Le Bal des victimes/Chapitre 12

XII

Retournons à la ferme de la Ravaudière, et reportons-nous à ce moment où Brulé, stupéfait, se trouvait en présence de sa fille, la prenait à la gorge en la menaçant de l’étrangler si elle criait, et l’emportait à moitié évanouie hors du bâtiment aux fourrages.

Le Bouquin et les incendiaires avaient accompli sans bruit leur sinistre besogne. Le Bouquin était reparti dans les bois, et les incendiaires s’étaient éloignés.

Sulpice, on le sait, n’était pas à la ferme, et, seule, la mère Brulé avait entendu quelque bruit.

Inquiète, elle s’était levée et s’était mise à la fenêtre.

Mais, soudain, elle sentit ses jambes fléchir et son front se baigner de sueur.

Elle avait vu, au clair de la lune, son mari traverser la cour, emportant dans ses bras quelque chose qui se débattait.

— Ma fille ! pensa-t-elle, ma fille ! il va la tuer !

Elle se précipita hors de sa chambre et descendit dans la cuisine, où elle arriva en même temps que Brulé.

Le premier appuyait toujours sa main sur la bouche de Lucrèce pour l’empêcher de crier.

— Ma fille ! exclama la mère Brulé, qui s’élança vers elle, la saisit dans ses bras ; et semblable à une tigresse qui défendrait ses petits, elle l’arracha au fermier.

— Ah ! au feu ! au secours ! cria Lucrèce.

Mais sa voix était si faible qu’elle n’alla point jusqu’au dehors, et que sa mère seule l’entendit.

Brulé s’arma d’un couteau qui se trouvait sur la table.

— Silence ! dit-il, ou je vous tue toutes les deux.

La mère Brulé se jeta devant sa fille et la couvrit de son corps.

— Silence ! répéta le fermier.

Cette scène s’était passée dans une demi-obscurité, car les rayons de la lune pénétraient maintenant par le châssis de la fenêtre.

— Oh ! tu ne la tueras pas, mon homme, s’écria la mère Brulé d’un ton mélangé de prière et de menace. Tu ne la tueras pas ! elle est revenue à pied… elle avait bien faim… et elle était bien lasse… Pauvre chère petite, avoir tant souffert !

Et elle l’étreignait dans ses bras, la couvrait de baisers et de larmes, et lui faisait un rempart de sa poitrine.

— Au feu ! au feu ! répéta Lucrèce d’une voix éteinte.

Brulé s’avança vers elle, le bras levé.

— Te tairas-tu ! s’écria-t-il.

— Grâce ! fit la mère Brulé qui se jeta aux genoux du fermier.

— Et bien ! qu’elle se taise alors ?

— Je ne veux pas qu’il brûle, je ne le veux pas, dit la jeune femme, qui retrouva une énergie subite.

— Mais qui donc brûle, et pourquoi cries-tu au feu ? demanda la fermière.

— Ah ! s’écria Brulé, dont la voix couvait des colères terribles, si vous ne vous taisez pas, je vous tue !

Et il reprit sa fille à la gorge et la menaça de son couteau.

L’épouvante de la pauvre mère fut si grande, qu’elle n’eut pas la force de jeter un cri, et qu’elle tomba à genoux et les mains jointes.

— Mais malheureux, murmura-t-elle d’une voix brisée, c’est ta fille !

Brulé lui dit :

— Femme, je suis de parole ; si tu veux remonter dans ta chambre, je te jure que je ne lui ferai point de mal. Si tu restes, je la tue.

Et pour la troisième fois, il leva son couteau sur la poitrine de sa fille.

L’épouvante donna des forces pour fuir à la mère Brulé.

Elle se sauva dans sa chambre pour que sa fille ne mourût pas.

— À nous donc, maintenant ? dit alors le père Brulé.

Et tenant toujours sa fille à la gorge, il ajouta :

— Je sais ce dont tu as peur… tu as peur que M. Henri ne brûle… Eh bien ! rassure-toi, il n’est pas ici, il est au château.

Lucrèce se débattait, toujours sous les mains de fer de son père :

— Veux-tu te taire, malheureuse ! répéta le fermier, puisqu’il n’y est pas !

Elle lui fit signe qu’elle ne crierait pas s’il voulait la laisser parler.

Alors Brulé distendit ses mains et Lucrèce lui dit :

— Ce n’est pas M. Henri pour qui j’ai peur… c’est l’autre… je ne veux pas qu’il brûle !

— Qui l’autre ?

— Le capitaine.

— Mais, malheureuse, dit Brulé, tu ne sais donc pas qu’il me soupçonne ? tu veux donc m’envoyer à l’échafaud.

— Si vous le sauvez, je me tairai.

— Mais tu le connais donc ?

— Oui.

— Tu l’aimes ?

— Oui.

— Ah ! tonnerre et sang ! s’écria-t-il.

Et il oublia le serment qu’il avait fait à la mère Brulé, et saisit de nouveau sa fille à bras le corps.

Une lutte terrible s’engagea.

Brulé avait laissé échapper son couteau et Lucrèce s’en était emparée.

Déjà un flot de fumée noire montait au-dessus du bâtiment à fourrages.

— Ah ! je le sauverai, je le sauverai ! répéta Lucrèce avec une énergie sauvage.

— Tu te tairas, et il mourra, répondit le fermier.

La lutte continua terrible, acharnée, entre cet homme robuste et cette femme exténuée de fatigue ; et la mère Brulé redescendit, et comme Lucrèce faiblissait, la fermière vint au secours de sa fille.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cependant le capitaine Victor Bernier dormait.

Il dormait profondément, en dépit du serment qu’il s’était fait en arrivant à la ferme de voir et d’observer.

La fatigue l’avait emporté, et c’était en entendant ses ronflements sonores que Henri s’était décidé à ouvrir sa fenêtre et à sortir de la ferme.

Mais le capitaine s’était endormi trop préoccupé pour que son sommeil ne fût point fiévreux et agité.

Un bruit confus l’éveilla.

La cloison qui séparait les greniers de la chambre qu’il occupait était mince, et il entendit marcher.

Mais il crut à quelque garçon de ferme qui allait chercher du fourrage pour les vaches, et il ne quitta point son lit.

Cependant, au bout d’un quart d’heure, il crut entendre marcher de nouveau.

— Qui est là ? cria-t-il.

Nul ne répondit :

— Je rêve à moitié éveillé, se dit-il. Et il se rendormit.

Un nouveau bruit l’éveilla. Il crut entendre des voix étouffées, des cris inarticulés, puis des pas précipités qui descendaient l’escalier de bois…

Cette fois, le capitaine sauta à bas de son lit et courut à la fenêtre.

Mais, quelque effort qu’il fît, il ne put parvenir à l’ouvrir.

Alors, il se décida à frapper à la porte du comte Henri.

Henri ne répondit pas.

— Henri ! répéta-t-il plus haut.

Même silence !

Le capitaine se décida à ouvrir la porte, et il pénétra dans la chambre du comte.

La chambre était vide et le lit non foulé.

— Ah ! bon ! pensa le capitaine, je devine. Il y a ici dans quelque coin de la ferme une belle fille, sans doute, avec qui Henri cause au clair de la lune.

Et il se recoucha tranquillement, persuadé que c’était Henri qui avait fait tout le tapage qu’il avait entendu.

Mais cette fois, au lieu de dormir, le capitaine se prit à songer.

Une chose l’étonnait outre-mesure, c’était l’indifférence et presque l’incrédulité de son ami le comte Henri, à l’endroit des incendiaires.

Pourquoi ?

Henri était royaliste ardent, et la police du Directoire avait prétendu que c’étaient les royalistes qui faisaient mettre le feu. Ensuite, le capitaine songea que chaque nuit, Henri quittait les Roches.

Où allait-il ?

C’était un mystère.

Une pensée bizarre traversa alors l’esprit du capitaine :

— Si Henri était à la tête des incendiaires ? se dit-il.

Et cette pensée, qu’il repoussa d’abord avec indignation, s’ancra peu à peu dans sa tête et y grandit.

Et s’il allait mettre le feu à la ferme, se dit-il encore, s’il n’avait quitté son lit que pour cela ?…

Cette dernière réflexion étreignit l’esprit du capitaine et le mit à la torture pendant quelques minutes.

Puis, le bon sens, la raison triomphèrent. Il repoussa tous les soupçons injurieux et se souvint de l’air franc et loyal, de la bonne mine et de la voix sympathique de son ami.

Et une fois encore il se rendormit.

Mais, ce nouveau sommeil fut de courte durée, et ce ne fut point un bruit quelconque qui vint l’interrompre. Ce fut une odeur nauséabonde, une fumée épaisse, qui pénétrèrent à la fois dans la chambre où dormait le capitaine et le saisirent à la gorge.

Le capitaine bondit hors de son lit et s’élança dans la chambre désertée par le comte Henri.

Mais, chose étrange ! la fenêtre ouverte une heure auparavant avait été refermée, et le capitaine essaya vainement d’en pousser les volets.

Alors il revint à la porte qui donnait sur le corridor.

Cette porte était fermée au dehors.

Une main criminelle avait tiré un verrou. Et le capitaine la secoua inutilement.

En même temps, il entendit les cris : Au feu ! retentir dans la ferme, et les flammes pénétrèrent dans sa chambre.

Le capitaine éperdu courut alternativement pendant dix minutes, en poussant des cris sauvages, de la porte aux fenêtres sans pouvoir rien ouvrir. Puis, à demi-asphyxié, il tomba sur le parquet qui commençait à prendre feu.

Heureusement alors, et comme il se croyait déjà perdu, des pas retentirent dans l’escalier enflammé et la porte de la chambre fut enfoncée.

Une femme apparut comme un ange libérateur, et cette femme dit au capitaine, qui s’était relevé par l’instinct de la conservation.

— Victor, je te pardonne… viens !

— Toi ! toi ! la Lucrétia ! murmura le capitaine.

— Oui, dit-elle, mais viens, fuyons, le feu monte.

Le Capitaine prit Lucrèce dans ses bras et l’emporta à travers les flammes…