Le Bal des victimes/Chapitre 06

VI

Revenons maintenant à la ferme où Brulé, le père de Bouquin, causait fort tranquillement avec M. Henri de Vernières et le capitaine Victor Bernier.

La mère Brulé était revenue s’asseoir au coin du feu, après avoir, disait-elle, porté la soupe à un pauvre.

Sulpice était sorti à son tour.

— Où vas-tu, mon gars ? lui avait dit son père étonné.

Sulpice ne s’était point déconcerté.

— La nuit dernière, répondit-il, une vache s’est détachée à l’étable et elle a couché dehors ; je vais voir si elle est tranquille ce soir.

Les gens de la ferme, pâtres, dindonniers, valets de charrue, étaient entrés l’un après l’autre et s’étaient assis autour de la table.

Henri, le capitaine et Brulé occupaient le haut bout.

Une servante, celle qui faisait le pain d’ordinaire et coulait la lessive, tournait la broche.

Brulé buvait à petites gorgées, mangeait lentement et causait en homme de sens.

— Voyez-vous, mes bons messieurs, disait-il, on a beau dire que la Révolution qui vient de passer a fait les hommes égaux, c’est de la bêtise, ça. Les hommes sont faits pour qu’il y ait des riches et des pauvres, des nobles et des paysans.

Henri sourit, sans répondre.

Brulé continua :

— Et vous, monsieur Henri, vous seriez peut-être un peu bien emprunté, quoique vous soyez vaillant à l’ouvrage, s’il vous fallait conduire la charrue ou rompre un morceau de pré.

— C’est fort possible ce que tu dis là.

— Donc, poursuivit le fermier qui était d’une logique rigoureuse, puisque Dieu fait bien ce qu’il fait, la Révolution a eu tort de vouloir le défaire. Et comme dans ce pays, nous étions des gens de bon sens pour la plupart, nous n’avons jamais accepté complètement la Révolution.

— Ah ! vraiment ? fut le capitaine Victor Bernier avec un peu d’ironie.

— Non, monsieur, dit Brulé.

— Cependant…

— Oh ! je sais ce que vous voulez dire, reprit le fermier ; on a guillotiné à Auxerre.

— Comme ailleurs.

— Mais nous sommes loin d’Auxerre d’une façon, dit Brulé, et bien qu’il n’y ait que six lieues à travers bois.

— Comment cela ?

— Voyez-vous, mon officier, continua Brulé, dans ce pays-ci nous touchons quasiment au Morvan. D’aucuns prétendent même que nous sommes Morvandiaux.

— Eh bien ?

— Qui dit Morvandiau dit un honnête homme. Nous n’avons qu’un défaut, nous sommes braconniers.

— Ah ! vous en convenez ?

— Pardieu ! fit naïvement Brulé. Ce qui ne nous convenait pas, du temps du roi, c’était de ne pouvoir tuer un lièvre, un chevreuil ou un sanglier sans courir le risque d’aller en prison. Alors, dam ! quand ou a dit qu’il n’y avait plus de nobles, et lorsque les nobles ont pris la fuite, les paysans ne se sont pas privé de mettre le gibier à sac et de tout exterminer.

D’ailleurs, comme on guillotinait à Auxerre, les nobles étaient partis.

Mais on ne leur aurait pas fait de mal, allez !

— Peuh ! qui sait ? fit le capitaine.

— Voyez M. Henri, plutôt… continua Brulé. Il est resté ici tout le temps, lui et personne n’a songé à le dénoncer.

— Cela est vrai, dit Henri, je dois avouer que les gens de ce pays se sont montrés peu enthousiastes de la Révolution.

— Moi, dit Brulé, je sais bien une chose, c’est que nous avons tous eu un regret.

— Lequel ? demanda le capitaine.

— C’est que M. Henri n’ait pas épousé sa cousine mademoiselle Hélène.

— Tais-toi, dit brusquement Henri.

Et il passa la main sur son front comme pour en chasser un pénible souvenir.

Sulpice rentra tandis qu’on causait.

Le valet de charrue et les gens de la ferme s’étaient levés un à un, leur souper fini, et souhaitant le bonsoir au maître, s’en étaient allés se coucher.

— Allez, mes enfants, leur avait dit le père Brulé d’un ton paternel, allez vous reposer et demain soyons de bonne heure à l’ouvrage : nous battrons du blé en grange, puisque la neige nous empêche d’aller aux champs.

— Eh bien ! et ta vache ? dit-il à Sulpice en le voyant entrer et venir se rasseoir à table.

— Elle est sur la litière et n’a pas bougé, répondit Sulpice un peu troublé.

La mère Brulé ne tenait pas en place. Elle mangea peu, et comme le fermier demeurait volontiers à table, elle dit à son mari :

— Maître, je vais aller préparer les chambres de ces messieurs, là-bas, dans le corps du bâtiment aux fourrages.

— Ah çà, fit le capitaine, est-ce que décidément nous couchons ici ?

Henri sortit sur le seuil de la porte :

— Il le faut bien, dit-il ; voici la neige qui recommence à tomber. Nous nous en irons demain matin.

— Ta sœur ne sera pas inquiète ?

— Nullement ; elle est habituée à de semblables absences.

Le bâtiment des fourrages, comme disait la mère Brulé, était justement celui où elle avait caché sa fille.

Les étables étaient d’un côté, les granges de l’autre ; au-dessus, entre les greniers à foin, on avait ménagé trois chambres, dont deux étaient contiguës et se commandaient.

Ces deux dernières étaient les chambres dites de réserve.

On les donnait au nouveau propriétaire, quand il venait visiter sa ferme, comme on les avait données à l’ancien, c’est-à-dire à M. le marquis de Vernières, l’oncle du comte Henri, qui s’était fait tuer à l’armée de Condé.

Ce fut pour aller faire les lits d’Henri et du capitaine que la mère Brulé sortit, après avoir pris des draps dans un grand bahut de frêne, et prié Sulpice de se munir d’une lanterne pour l’éclairer.

En traversant la cour, la fermière se pencha à l’oreille de son fils :

— Seigneur-Dieu ! lui dit-elle, je suis à la mort de penser que M. Henri va coucher ici.

— Mais pourquoi donc ça, mère ? demanda Sulpice naïvement.

— Parce que Lucrèce le verra ou l’entendra.

Le bon Sulpice hocha la tête :

— Ah ! dit-il, j’ai dans l’idée que la pauvre sœur ne pense plus à M. Henri.

— Tu crois ?

— Hélas ! soupira le fils Brulé, je crois qu’elle a eu d’autres malheurs depuis ce temps.

— Eh bien, fit la mère Brulé, si c’est comme ça, nous la consolerons de notre mieux… nous verrons… tout se passe, à la fin des fins…

Comme ils atteignaient le petit escalier qui grimpait dans le bâtiment des fourrages et conduisait aux trois chambres, la mère Brulé ajouta :

— Pourvu que ton père n’ait pas l’idée d’accompagner ces messieurs.

— Qu’est-ce que ça fait, mère ?

— Et d’entrer dans la chambre où est Lucrèce ?

Sulpice frissonna.

— Oh ! dit-il, j’ai peur qu’il ne la tue.

— Non, non, dit la mère Brulé avec force, il me tuera auparavant… n’aie pas peur.

Ils entrèrent à bas bruit dans la chambre où ils avaient laissé Lucrèce.

La pauvre mendiante, enveloppée dans les couvertures du lit, commençait à se réchauffer. Elle regarda sa mère et son frère avec un doux et triste sourire.

— Ah ! dit-elle, c’est bon d’être ici !

La mère Brulé lui prit la tête à deux mains et la couvrit de baisers.

— Mais, ma pauvre enfant, dit-elle, faut te méfier de la colère de ton père. Tu sais combien il est violent…

— Oh ! oui, dit Lucrèce avec un mouvement d’effroi subit.

— Je le préparerai à te revoir. Mais, ce soir, il est un peu allumé, ajouta Sulpice.

— Ah ! dit la jeune femme…

— Oui, se hâta de dire la mère Brulé, il a soupé en compagnie…

— Il y a du monde à la ferme ?

— Oui… des officiers… des chasseurs…

— Est-ce que M. Henri est avec eux ? demanda Lucrèce.

À cette question, la mère Brulé devint pâle comme une morte.

Mais Lucrèce se prit à sourire.

— Oh ! dit-elle, n’ayez pas peur… ce n’est pas pour lui… que je souffre !…

La mère Brulé eut un cri de joie :

— Eh bien ! tant mieux, dit-elle, et si tu souffres d’ailleurs, nous prierons tant et tant le bon Dieu qu’il te guérira !

— Pauvre mère, dit Lucrèce, qui rendit à la mère Brulé caresses pour caresses.

— Es-tu un peu réchauffée, mon enfant ? demanda la fermière.

— Oui, mère.

— As-tu pu manger ?

— Oui… et je n’ai plus faim… mais j’ai bien besoin de dormir, allez !… je suis si lasse !

— Eh bien ! dit la fermière, dors, ma fille chérie, et quelque bruit que tu entendes, ne sors pas… J’ai si peur de la colère de ton père !…

Sulpice et la mère Brulé bordèrent Lucrèce dans son lit, entassèrent des couvertures sur ses pieds, l’embrassèrent tendrement et sortirent.

— Mais que dira le Bouquin quand il viendra se coucher ? observa la mère Brulé, car c’est sa chambre où nous avons mis Lucrèce.

Sulpice répondit :

— N’ayez crainte, mère. Le Bouquin ne passe jamais la nuit à la ferme. Il s’en va tendre ses collets jusqu’au matin. Quand il rentrera, je serai levé… et je l’empêcherai bien de monter.

— Ah ! c’est que, dit la mère Brulé avec conviction, il vendrait sa sœur tout de suite… Il est si méchant, cet enfant.

— Oui, dit Sulpice, mais j’ai le poignet solide, allez !

La mère Brulé et Sulpice préparèrent en hâte les deux chambres.

On alluma du feu dans la première, et ce fut là qu’on dressa le lit du capitaine. La seconde, qui n’avait point de cheminée, fut réservée à M. Henri.

Un mot de la mère Brulé expliqua ce choix à Sulpice.

— Ce monsieur, qui vient de Paris, est frileux, sans doute, dit-elle, tandis que M. Henri est un enfant du pays. Il ne craint rien… pi le chaud, ni le froid… ni la pluie, ni la neige, et il ne nous en voudra pas d’avoir fait honneur à son ami.

Quand ce fut prêt, la mère et le fils redescendirent.