Le Bal des victimes/Chapitre 05

V

Rétrogradons maintenant d’une heure, et suivons le Bouquin que nous avons vu se glisser d’abord à travers les broussailles, puis atteindre l’orifice de cet espèce de terrier appelé Trou à renards.

Le fils du père Brulé s’y était engagé bravement et sans aucune hésitation, rampant sur les mains et les genoux tout d’abord.

Il avança ainsi l’espace de quinze ou vingt mètres, puis un rayon de clarté rouge frappa son visage.

En même temps le terrier s’élargit, s’agrandit, et le Bouquin se trouva à l’entrée d’une sorte de grotte de sept ou huit pieds de circonférence sur trois de hauteur. Une lanterne était posée au milieu.

Trois hommes étaient accroupis autour de cette lanterne.

Ces trois hommes avaient le visage barbouillé de suie, ce qui les rendait méconnaissables, et leurs habits étaient ceux des paysans de la contrée, le bourgeron bleu, la casquette de peau de renard ou de chèvre, et le pantalon de cadis roux.

Un fusil était posé à terre auprès de chacun d’eux. Un peu avant l’arrivée inattendue du Bouquin, celui qui paraissait être le chef disait :

— Il faut nous tenir tranquilles pendant un bout de temps ; le gouvernement se donne du mal pour nous pincer.

— Est-ce que vous avez peur, père Tison ? demanda le second.

— Peur ? Oh ! non… Et puis, on nous paie si bien pour faire le métier, sans compter les aubaines du brûlage, que nous aurions mauvaise grâce à bouder l’ouvrage ; mais, faut être prudent, mes enfants… c’est essentiel… je sais bien, aussi vrai que Tison est mon nom de guerre, le nom des amis, que ma réputation est bonne… et que ce n’est pas à moi qu’on songera… Mais enfin, il ne faut qu’un moment… et vous savez, nous serions gerbés roide, ce qui veut dire guillotinés.

— Dieu merci ! nous n’y sommes pas encore.

— J’ai mes instructions nouvelles… D’abord on m’avait dit de respecter les vieux nobles.

— Oh ! dit le troisième visage noirci, silencieux jusque-là, nous avons fait la chose en conscience. Jusqu’à présent on n’a brûlé que les bourgeois, les parvenus.

— Eh bien ! voici qu’il paraît, reprit celui qui s’était donné le nom de Tison, voici qu’il paraît qu’on s’en est aperçu dans le gouvernement, et qu’on s’imagine que c’est les royalistes qui mettent le feu pour dégoûter la France du régime républicain.

— Ah ! ils disent ça, ? fit le deuxième visage noirci.

— Oui, la Bourée, répliqua Tison.

La Bourée était encore un joli nom.

On appelle une bourée, un assemblage de gros et de petits bois formant fagot.

— Alors, dit le troisième, qui se nommait la Bise, un joli nom encore, faut brûler les nobles, maintenant ?

— Pas tous. Quelques-uns…

— Qui donc brûler par ici ?

— J’ai fait mon choix.

— Ah !

— Nous brûlerons le château des Roches.

— Le château de M. Henri.

— Pourquoi pas ? D’abord je lui en veux, moi ! dit le Tison d’un ton qui ne souffrait pas de réplique.

— Et après ?

— Après, dit froidement le chef, nous mettrons le feu aux Saulayes… C’est un bon château… il flambera comme un fagot d’épines.

Ce fut en ce moment que le cri d’oiseau de nuit du Bouquin se fit entendre.

Le Tison bondit et sauta sur son fusil.

Ses deux compagnons l’imitèrent.

— C’est le Bouquin, dit Tison. Mais pourquoi vient-il ? pour sûr il y a du nouveau.

Et Tison répondit au houhoulement du Bouquin.

Cinq minutes après, l’affreux gamin fit son apparition parmi les incendiaires.

Le Bouquin avait la mine bouleversée, les mains et les pieds en sang.

— Je crois qu’on veut nous pincer, dit-il.

— D’où viens-tu ? demanda Tison.

— Oh ! c’est une histoire, allez !

— Souffle, dit impérieusement l’incendiaire, et puis, parle vite !

Le gamin respira quatre ou cinq fois coup sur coup, reprit haleine et poursuivit :

— Voici la chose : je filais dans l’allée des Dines, au Valpoiseaux, mon fagot sur la tête, et mes collets sur mon fagot. Voilà qu’on me siffle, et je reconnais Jacomet.

— Oh ! le brigand ! murmura Tison, en v’là un dont je me méfie, depuis l’affaire de la Fringale… je jurerais quasiment qu’il m’a reconnu… Aussi, qu’il vienne à me passer un soir d’affût, à trente pas dans le bois, et je lui ferai son affaire. Continue, petiot.

— Jacomet, reprit l’enfant, était avec deux bourgeois, M. Henri et un officier.

— Où allaient-ils ?

— À la Ravaudière, donc ! M. Henri veut avoir son loup.

— C’est bon ! on lui rendra son loup, ce n’est pas une affaire…

— Tiens ! on donne quinze francs… à Auxerre.

Tison haussa les épaules.

— Après… après ? fit-il avec impatience.

— V’là Jacomet qui me propose de conduire ces messieurs à la Ravaudière. On me promet trente sous… ça me va ! Jacomet s’en retourne et nous v’là partis… mais l’officier, c’est un capitaine, je crois, m’avait tapé dans l’œil, il me chiffonnait… Je l’ai fait jaser… Il marque mal, comme disent les gendarmes… Quand nous avons été au bord du bois, en vue de la Ravaudière, je leur ai dit : « Le chemin est tout droit, voilà la ferme, bonsoir. »

— Je suis rentré dans le fourré et je me suis collé à plat ventre. Ça fait que je les ai entendus causer.

— Et qu’ont-ils dit ?

— Le capitaine a dit : « Je ne fais pas la chasse aux braconniers, mais aux incendiaires. »

Tison jeta un cri.

— Ah ! la canaille ! dit-il, je sais qui c’est…

— Tiens ! vous le connaissez ?

— Non, mais on m’a prévenu.

Les deux hommes noircis et le Bouquin regardèrent le chef avec curiosité.

— Faut plus faire de bêtises, faut jouer serré, maintenant, dit Tison. On ne m’avait point trompé en me disant que le gouvernement avait envoyé par ici un officier qui est chargé de nous exterminer, et qui a le pouvoir de tout faire, même de changer le préfet. — Et tu dis qu’il est avec M. Henri ?

— Oui.

— Eh bien ! fit Tison d’un air ironique, je comprends pourquoi, maintenant, on songe à brûler le château des Roches.

— Pourquoi donc ça ? demanda naïvement Bouquin.

— Mais, imbécile, dit Tison ; parce que M. Henri loge l’officier…

— Ah ! c’est juste…

— Et les chefs l’ont su ?

— Mais un moment, dit l’incendiaire qu’on appelait la Bourée de son nom de guerre, il y a quelque chose qui me chiffonne…

— Quoi ?

— Pour qui travaillons-nous ?

— Pour nous, donc !

— C’est-à-dire que nous profitons du brûlage, et qu’on nous abandonne le butin.

— Tu vois donc bien, dit Tison qui prit un air naïf, tu vois donc bien que nous travaillons pour nous.

— Oui, mais on nous paye.

— Sans doute.

— Alors, ce n’est pas seulement pour nous, observa la Bise à son tour.

— Eh bien ! nous travaillons pour ceux qui nous payent.

— Voilà justement, reprit la Bourée, ce que je veux savoir.

— Tu veux savoir qui nous paye ?

— Oui.

— Mon gars, dit Tison, je commence par te faire observer que, lorsque je t’ai enrôlé, tu ne m’en as pas demandé si long, ni toi, ni tes camarades.

— Oui, mais je veux savoir, maintenant.

— Et pourquoi cela ?

— Mais parce que cela m’embête de risquer ma peau tous les jours.

— Et quand tu saurais pour qui tu la risques, la risquerais-tu moins ?

— Non, mais…

Tison eut un mauvais regard.

— Si tu veux ne plus marcher avec nous, tu es libre de te retirer.

— Je n’ai pas dit cela.

— Seulement, tu dois te souvenir de Bertrand, notre camarade qui était parti un matin à travers bois pour aller nous vendre à Auxerre.

— Eh bien ?

— Il n’est jamais arrivé à Auxerre. Il a été arrêté… par une balle.

— Oh ! fit la Bourée, qui se radoucit tout à coup, vous avez un mauvais caractère, père Tison. Je ne veux pas abandonner les camarades… Seulement, je voudrais savoir qui nous paye.

— Des gens de Paris.

— Mais encore ?

— Et, dit Tison dont l’accent parut sincère à ses compagnons, s’il faut vous parler vrai, je ne les connais pas.

Ces mots arrachèrent une exclamation de surprise aux compagnons de Tison.

— Vrai, répondit celui-ci, je ne les connais pas, et depuis un an tout à l’heure que je travaille pour eux, et que j’ai organisé notre bande, je n’en ai vu qu’un seul.

— Mais vous l’avez vu ?

— Oui et non.

— C’est drôle, fit Bouquin.

— Il avait un capuchon rouge sur le visage, et je n’ai aperçu que ses yeux qui brillaient comme des tisons.

— Mais, enfin, c’est lui qui vous donne des ordres…

— Oui.

— Toutes les semaines ?

— À peu près.

— Et il a toujours la tête couverte d’un capuchon ?

— Les jours où je le vois. Car, ajouta Tison, je ne le vois pas toujours.

— Comment cela ?

— Il y a des semaines où je reçois mes instructions par écrit.

— Mais qui vous les porte ?

— Oh ! soyez tranquilles, dit Tison en riant, ce n’est point le postillon des lettres.

— Qui donc alors ?

— Le chef et moi, nous avons une boîte, et c’est là que nous allons, chacun à notre tour.

— Et cette boîte ?

— C’est le creux d’un chêne, au milieu des bois. Je fais mes rapports et je les dépose dans le creux. Le lendemain je reviens, mon rapport n’y est plus, mais il y a des instructions nouvelles. Ainsi, hier, j’ai trouvé l’ordre de brûler le château des Roches.

— Et quand cela ?

— Voilà ce que je ne sais pas… mais que je saurai bientôt.

— Ah ! fit la Bourée.

— Je ne vous ai réunis, ce soir, que pour vous avertir de vous tenir prêts.

— C’est bon ! dit la Bise. On le saura d’autant mieux qu’il doit y avoir du butin aux Roches.

— Tu crois ? fit Tison.

— De la vaisselle d’argent, du linge et des écus.

M. Henri n’est pas bien riche pourtant…

— Oh ! répondit la Bourée, c’est pour sauver sa tête, il y a trois ans, qu’il a fait courir le bruit qu’il était ruiné.

— Enfin… on verra…

Comme Tison prononçait ces derniers mots, les incendiaires et lui sautèrent sur leurs fusils.

Un houhoulement, semblable à celui du Bouquin, venait de se faire entendre.

— Nous n’attendons pourtant personne ? s’écria la Bise.

— Nous sommes pincés par les gendarmes, exclama la Bourée.

Mais le houhoulement se prolongea et fut modulé d’une certaine façon particulière.

— C’est le chef ! dit Tison, dont le visage, un moment bouleversé, se rasséréna.

— De chef ?

— Oui, celui qui me donne des ordres… Restez là, vous autres… Que personne ne bouge avant mon retour… Reste là, Bouquin !

Et prenant son fusil, Tison s’élança hors du terrier.

Au bout de cinq minutes, Tison eut revu le ciel, — c’est-à-dire qu’il sortit du Trou à renards et se montra au travers des broussailles.

À trois pas de l’orifice du terrier, un homme se tenait debout et immobile.

— Est-ce vous, maître ? dit Tison.

L’homme fit un signe affirmatif.

Tison s’approcha.

Cet homme était enveloppé dans un grand manteau, avait sur la tête un chapeau à larges bords, et sous le chapeau le capuchon rouge dont avait parlé Tison.

Il prit Tison par le bras et l’entraîna dans le fourré.

— Tes hommes sont là-bas ? lui dit-il.

— Oui, maître. M’apportez-vous l’heure du rendez-vous ?

— Oui.

— Et cette heure ?

— Cette nuit. — Il y a loin d’ici aux Roches.

— Aussi n’est-ce point les Roches que tu brûleras.

— Quelle ferme, quel château, quelle maison avez-vous donc condamnée ?

— C’est ce que tu sauras cette nuit.

— Mais… où ?…

— Tu vas donner rendez-vous à tes hommes dans le bois qui touche à la ferme.

— Pour quelle heure ?

— Pour dix heures du soir.

— Et puis ?

— Et puis, tu m’attendras…

— Comment, fit Tison, vous viendrez… vous.

— Moi, et nul ne trouvera cela extraordinaire… pas même toi…

— Oh ! c’est étrange ! murmura Tison ; il me semble pourtant que je vous connais…

L’inconnu ricana sous son capuchon.

— J’ai entendu votre voix… quelque part… Seulement en passant par ce masque que vous avez sur le visage, elle perd son timbre ordinaire sans doute.

— C’est possible, dit l’homme au capuchon.

— Et voilà, continua Tison, que je suis comme mes camarades, à présent.

— Ah !

— Je voudrais savoir qui me paye pour brûler…

— Prends garde ! dit l’inconnu.

— À quoi donc, maître ?

— Tu risques ta tête en brûlant, c’est vrai ; Mais tu ne risques que ta tête…

— Que puis-je risquer de plus ?

— La vie de tous les tiens.

Tison tressaillit.

— Car, si tu me trahissais…

— Oh ! pas de danger dit Tison.

— Tu veux donc savoir qui je suis ?

— Il me semble que si je le savais, je vous servirais mieux…

— Eh bien ! dit l’inconnu, sois satisfait…

Et il souleva son capuchon.

La lune brillait à travers les branches des arbres.

Un de ses rayons éclaira le visage que l’inconnu venait de découvrir.

Soudain Tison recula stupéfait, l’œil hagard, les cheveux hérissés.

— Vous ! vous ! dit-il d’une voix étranglée.

— Moi ! dit l’inconnu froidement.

Et laissant retomber son capuchon, il ajouta : — Maintenant je puis te donner mes instructions tout de suite.