Le Bal des victimes/Chapitre 08

VIII

L’homme qui venait de surgir devant le comte Henri lui dit, en lui posant la main l’épaule :

— N’ayez pas peur, monsieur Henri.

— Jacomet ! exclama le comte.

— Oui, c’est moi.

— Hé mon pauvre ami, dit Henri, qui s’efforça d’accepter gaiement cette rencontre qu’il supposait être fortuite, que diable viens-tu faire ici ? Braconnerais-tu, toi aussi, et viendrais-tu poser tes collets à lapins ?

— Je pourrais vous faire la même question, monsieur Henri.

— Oh ! moi… c’est différent.

— C’est-à dire, dit Jacomet avec tristesse, que vous, monsieur Henri, vous venez braconner sur les terres du chef de brigade… seulement votre gibier à vous.

— Chut ! fit Henri.

— Eh bien ! moi, dit Jacomet, c’est uniquement pour vous que je viens.

— Pour moi ?

— Oui, monsieur Henri.

Le jeune homme parut inquiet.

— Je me suis douté, poursuivit Jacomet, que vous iriez aux Saulayes cette nuit.

— Tu le vois…

— Et je viens vous dire que vous avez tort.

— Tu me l’as déjà dit, il y a quelques heures.

— Oui, mais alors ce n’était qu’un conseil.

— Serait-ce un ordre, maintenant ? fit le comte Henri en souriant.

— Vous savez bien, monsieur Henri, que je n’ai pas d’ordres à vous donner.

— Eh bien ! alors… explique-toi.

— Voici, dit le bûcheron. Quand vous êtes venu chez moi et que je vous ai accompagné, je me suis borné à vous conseiller de cesser vos visites nocturnes aux Saulayes.

— Bon. Après ?

— Maintenant j’ai sur ce qui passe au château des renseignements de telle nature, que je vous dis hardiment : monsieur Henri, n’y allez pas !

— Que se passe-t-il donc au château ? le chef de brigade y est… Eh bien ?

— Vous vous trompez, il n’y est pas.

— Alors, raison de plus pour que j’y aille.

— Au contraire, rebroussez chemin.

— Mais pourquoi ?

— Parce que le général rentrera cette nuit d’un moment à l’autre.

— Qu’est-ce que cela me fait ? madame Solérol habite une aile du château et lui l’autre.

— Il peut entrer chez sa femme.

— Oh ! pour cela, non ! dit Henri avec une hauteur dédaigneuse. Il a le château, c’est-à-dire la dot, et ma cousine porte son nom, mais là s’arrête leur intimité.

— Je sais bien ça, mais faut s’en méfier de ce louchard-là…

— Je ne le crains pas, sois tranquille… Ah çà, poursuivit Henri, il n’est pas au château, où est-il donc ?

— Je le sais, mais…

— Tu ne veux pas le dire ?

— Non, dit Jacomet, car ce secret n’est pas le mien.

— Ah ! la chose est différente… Eh bien, au revoir !

— Comment ! vous ne suivez pas mon conseil ?

— Non.

— Vous allez aux Saulayes ?

— Tu vois bien qu’elle m’attend, dit Henri.

Et il montrait la lumière qui brillait derrière les persiennes.

— Monsieur Henri, au nom du ciel… vous verrez qu’il vous arrivera malheur.

— Bah ! n’ai-je pas là le frère Jacques pour me défendre ?

Et Henri frappa de la main sur la crosse de son fusil.

Puis, tandis que Jacomet poussait un soupir, il franchit la brèche et se glissa dans le parc.

— Il y a des choses que je ne puis pourtant pas lui dire, murmura tristement Jacomet.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et le bûcheron s’éloigna.

Entrons maintenant au château de Saulayes.

C’était une construction du seizième siècle qui avait conservé une certaine apparence féodale, bien qu’on eût abaissé les tours, comblé les fossés et supprimé un pont-levis.

La Révolution l’avait respecté, — bien que le marquis de Vernières, son possesseur alors, eût émigré et passé à l’armée de Condé.

Pendant les plus mauvais jours de 93, une bande d’Auxerrois s’était présentée un jour pour raser le château et y mettre le feu ; mais un ange l’avait protégé.

Cet ange, c’était une jeune fille, une orpheline de dix-neuf ans, mademoiselle Hélène de Vernières, qui était demeurée aux Saulayes sous la garde de Dieu et d’une vieille gouvernante.

Les carmagnoles et les bonnets rouges avaient reculé devant le regard et le front pur de la jeune fille.

Ils s’étaient retirés sans causer aucun dégât ; et, depuis lors, le château avait été respecté.

Or, maintenant, l’ange protecteur des Saulayes, mademoiselle de Vernières, avait changé son nom. Elle s’appelait madame Solérol et elle était la femme du chef de brigade de ce nom.

Ce mariage, accompli depuis bientôt trois ans, avait jeté le pays tout entier dans un étonnement voisin de la stupeur.

Henri de Vernières et mademoiselle Hélène étaient cousins-germains, et ils s’aimaient, au su et connu de toute la contrée.

Peut-être même cet amour de la jeune fille, qui était généralement adorée, avait-il sauvegardé Henri des orages révolutionnaires.

On l’avait respecté, lui et sa sœur, dans leur petit manoir des Roches, qui surplombait l’Yonne, à deux lieues du bourg de Châtel-Censoir.

Aussi, quand un matin on apprit que mademoiselle de Vernières renonçait à épouser son cousin, pour apporter sa main et sa fortune, qui était considérable, au chef de brigade Solérol, un officier de fortune, et qui ne devait son avancement militaire qu’à des circonstances mystérieuses, éprouva-t-on dans tout le pays environnant une surprise mêlée de consternation.

Le mariage s’était fait le premier thermidor, c’est-à-dire neuf jours avant la chute de Robespierre et du parti montagnard.

Henri de Vernières avait témoigné une douleur morne et résignée, une douleur sans éclat, — et cela contre toute attente encore, — car ce mariage devait ruiner toutes ses espérances de fortune.

Pourquoi et comment cette union s’était-elle accomplie ?

Voilà ce que nul ne savait d’Auxerre à Clamecy, et d’Avallon à Sens.

Tout ce qu’on avait appris, c’est que, un soir, après avoir passé la journée chez ses cousins au château des Roches, et fixé son mariage avec Henri aux premiers jours du mois de septembre prochain, mademoiselle de Vernières était rentrée aux Saulayes.

Là, elle avait trouvé un inconnu qui arrivait de Paris à franc étrier et lui avait remis une lettre,

Mademoiselle de Vernières était partie sur-le-champ, et, pendant un mois, on n’avait su ce qu’elle était devenue.

Au bout de ce temps, elle avait reparu aux Saulayes.

Seulement elle s’appelait madame Solérol et était accompagnée de son mari.

Le général en chef de brigade Solérol devait, disait-on, son avancement à Robespierre. Il avait servi dans l’armée du Rhin, en Vendée et en Bretagne.

À l’époque de son mariage, il commandait une brigade de l’armée de Paris.

C’était un homme de quarante-cinq ans, au visage sinistre, au regard empreint de méchanceté.

Fils d’un ancien tabellion de Coulanges, la Révolution l’avait trouvé clerc de procureur à Paris. À la chute de Robespierre, il était général. Trois années lui avaient suffi pour faire ainsi son chemin.

Le parti thermidorien l’avait mis de côté. On l’avait placé dans le cadre de réserve et invité à quitter Paris pour quelques jours.

Le chef de brigade avait obéi d’abord.

Il avait passé dix mois aux Saulayes. Puis, au bout de ce temps, il était reparti pour Paris, laissant sa jeune femme dans le château bourguignon.

Plus d’une année s’était écoulée depuis son départ.

Un jour même, le bruit de sa mort avait couru, et, dans le pays, ce bruit avait été accueilli avec une sorte de joie.

On avait cru un moment que la réaction thermidorienne l’avait enveloppé dans une de ses fournées de condamnés qu’on appelait la queue de Robespierre.

Mais un matin, le général reparut.

Il revint aux Saulayes, et de ce jour, Henri de Vernières cessa, ostensiblement du moins, de venir voir sa cousine.

Cependant, quelques personnes bien informées, des bûcherons comme Jacomet, des fermiers comme le père Brulé, savaient que Henri s’en allait souvent, la nuit, à travers les bois, des Roches aux Saulayes.

Et en effet, presque chaque nuit, le jeune homme accomplissait ce voyage.

Cependant le général était au château. On prétendait même qu’un soir, lui et Henri s’étaient rencontrés dans le parc.

Pourtant aucun éclat n’avait eu lieu, et on s’était salué de part et d’autre sans s’aborder.

Or, pour avoir la clef de tous ces mystères, il est nécessaire de pénétrer sur les pas de Henri dans le château des Saulayes.

Le général ou chef de brigade, — car c’était le mot usuel, alors, — habitait l’aile droite ; madame Solérol, l’aile gauche.

Cette dernière partie du château avait un escalier particulier qui descendait dans le parc et était fermé par une petite porte.

Ce fut vers cette porte que Henri se dirigea, et il tira de sa poche une clef qu’il mit dans la serrure, tout en levant les yeux vers cette fenêtre éclairée au second étage.

Une lampe était placée au bord de la fenêtre, et la persienne s’entr’ouvrit doucement.

Henri ouvrit alors la porte et entra.

L’escalier était plongé dans les ténèbres, mais le jeune homme était familier sans doute avec les êtres de la maison, car il monta lestement, étouffant le bruit de ses pas, et il ne s’arrêta qu’à la porte de cette pièce, où madame Solérol l’attendait sans doute.

C’était un petit boudoir dont les murs étaient couverts de portraits de famille qu’on avait enlevés au grand salon du château.

Jamais le chef de brigade n’y était entré.

Lorsque Henri arriva, madame Solérol était enveloppée dans un grand peignoir blanc et ses beaux cheveux noirs flottaient dénoués sur ses épaules.

— Ah ! dit-elle en jetant ses deux bras au cou du jeune homme, j’avais peur que vous ne vinssiez pas ce soir, Henri.

— Et pourquoi ?

— Il fait si mauvais…

— Vous savez bien que cela ne m’arrête jamais, chère Hélène, dit Henri qui déposa son fusil dans un coin et se laissa choir dans le fauteuil que la jeune femme lui roula au coin de la cheminée.

— Et pourtant, dit-elle, j’avais bien des choses à vous dire ce soir.

— Ah ! fit Henri.

— J’ai de bonnes nouvelles de Paris.

— Vraiment ?

— Oui, mon ami, dit Hélène, nos amis se remuent et travaillent à ramener la France à un autre régime. Le Directoire a renversé l’échafaud, mais, il faut qu’il cède la place à la monarchie restaurée.

— Hélène ! Hélène !… murmura Henri en secouant la tête, ne vous faites-vous pas bien des illusions ?

— Oh ! non, dit la jeune femme avec une sorte d’enthousiasme fiévreux, l’heure de la monarchie n’est pas loin… l’heure de ma délivrance, aussi…

Henri soupira :

— Ne vous abusez pas, Hélène, dit-il enfin.

— Non, mon ami, répondit-elle, mon mariage sera cassé.

— Oui, si le roi revient ; mais reviendra-t-il ?

— Oh ! vous manquez de foi, Henri, dit la femme avec tristesse.

— Pourquoi ?

— Mais parce que vous croyez à la durée de la République, vous ?

— Hélas ! je ne crois à rien, si ce n’est à la fatalité qui nous poursuit…

— Nous la dominerons, Henri, dit la jeune femme avec fierté.

Puis, après un silence, elle ajouta :

— Cadenet est ici.

Henri tressaillit.

— Cadenet est ici ? dit-il… mais où ? et depuis quand ?

— Depuis ce soir.

— Au château ?

— Non, il est à la ferme du Vieux-Moulin, à un quart de lieue d’ici.

— Comment le savez-vous ?

— Il m’a écrit, tenez…

Et la jeune femme tendit une lettre ouverte à son cousin.

Mais comme il s’approchait de la cheminée et s’y accoudait auprès d’un flambeau à deux branches pour y voir, Hélène l’arrêta.

— Chut ! dit-elle ; écoutez !

— Qu’est-ce ?… dit Henri prêtant l’oreille.

— C’est le général qui rentre. J’entends craquer ses pas sur la neige.

Hélène s’approcha de la croisée, souleva un coin des rideaux et jeta un regard furtif au dehors.

— D’où peut-il venir à cette heure ? demanda Henri. — Eh ! le sais-je ? répondit-elle. Depuis quatre ou cinq jours, il fait de fréquentes absences. Je crois qu’il conspire, lui aussi…

— Pour le roi ?

— Oh ! non, dit-elle avec dédain, pour la République rouge, lui, pour la guillotine !

Et il y eut dans son geste et dans son accent un poëme de mépris et de haine pour cet homme dont elle portait le nom.

— Ah ! il n’est pas seul, dit-elle encore.

— Quelqu’un l’accompagne ?

— Oui, deux hommes et deux hommes que je ne reconnais pas… bien qu’il fasse un clair de lune superbe.

— Ah !…

Cette dernière exclamation fut arrachée tout à coup à la jeune femme, non point par la vue du chef de brigade rentrant furtivement au château en compagnie de deux inconnus, mais bien par une clarté subite qui se fit à l’horizon.

— Qu’est-ce ? qu’avez-vous ? demanda Henri.

Henri laissa la lettre de Cadenet et s’approcha de la fenêtre.

Une lueur immense venait de se faire au-dessus du bois, la lueur rouge et sinistre d’un incendie ! était-ce une forêt qui brûlait ? était-ce une ferme ou une maison ?

Hélène de Vernières saisit vivement le bras de son cousin et lui dit d’une voix étranglée :

— C’est étrange ! mais j’ai remarqué que le chef de brigade était sorti le soir du château, chaque fois qu’un incendie avait jeté l’épouvante dans les pays environnants

À son tour, Henri jeta un cri :

— Oh ! je ne me trompe pas, dit-il, c’est la ferme de Brulé qui est en flammes !