas le feu.

— Soit, mais je crains Jacomet.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il en veut à mon père.

— Tiens ! je ne savais pas…

— Oh ! moi non plus, dit le Bouquin, je ne sais pas pourquoi… mais je sais qu’ils s’en veulent, mon père et lui….

— Eh bien ! quand tu le rencontrerais… après tout…

— Chut ! dit le Bouquin, je vais vous conter la chose.

L’enfant et les trois incendiaires avaient ainsi causé en s’éloignant de la ferme et en gagnant les bois à travers champs.

Quand ils eurent atteint la lisière de la forêt, le Bouquin s’assit un moment.

— Vous souvenez-vous, dit-il, de l’incendie de la Fringale ?

— Si je m’en souviens, dit La Bise. C’est moi qui ai mis le feu dans l’étable.

— Oui, vous vous êtes sauvés.

— Parbleu !

— Mon père est resté le dernier, et comme il se sauvait à son tour, il a rencontré Jacomet.

— Ah !

— Jacomet venait au secours du fermier de la Fringale.

— Eh bien ! dit La Bise en riant, il est arrivé trop tard.

— Oui, mais il a reconnu mon père, malgré son capuchon

— Tu es sûr ?

— Oui, et mon père aussi.

— Sois, tranquille, Jacomet ne dira rien. Il a trop peur d’un coup de fusil.

— Tu te trompes… ce n’est pas de cela qu’il a peur.

— De qui donc, alors.

— Oh ! je ne sais pas au juste… mais s’il n’a rien dit jusqu’à présent, c’est qu’il a ses raisons… Bonsoir, camarades…

— Comment ! tu entres sous bois ?

— Oui.

— Et où vas-tu ?

— Je vous l’ai dit, répondit le Bouquin, qui sauta le fossé, je vais tendre un collet à chevreuil. Ça fait que si on me soupçonne, je prouverai que j’étais dans le bois, tandis que la ferme brûlait.

Chacun des incendiaires prit un chemin différent sous bois, et le Bouquin s’enfonça du côté où le bois devenait épais et serré, — le chevreuil ayant coutume de faire sa nuit dans les parties, de forêt les plus broussailleuses.

Il avait son fusil sur l’épaule.

Bouquin ne marchait jamais sans son fusil.

— Je sais bien, moi, dit-il, quand il fut seul, pourquoi Jacomet et mon père s’en veulent, mais ils n’ont pas besoin de le savoir, eux… c’est rapport à la demoiselle des Roches… Ah ! sans elle, et s’il n’avait pas peur que mon père dise tout, il nous aurait vendus depuis longtemps, le gredin.

Tout en monologuant ainsi, le Bouquin atteignit un sentier qui était réputé pour être une passée à chevreuil.

Là, il tendit son collet, c’est-à-dire qu’il courba une branche d’arbre et la fixa à terre.

— Ah ! dit-il quand il eut terminé cette opération avec une adresse infinie. Puis il murmura :

— Si j’avais le choix, ce n’est pas un chevreuil que je voudrais prendre.

Puis, revenant sur ses pas :

— Allons voir brûler la ferme ! J’aime ça, moi, l’incendie. Oh ! on brûlerait pour le plaisir de brûler !

Et l’enfant parlant ainsi, atteignit un rocher qui s’élevait au milieu des bois, à un quart de lieue de distance de la ferme.

La ferme était en flammes ; elle éclairait au loin les bois et la plaine, et le Bouquin, du lieu où il était parvenu, put saisir dans ses moindres détails l’épouvantable et majestueux spectacle du sinistre.

Les valets de ferme, les femmes couraient dans les champs, essayant de sauver qui un meuble, qui un sac de blé.

Les chevaux, les vaches, les moutons galopaient éperdus à travers les poutres enflammées, les pans de mur qui s’écroulaient.

Des cris de désespoir arrivaient jusqu’au Bouquin, sur l’aile d’un vent embrasé.

Et, parmi ces cris, il reconnut la voix de son père, qui se lamentait et essayait d’organiser le sauvetage.

— Farceur ! va… murmura le Bouquin.

Et comme il répétait une fois encore :

— Oh ! que c’est beau !

On lui frappa sur l’épaule, et se retournant, il faillit tomber à la renverse.

— Jacomet ! dit-il.

— Oui, c’est moi, dit le bûcheron, et maintenant, je sais ce que je veux savoir.

— Quoi donc !

Le bûcheron, car c’était lui, qui venait de quitter Machefer et Cadenet, et de prendre sa course à travers bois pour venir au secours de la ferme, le bûcheron, en parlant ainsi, saisit le Bouquin dans ses bras robustes et lui dit :

— Tu viens de te trahir, malheureux ! c’est ton père et toi qui avez mis le feu à la ferme.

— Qu’est-ce que ça te fait, vieux louchard ? dit le gamin.

— Ça me fait, dit Jacomet, que tu as eu tort de laisser ton fusil hors de ta portée de ta main, et que tu es en mon pouvoir.

— Ah ! ah ! ricana le gamin. Que voulez-vous donc faire de moi ?

— Je veux te conduire à Courson.

— Bah !

— Et te remettre aux gendarmes. Allons ! marche !…

Et Jacomet poussa le Bouquin devant lui. Celui-ci, qui était désarmé, songea un moment à prendre la fuite.

— Marche ! répéta Jacomet d’une voix tonnante, marche, ou je t’envoie une balle dans le dos.

Le Bouquin comprit qu’il fallait obéir ; et Jacomet, le prenant au collet, le poussa devant lui, ayant son fusil en bandoulière, et celui du Bouquin à la main.

Le Bouquin se mit à pleurer, et, tout en pleurant, il disait :

— Qu’est-ce que ça te fait que j’aie mis le feu ?… est-ce que ça te regarde, toi ?

— Tu le verras bien ?… Marche toujours.

Le bûcheron avait fait prendre au Bouquin un sentier à travers bois.

— Où allons-nous par là ? demanda le gamin.

— Rejoindre le chemin de Courson.

— Bon ! pensa le Bouquin… attends… tu trouveras peut-être à t’amuser en route.

Et comme ils arrivaient à un endroit où le bois était touffu, le Bouquin fit un violent effort, donna une brusque secousse à Jacomet, et celui-ci poussa un cri.

Il venait d’être enlevé de terre par le collet à chevreuil que le Bouquin avait tendu tout à l’heure, piège terrible, de l’étreinte duquel un sanglier lui-même ne peut se débarrasser.

Seulement, au lieu d’avoir été pris par le cou, Jacomet l’était par le milieu du corps.

Et le fusil, qu’il tenait à la main venait de lui échapper.

— Voilà que le gibier devient chasseur, dit le Bouquin.

Il ramassa le fusil, ajusta le malheureux Jacomet et fit feu !…