Le Bal des victimes/Chapitre 07

VII

Le corps de ferme ou était la cuisine et où, par conséquent, Henri et Victor Bernier achevaient de souper en compagnie de leur hôte, servait de logis au fermier, à sa femme et à leur fils aîné.

Bouquin, nature indépendante et sauvage, s’était lui-même choisi la chambre du bâtiment à fourrages, afin de pouvoir entrer de nuit et sortir à sa fantaisie.

Les valets et les pâtres couchaient dans un troisième corps de logis.

Suivant la paisible habitude des gens de la campagne, tous étaient déjà au lit, et il n’y avait plus sur pied dans la ferme que Brulé, ses hôtes, sa femme et son fils quand ces derniers reparurent dans la cuisine.

Le Bouquin s’en était allé.

Où ? bien malin eut été celui qui eût pu le dire.

La neige qui tombait en gros flocons n’arrêtait pas le maudit petit braconnier.

Maître Brulé causait toujours.

Il était descendu à sa cave et en avait remonté une bouteille de vieux vin de la chaînette, un cru fameux de l’Auxerrois.

Henri et l’officier buvaient sec.

Le vin déliait la langue de Brulé.

— Ma foi ! disait-il, les incendiaires peuvent venir maintenant ; ils n’auront pas cette bouteille.

Et il acheva d’emplir son verre.

— Ah ! dit Henri, laisse donc un peu les incendiaires de côté, mon pauvre Brulé !

— Vous en avez donc bien peur, vous ? dit le capitaine qui continuait à observer Brulé.

— Ah ! dam, répondit le fermier, savez-vous bien Que j’ai toutes mes récoltes en grange ?

— Rassure-toi, dit Henri ; tu es un trop brave homme pour qu’on songe à te faire du mal.

— Le fermier de la Fringale aussi était un brave homme, soupira Brulé. Ça n’empêche pas qu’il a été brûlé… incendié.

— Allons nous coucher, en attendant, et dormons tranquilles, fit Henri, qui se leva en voyant entrer la mère Brulé et son fils.

— Vos chambres sont prêtes, messieurs, dit la fermière.

— Je vais vous y conduire, ajouta Brulé.

— Oh ! fit Henri, ce n’est pas la peine… j’ai couché plus d’une fois chez toi… et je connais le chemin.

Mais Brulé tenait à honneur de conduire ses hôtes.

Il prit la lanterne que Sulpice avait encore à la main et passa le premier.

Henri et son compagnon reprirent leurs fusils qu’ils avaient, en entrant, déposés au coin de la cheminée pour les préserver de l’humidité.

On traversa la cour rapidement, car la neige tombait toujours ; mais le capitaine eut le temps de jeter un coup d’œil à toutes choses, et il se rendit un compte exact de la situation des trois corps de bâtiment qui composaient la ferme.

La mère Brulé tremblait si fort pour sa fille, qu’elle suivit le fermier.

Celui-ci passa, sans s’arrêter, devant la chambre de Bouquin et pénétra le premier dans le logis réservé au capitaine.

Un bon feu flambait dans la cheminée.

— Messieurs, dit Brulé après avoir allumé une chandelle sur une table, vous voilà chez vous… Bonne nuit et bon repos !

— Merci, Brulé.

— À quelle heure faudra-t-il vous éveiller ?

— Oh ! sois tranquille, dit Henri. Je serai sur pied au point du jour… Nous nous en irons en chassant et nous arriverons aux Roches pour l’heure du déjeuner.

— Bonsoir, messieurs.

— Bonsoir, l’ami, répéta le capitaine.

Brulé fit mine de sortir, mais il revint sur ses pas et entra sans affectation dans la deuxième chambre, celle qui était destinée à Henri.

— Je vous demande pardon, dit-il, mais le volet de cette fenêtre est dur à fermer… Excusez !…

Il ouvrit la fenêtre et fit mine de pousser le contrevent.

Henri lui posa la main sur l’épaule.

— Chut ! dit-il tout bas, ne ferme pas.

Brulé regarda le jeune homme et cligna de l’œil.

— Est-ce que vous auriez envie, dit-il, de sauter par la fenêtre ?

— Chut !

Brulé secoua la tête.

— Ah ! monsieur Henri, dit-il, je crois que vous avez tort ?

— Hein ?

— Il vous arrivera malheur un jour ou l’autre.

Henri haussa les épaules, appuya de nouveau un doigt sur ses lèvres et congédia Brulé.

Brulé s’en alla sans avoir fermé le volet.

Quand il fut parti, Henri retourna dans la chambre du capitaine.

Ce dernier délaçait ses guêtres de chasse devant le feu.

— Eh bien ! dit Henri, comment te trouves-tu de cette journée, mon ami, tu dois être bien las ?

— Oui et non, dit le capitaine ; mais ce n’est point cela qui m’occupe.

— Ah !

— Connais-tu beaucoup ce fermier ?

— Il est né dans sa ferme, et sa ferme a appartenu cent ans et plus à ma famille ; c’est un fort brave homme.

— Tu crois ?

— Oh ! certes !

— C’est bizarre… il ne me revient pas.

— Quelle folie !

— Quant à son fils…

— Oh ! celui-là, dit Henri en riant, je te l’abandonne… c’est un chenapan.

— Et peut-être bien un incendiaire…

— Halte-là ! dit Henri, tu vas trop loin… les Brulé sont d’honnêtes gens… J’en réponds…

— Ah ! c’est différent.

Et le capitaine continua à délacer ses guêtres ; puis, après un silence :

— Au fait, ne m’as-tu pas dit que tu ne croyais pas aux incendiaires.

— Je sais qu’il y a beaucoup d’incendiés depuis quelque temps, mais…

— Mais ? fit Victor Bernier.

— Mais je ne crois pas à des bandes organisées.

— Ah !

— Et comme je n’aime pas à faire de mauvais rêves, ajouta le comte Henri, je vais, pour ne m’y point préparer par des conversations sinistres, me mettre au lit sur-le-champ. Bonsoir, Victor.

— Bonsoir, Henri.

Le comte Henri ferma sa porte, se posa sur son lit tout habillé, souffla sa chandelle et attendit.

Il attendit que le capitaine se fût mis au lit pareillement et eût éteint sa lumière.

Quelques minutes après, un ronflement sonore vint apprendre au comte Henri que l’officier dormait.

Alors, le jeune homme ouvrit sa croisée sans bruit, se pencha au dehors et écouta.

La neige avait cessé de tomber. Le silence le plus profond régnait dans la ferme où toute lumière était éteinte.

La fenêtre était à six pieds à peine du sol.

Le comte Henri prit son fusil, se dressa sur l’entablement de la fenêtre, et sauta lestement à terre, tombant sur ses pieds avec la précision et la légèreté d’un clown.

Après quoi, il traversa la cour, ouvrit la claie qui fermait le potager et gagna une des brèches de la haie vive.

— Je serai bien de retour demain matin, avant l’aube, se dit-il en s’éloignant de la ferme.

Le comte Henri reprit, malgré la neige et le froid, le chemin qu’il avait suivi quelques heures plus tôt, c’est-à-dire cette grande allée forestière qui s’en allait à travers bois jusqu’à la cabane de Jacomet le bûcheron.

Il marcha pendant une heure environ d’un pas rapide, bien que la neige fût tombée en abondance, et il ne s’arrêta qu’à l’angle formé par une autre allée, qui coupait celle qu’il avait suivie jusque-là perpendiculairement. C’était à l’extrémité nord de cette dernière route forestière que le capitaine Victor Bernier avait, en passant dans la soirée, remarqué un petit château construit en briques rouges.

Le château était sans doute le but de la course nocturne du comte Henri, car il pressa le pas et eut un battement de cœur en voyant, malgré l’heure avancée, une lumière briller au second étage, derrière une persienne discrètement fermée.

— Elle m’attend ! se dit-il.

Quand il ne fut plus qu’à quelques centaines de pas du château, le jeune homme quitta l’allée forestière qui conduisait directement à la grille du parc, et il entra sous bois, sans doute pour ne point laisser sur la neige la trace de son passage.

Alors, prenant un sentier qui lui était familier, il s’approcha du château en décrivant une sorte de demi-cercle, et il atteignit la clôture du parc, clôture qui était fermée par une haie et un saut de loup.

La haie avait une brèche ; le saut de loup n’était pas très-large.

D’un bond, le jeune homme, qui était leste et avait le pied sûr d’un chasseur de bois, eut franchi le saut de loup.

Mais, comme il s’apprêtait à se glisser par la brèche de la haie, un homme se dressa subitement devant lui.

Henri porta la main à son fusil, qu’il avait en bretelle sur son épaule.