Le Bal des victimes/Chapitre 04

IV

Cinq minutes après, le père Brulé entra.

C’était un homme de quarante-huit à cinquante ans à peine, quoiqu’il eût la barbe et les cheveux blancs.

Il avait une physionomie ouverte et souriante, éclairée par de grands yeux bleus, les lèvres charnues, le cou dégagé.

De taille moyenne, plutôt maigre que gras, il avait les épaules larges et paraissait robuste.

Cet homme, qui, à en croire les terreurs de la mère Brulé et de son fils Sulpice, était un tyran domestique et exerçait chez lui une autorité sans bornes, avait pour justifier l’opinion du comte Henri, l’air du meilleur homme du monde.

— Ah ! monsieur le comte, dit-il en allant droit à Henri, sa casquette à la main, vous n’allez pas me faire l’injure, j’imagine, de croire que j’aie voulu vous voler votre loup ? Une femme qui ramassait du bois m’a dit que c’était vous qui l’aviez tiré… Je l’ai chargé sur mon mulet, et s’il n’avait pas été presque nuit, je vous l’aurais envoyé ce soir… mais j’avais de l’argent à compter au métayer du Monestier, et voilà ce qui m’a retardé. Du reste, demain, à la première heure, le loup aurait été chez vous… C’est une belle bête, allez ! et qui vous fera un tapis un peu soigné ; regardez plutôt.

Sulpice entrait en ce moment, portant l’animal sur ses épaules.

C’était un loup de la plus grande taille, au poil zébré de fauve et de noir, avec l’extrémité des oreilles et la queue d’un pelage gris-cendré.

— Oh ! la belle bête ! dit le comte, lorsque Sulpice l’eut étendu sur le sol de la cuisine.

— Et il n’est pas gâté, dit le fermier, votre balle est entrée au défaut de l’épaule, la peau est intacte… et nous sommes en hiver… le moment où les peaux sont bonnes…

Le capitaine, tandis que Brulé parlait, l’examinait avec attention.

— C’est singulier, pensait-il, cet homme n’a pas du tout la physionomie d’un scélérat.

Henri se prit à sourire.

— Dites donc, père Brulé, dit-il, savez-vous que votre gringalet de fils n’a pas les mêmes idées que vous touchant le bien d’autrui ? Il a prétendu tout à l’heure que, s’il était à votre place, il ne rendrait pas le loup.

Le père Brulé haussa les épaules.

— Vous l’avez donc rencontré, ce petit bandit ?… demanda-t-il avec tristesse.

— Il y a une demi-heure… il nous a montré le chemin de la ferme. Et puis, il nous a quittés au bord du bois et a eu l’effronterie de nous dire qu’il allait tendre des collets…

— Le petit misérable ! Ah ! monsieur le comte, soupira Brulé, cet enfant fait notre désespoir, à sa mère et à moi.

— De quoi ! dit une voix moqueuse au seuil de la cuisine.

On se retourna et l’on vit le Bouquin qui entrait, un bâton sur son épaule et au bout de ce bâton une grappe de lapins.

— Ah ! petit drôle ! s’écria le père Brulé en enflant sa voix, diras-tu encore que tu ne braconnes pas ?

Et il lui arracha le bâton, jeta les lapins à terre, puis, faisant tournoyer le bâton, il lui en appliqua deux coups entre les épaules.

— Tiens, méchante gale ! dit-il, tiens, polisson !

L’enfant geignit un peu, mais il ne perdit rien de son insolence.

— C’est-y malheureux, dit-il, d’avoir des parents si bêtes que ça.

Et il se sauva, recommençant sa chanson :

Des gendarmes, le capitaine…

— Mes bons messieurs, murmura Brulé d’une voix émue, voilà bien longtemps que je me demande s’il n’y aurait pas moyen de corriger cet enfant, qui finira par tourner à mal. Je l’ai battu, puis je l’ai pris par le raisonnement… rien n’y fait. Il est perverti.

— Faites-le enfermer dans une maison de correction, ça le corrigera peut-être.

La mère Brulé avait étalé une belle nappe blanche sur le haut bout de la table, puis elle avait placé dessus des assiettes de faïence, des timbales et des couverts d’argent qu’elle avait retirés d’un bahut.

— Je vais chercher un canard, dit-elle.

Et elle sortit juste au moment où les garçons de ferme, le pâtre, le dindonnier et le Bouquin rentraient.

Le poulailler, à la Ravaudière, était, comme dans bien des fermes, séparé des bâtiments.

Il était situé en dehors de la cour, à l’extrémité du potager, au bord d’une mare.

Construit en planches de peuplier et couvert de chaume, il était divisé en trois compartiments, — le premier réservé aux poules ; le second aux oies, le troisième aux canards.

Les dindons avaient, dans la ferme, une étable particulière.

Le plus court chemin pour y arriver était de traverser le potager.

Le potager était entouré d’une haie vive du côté des champs, et bordait à l’ouest, le chemin forestier qui vient de Courson et se dirige sur Fouronne.

En plus d’un endroit, cette haie avait des brèches.

Les gens de la ferme, peu respectueux pour les clôtures, ne se gênaient point, afin d’éviter un détour, de franchir la haie aux endroits où elle était le moins touffue.

Petit à petit, ils avaient ouvert des brèches, où un homme passait à l’aise et sans se déchirer.

La mère Brulé, qui s’était munie d’une lanterne, traversa donc le potager et se rendit au poulailler.

Dans les temps doux, et quand la mare n’était point glacée, on laissait la clôture des canards ouverte.

Mais, en ce moment, et comme depuis plusieurs jours, la mare était prise, on fermait la porte à claire-voie avec un lien de paille.

La mère Brulé entra. La lumière fit crier les canards, qui dormaient sur le ventre, la tête sous leur aile ; puis, avisant le plus jeune et le plus dodu de la troupe, elle s’en empara, malgré les cris d’angoisse du pauvre volatile.

Cette expédition nocturne inaccoutumée jeta quelque désordre et souleva quelque tapage parmi les palmipèdes ; puis, la lanterne disparue et la porte refermée, tout rentra dans le silence.

Le pauvre animal que la ménagère emportait continua seul à crier…

Tout à coup, la mère Brulé s’arrêta inquiète…

Elle avait entendu marcher derrière elle.

Puis elle se retourna, et soudain sa lanterne lui échappa des mains.

Mais elle ne poussa pas un cri, — elle ne fit pas un geste.

Elle demeura comme pétrifiée, la gorge sèche, les yeux ouverts et fixes, comme si quelque épouvantable apparition eût surgi devant elle.

Elle se trouvait face à face avec une mendiante.

Une pauvre fille, hâve et pâle, marchant nu-pieds et couverte de haillons…

Cette créature fit deux pas encore, en chancelant et comme brisée par une indicible émotion ; puis elle se mit à genoux et murmura un seul mot :

— Ma mère !

La mère Brulé jeta alors un cri, un cri suprême de joie, d’angoisse, de terreur tout à la fois.

Puis elle ouvrit ses bras et prit sa fille à bras-le-corps, l’étreignant comme si elle eût craint qu’on ne vînt encore la lui reprendre.

— Ah ! dit-elle d’une voix sourde, tu ne t’en iras plus maintenant.

Et farouche en sa joie, elle oublia le monde entier, elle oublia même cet homme terrible qui avait juré de tuer sa fille si jamais elle revenait…

Elle l’avait enlacée, elle appuyait ses lèvres arides sur le front et les yeux de la jeune fille, elle la couvrait de ses larmes.

— Ah ! ma mère, murmura Lucrèce sanglotant, me pardonnerez-vous jamais… savez-vous que je viens de Paris… à pied… mendiant mon pain… Ah ! quand j’ai senti que j’allais mourir, j’ai voulu vous revoir…

— Mourir ! mourir ! s’écria la pauvre mère affolée, toi mourir !… mais le bon Dieu ne serait plus le bon Dieu s’il permettait cela… Mourir ! mourir… répéta-t-elle en délire.

Et elle prit sa fille dans ses bras et l’emporta vers la ferme.

Mais au moment où elle allait franchir le seuil de la cour, elle s’arrêta comme épouvantée…

Et certes elle ne craignait point, en ce moment, la colère de son mari… N’était-elle pas là pour défendre sa fille, pour la couvrir de son corps ? Non, elle ne songea qu’à une chose, c’était que M. Henri était là !M. Henri était la cause des malheurs de sa fille, M. Henri dont la vue peut-être suffirait à la tuer.

Dieu donne du courage et d’héroïques inspirations aux mères ; elle reprit sa fille dans ses bras et la porta vers le bâtiment aux récoltes, là où le père Brulé avait fait faire deux belles chambres de réserve.

À côté de ces chambres, il y en avait une autre dans laquelle couchait le Bouquin, commis la nuit à la garde de ce corps de logis.

Ce fut là que la mère Brulé porta sa fille, et elle la déposa doucement sur le lit en lui disant :

— Il faut bien que je prépare ton père à ton retour… ça pourrait le tuer…

Lucrèce Brulé, la pauvre mendiante, était docile comme un enfant ; elle versait des larmes silencieuses en regardait sa mère et la couvrait de baisers à son tour.

La mère Brulé lui donna un dernier, un suprême baiser, puis elle s’enfuit en lui disant :

— Je vais t’envoyer Sulpice.

Elle redescendit dans la cour, haletante, le front baigné de sueur, son pauvre cœur tressautant dans sa poitrine ; elle alla jusqu’à la porte de la cuisine, et cria :

— Sulpice ? Sulpice ? j’ai laissé éteindre ma lanterne… viens avec moi…

La mère Brulé lui sauta au cou et lui dit d’une voix mourante :

— Soutiens-moi… je n’ai plus de force, je crois que je vais passer… Elle est là !… elle… ma fille… notre Lucrèce… elle est revenue… Ne crie pas !… ton père est là…

Le bon Sulpice faillit tomber à la renverse ; mais sa mère lui rendit ses forces et sa présence d’esprit en lui disant :

— Je l’ai cachée dans la chambre de Bouquin… Cours-y, allume du feu… elle est transie… Pauvre petite ! elle est pâle comme une morte… Et surtout ne lui parle point de M. Henri… un rien la tuerait…

Sulpice s’élança vers le bâtiment aux grains.

La mère Brulé à qui le vague danger que courait sa fille avait rendu une énergie sans égale, eut le courage de retourner dans le potager, d’y ramasser sa lanterne et de retourner chercher un second canard, car l’autre lui avait échappé.

Puis elle revint, sa lanterne éteinte, et elle fut assez maîtresse d’elle-même pour rentrer dans la cuisine calme et les yeux secs.

On s’était mis à table pendant son absence.

Une fille de la ferme trempait la soupe au lard.

La mère Brulé prit une écuelle, l’emplit de soupe et l’emporta.

— Où vas-tu donc, femme ? demanda maître Brulé en la voyant sortir son écuelle à la main.

— Je porte ça à une pauvre femme qui a passé par ici tout à l’heure ayant bien froid et bien faim, et qui m’a demandé à se réchauffer un peu dans l’étable aux vaches.

Le père Brulé tenait à justifier sa réputation de meilleur homme du monde.

— Tu as raison, femme, dit-il avec bonhomie, faut toujours faire le bien, quand on peut.

Et comme elle franchissait le pas de la porte, il ajouta :

Amène-la donc ici, cette pauvre femme, elle se chauffera au feu tout à son aise.

— Oh ! non, répondit la veuve Brulé, elle n’a pas voulu tout à l’heure… elle est honteuse.

Quand elle fut partie, le père Brulé regarda ses hôtes.

— Tenez, mes bons messieurs, dit-il, c’est tout de même bien dangereux de loger des vagabonds par le temps d’incendie qui court.

La semaine dernière encore, il y a eu une ferme qui a brûlé à deux lieues d’ici et, justement la veille on y avait fait coucher un mendiant.

— Vraiment, dit le capitaine, toutes ces histoires d’incendie sont donc vraies ?

— Hélas ! oui, monsieur.

— Et la malveillance s’en mêle ?

— Ce n’est que ça, mon bon monsieur, et nous sommes tous consternés dans le pays, car si c’est aujourd’hui le tour des uns, demain ce sera le tour des autres.

— Mais enfin, dit le capitaine, qui soupçonne-t-on ?

— On ne sait pas… Chacun dit la sienne, d’aucuns prétendent qu’il y a de la politique là-dessous ; d’autres disent que c’est des bandes de pillards… Est-ce qu’on sait ? Ah ! murmura le père Brulé en manière de péroraison, je ne suis malheureusement qu’un pauvre homme, mais si j’étais le gouvernement, je voudrais en avoir le cœur net.

— Il paraît, dit un garçon de ferme, qu’il y a des gens qui, pour une somme qu’on paye tous les ans…

— Ah ! oui, des compagnies d’assurances… c’est connu… mais je ne m’y fierais pas.

— Comment ! dit le capitaine, qui continuait à regarder le père Brulé avec ténacité, votre ferme n’est point assurée ?

— Non, monsieur.

— Ni votre bétail, ni vos récoltes ?

— Rien.

— C’est un tort, il faut vous assurer… si vous veniez à être brûlé, on vous indemniserait…

— Ça se peut bien tout de même, répondit le fermier de ce ton sceptique naturel aux paysans.

Le Bouquin, qui avait avalé son écuellée de soupe, prit la parole à son tour.

— C’est égal, dit-il, c’est rudement beau un incendie ! j’ai vu flamber la Fringale ! c’était comme le jour de la Saint-Jean.

Et l’œil de Bouquin étincelait ; et le capitaine se reprit à le regarder attentivement.