Le Bal des victimes/Chapitre 03

III

Tandis que Bouquin se dirigeait vers le Trou à Renards, au travers des broussailles, tandis que M. Henri de Vernières et son ami le capitaine Victor Bernier s’acheminaient vers la Ravaudière, la mère Brulé et son fils Sulpice étaient seuls dans la cuisine de la ferme. Sulpice était assis devant le feu qui flambait joyeusement, et il fumait silencieusement sa pipe.

La mère Brulé rangeait le vaisselier et disposait sur une longue table de chêne les assiettes de terre rouge et les cuillers d’étain destinées au souper des gens de la ferme qui allaient bientôt venir.

Les garçons de charrue faisaient la litière à leurs chevaux, le pâtre tirait de l’eau au puits creusé dans la cour.

Le dindonnier dormait dans l’étable. On attendait, pour souper, le père Brulé qui était allé au marché de Mailly-le-Château, et Bouquin qui vagabondait on ne savait où.

La mère Brulé accomplissait sa besogne accoutumée, en soupirant.

C’était une femme qui n’avait guère plus de quarante-deux ans. Elle avait été belle et en conservait des traces fugitives ; mais ses joues amaigries et ses yeux rougis par les larmes disaient éloquemment de longues et cruelles douleurs concentrées, étouffées sans murmure.

La mère Brulé allait et venait par la cuisine, mettant tout en place.

Quelquefois, elle s’avançait vers le seuil, et jetait par la porte entrebâillée un regard au dehors.

Le chemin de Mailly-le-Château était désert.

Puis elle revenait vers l’âtre et soulevait le couvercle de l’immense marmite dans laquelle bouillait la soupe quotidienne, et elle la remuait avec la grande cuiller de bois accrochée sous le manteau de la cheminée.

Sulpice était assis en face de la marmite, de telle façon que, parfois, pour accomplir cette vulgaire opération de ménage, la mère Brulé s’appuyait sur l’épaule de son fils.

Sulpice avait posé sa main gauche sur son genou.

À un certain moment, quelque chose de chaud tomba sur sa main.

Le jeune homme tressaillit…

C’était une larme, — une larme échappée des yeux de sa mère et tombée brûlante sur lui.

Sans doute cette larme n’étonna point le paysan ; car il ne poussa pas un cri, et n’eut aucun geste insolite.

Il se contenta de passer ses deux bras au cou de sa mère, puis, l’attirant sur ses genoux, il l’embrassa avec respect, lui disant :

— Pauvre mère… vous y penserez donc toujours ?

— Toujours, répondit la mère Brulé, qui se prit à fondre en larmes. Est-ce qu’on peut oublier sa fille ?… Est-ce qu’ici tout ne me parle pas d’elle ? Tiens, mon pauvre fieu, voilà-t-y pas sa petite chaise, quand elle était enfant… et son verre, là, sur l’étagère… Ma pauvre Marie…

Ah ! mon Dieu ! continua la mère Brulé d’une voix entrecoupée de sanglots, quand je taille notre soupe, j’ai le cœur qui se fend, et je me demande si la chère enfant a seulement du pain à manger… Où est-elle, mon Dieu ?… où est-elle ?… Quelque fois je me dis qu’à Paris il doit bien faire froid… vu que c’est au nord, par rapport à nous… et qui sait si elle a quasiment une brassée de bois pour se chauffer…

Sulpice étreignit sa mère dans ses bras, puis, il la repoussa doucement, et il se leva de son escabeau.

— Tenez, mère, dit-il, voici longtemps que j’ai une bonne idée… Je veux aller à Paris… Je finirai bien par la retrouver, notre Mariette… quand bien même Paris serait-il grand comme le restant du département.

Un geste d’effroi échappa à la mère Brulé.

— Ah ! malheureux, dit-elle, tu veux donc que ton père te tue ! Tu sais pourtant bien qu’il suffit de parler d’elle pour qu’il entre en fureur et parle de tout massacrer !

— Je sais bien ça, répondit Sulpice, mais ce n’est pas pour moi que j’ai peur… c’est plutôt pour vous, mère… vu que, lorsque vous êtes seule, avec lui, il vous bat.

— Ah ! Seigneur-Dieu ! murmura la pauvre femme, que toute sa colère tombe sur moi, mais qu’il t’épargne, toi, mon enfant, toi le bon fils et le bon sujet.

— Faut vous dire, reprit Sulpice, que j’ai une idée… oh ! une fameuse, pour aller à Paris, sans que mon père se doute de la vraie vérité. Vous savez, mon oncle Jean, votre propre frère, qui est maître-flotteur à Clamecy…

Au nom de son frère, la mère Brulé sentit redoubler ses larmes.

— Pauvre Jean ! dit-elle tout bas, et comme se parlant à elle-même, c’est lui qui a fait mon malheur…

— Oh ! il le sait bien, répliqua Sulpice, à preuve qu’il m’a dit un jour :

« — Si j’avais su que ton père fût dur et brutal comme il est, jamais il n’aurait eu ma sœur. »

Mais laissez-moi vous conter la chose, mère…

La semaine prochaine je m’en irai à la foire de Clamecy vendre les deux veaux que nous avons élevés, je verrai l’oncle Jean, et je lui conterai mon idée. Vous verrez que nous conviendrons de tout. Au premier train de bois qu’il conduira à Paris, il s’arrêtera à Mailly-la-Ville et se donnera une entorse, pour rire bien entendu !…

Puis il se fera apporter ici sur une civière et il me dira : « — Mon garçon, faut que tu ailles à Paris conduire mon train de bois. Autrement, je perdrais des mille et des cents. Si tu y vas, je te donnerai une belle pièce. »

Vous pensez bien, mère, continua le bon Sulpice, que mon père n’y verra que du feu ; et puis vous savez aussi qu’il ménage l’oncle Jean, rapport à l’héritage.

Il ne fera donc pas d’opposition et me laissera partir… et comme tout le temps que je serai absent, mon oncle Jean restera ici, vous serez tranquille.

Voyons, bonne mère, ne pleurez plus… Quand je devrais marcher nu-pieds le reste de mes jours, faudra que je la retrouve notre chère Lucrèce.

— Pourvu qu’elle soit encore de ce monde !… murmura la pauvre mère.

Sulpice tressaillit.

— Ah ! pour ça, oui, dit-il. Le bon Dieu ne reprend pas ainsi le monde…

— C’est qu’elle a tant souffert, pauvre enfant…

Et la mère Brulé continua à pleurer.

Sulpice lui prît la main :

— Tenez, dit-il, faut pourtant que vous disiez la vérité, mère, car je n’ai jamais su, au bien juste, pourquoi elle était partie…

La mère Brulé eut un nouveau geste d’effroi.

À son tour, Sulpice alla vers la porte et regarda dans la cour.

La cour était déserte.

Puis il revint vers sa mère :

— Personne ne nous écoute, dit-il, et à moins que vous ayez méfiance de moi.

— Méfiance ! s’exclama la mère Brulé, méfiance de toi mon pauvre enfant ? Ah ! mon Dieu !

— Eh bien ! alors, mère, dit Sulpice qui la fit asseoir auprès du feu et s’assit avec elle, dites-moi comment la chose est arrivée.

La mère Brulé jeta un dernier regard effrayé autour d’elle ; puis elle fit un suprême effort et se décida à épancher dans le cœur de son fils le secret qui la brûlait et la tourmentait depuis si longtemps.

— Te souviens-tu du temps, dit-elle, où mademoiselle Berthe de Vernières, tu sais la demoiselle du château des Roches, apprenait à chanter aux jeunesses de la paroisse pour le jour de la Fête-Dieu ?

— Si je m’en souviens ! dit Sulpice ; à preuve que ma sœur allait tous les matins aux Roches, et que la demoiselle l’avait prise en amitié.

— Eh bien ! mon pauvre enfant, c’est de ce moment que date le malheur de notre fille.

— Comment cela, ma mère ?

— Elle s’est affolée de M. Henri.

— Oh ! mon Dieu !

— Tu penses bien que M. Henri ne l’a jamais su ni demoiselle de Vernières non plus. Mais ma pauvre fille s’est affolée qu’elle en pleurait nuit et jour, et qu’elle me dit même un soir : « Ô mère ! je sais bien que j’en mourrai ! »

Un jour j’osai dire la chose à ton père. D’abord il entra en fureur. Et puis il assit la petite sur ses genoux et lui dit :

« Tu es trop bête de pleurer comme ça, la petite. »

Et comme elle pleurait de plus belle, il ajouta :

« En place de me rougir les yeux, sais-tu ce que je ferais ? Je m’attiferais au dernier goût, je me ferais belle, je rirais pour faire voir mes petites quenottes blanches, et je regarderais ce grand nigaud de M. Henri à lui faire perdre la tête. Il n’a que vingt ans ; c’est le bon âge…

» Vois-tu, ajouta ton père, si j’étais jolie comme toi, je voudrais que M. Henri devînt fou de moi avant huit jours.

« Mais dit notre fille qui pleurait toujours, à quoi ça m’avancerait-il ? M. Henri est un noble et il est bien riche, rapport à nous ; est-ce qu’il voudrait m’épouser ?

Ton père cligna de l’œil :

« Minute ! dit-il, j’ai un bon fusil à deux coups, et voici que les nobles ne sont plus les maîtres. Quand il t’aurait perdue, faudrait bien qu’il t’épouse !… »

Lucrèce jeta un cri d’indignation :

« Oh ! ce serait infâme ! dit-elle. Jamais ! jamais !… »

Et, de ce moment, elle n’alla plus au château des Roches ; mais elle changeait à vue d’œil ; ses yeux étaient rouges, son teint se décolorait, elle se sentait mourir…

Quelquefois elle se sauvait de la ferme bien avant le jour, et elle allait se blottir dans une épaisse broussaille, à l’entrée des bois, dans l’espoir de voir passer M. Henri qui s’en allait à la chasse, tous les matins.

Et puis elle revenait et fondait en larmes en me disant :

« Je l’ai vu. »

Ton père haussait les épaules ; il disait que Marie était une niaise ; que si elle avait voulu il en aurait faite une châtelaine des Roches…

Un jour on fit courir le bruit dans le pays du prochain mariage de M. Henri avec la demoiselle de Saulayes, notre maîtresse.

Pour le coup, je crus que ma pauvre fille allait mourir.

Elle passa trois jours et trois nuits entre la vie et la mort ; et puis le bon Dieu et la jeunesse lui vinrent en aide. Elle se releva, et de ce moment, elle ne pleura plus.

Mais son œil me faisait peur ; on aurait dit qu’il y avait du feu dedans.

Elle ne parlait plus ; elle ne m’embrassait plus… On parlait toujours du prochain mariage de M. Henri avec la demoiselle de Saulayes.

La mère Brulé en était là de son récit lorsqu’on entendit des pas dans la cour.

Sulpice courut vers le seuil et aperçut les deux jeunes gens, c’est-à-dire M. Henri et son ami le capitaine.

La mère Brulé étouffa un cri d’angoisse.

L’homme qui venait chez elle était la cause innocente du malheur de sa fille.

Le comte Henri, qui ne soupçonnait point qu’il avait, trois ans auparavant, amené le malheur sous ce toit, entra en souriant :

— Bonjour, mère Brulé, dit-il, voilà bien longtemps que nous ne nous sommes vus. Comment ça va-t-il ?

— Vous me faites bien de l’honneur, monsieur le comte… Et mademoiselle votre sœur, sans vous offenser, comment se porte-t-elle ? répondit la mère Brulé, qui passa son tablier sur ses yeux humides.

— Mais, Dieu me pardonne ! mère Brulé, dit Henri, on dirait que vous venez de pleurer.

— C’est vrai, monsieur Henri, répondit la pauvre mère qui domina son émotion. Mais c’est pas de chagrin, croyez-le bien… j’ai coupé de l’oignon…

Henri alla, sans façon, s’asseoir au coin du feu et invita, d’un geste, son ami le capitaine à en faire autant.

— Savez-vous ce qui nous amène, mère Brulé ? dit Henri.

— Le mauvais temps, peut-être, mes bons messieurs. Il fait un vent qui coupe la figure…

— Ce n’est pas cela. Nous venons réclamer notre bien. Où est votre mari ?

— Mon mari est parti, du matin, au marché de Mailly-le-Château, monsieur le comte.

— En êtes-vous bien sûre, mère Brulé ?

— Oh ! très-sûre… il est allé vendre du blé…

— À preuve, dit Sulpice, qu’il a emmené le mulet.

— Et vous dites qu’il n’est pas revenu ?

— Pas encore, monsieur le comte.

— Voilà qui est bizarre, dit Henri en regardant le capitaine.

L’honnête physionomie de la mère Brulé et de son fils excluait de la pensée toute idée de fraude.

— Cependant, reprit Henri, il a passé, voilà deux, heures, dans les bois de Fouronne…

— Ça m’étonne bien, dit la mère Brulé, à moins qu’il ne soit allé chez le voisin, à la ferme de Monestier. Mais, est-ce que vous avez affaire à lui, monsieur Henri ?

— Oui, ma bonne mère. J’ai tiré un loup ; j’ai cru l’avoir manqué ; mais le loup est allé tomber roide mort à cent pas, dans un fourré. Votre mari qui passait par là, l’a chargé sur son mulet.

— Eh bien ! il va le rapporter, si c’est comme ça, et nous vous le ferons porter demain matin aux Roches… Mais chauffez-vous donc monsieur… et reposez-vous, il doit faire bien mauvais voyager… de ce temps-là…

Sulpice était retourné vers le seuil et regardait le ciel gris :

— D’ici une demi-heure, dit-il, la neige va tomber dru, et il ne fera pas bon par les chemins…

— Tu crois, mon garçon ?…

— Eh bien ! dit la mère Brulé, si la neige tombe vous coucherez ici, ce monsieur et vous… Nous avons fait faire deux belles chambres dans le bâtiment aux récoltes… Le général y a couché plusieurs fois… C’est propre et les lits sont bons…

Et puis voilà qu’il est bien tard, continua la mère Brulé, approchant sept heures du soir… Vous devez avoir faim, monsieur le comte ?…

— Ma foi ! mère Brulé, répondit Henri, vous avez un morceau de lard dans la marmite qui sent rudement bon. J’ai bonne envie de souper avec vous.

Et il échangea un regard avec le capitaine qui acquiesça d’un signe de tête.

Par une de ces fréquentes bizarreries du cœur humain, la mère Brulé, qui aurait dû haïr cet homme, la cause involontaire du malheur de sa fille, se sentait au contraire, entraînée vers lui.

Elle l’aimait, parce que sa fille l’avait aimé.

— Ah ! monsieur Henri, dit-elle presque joyeuse, c’est de l’honneur que vous nous faites… Aussi je veux vous plumer tout à l’heure un beau canard… nous le mettrons à la broche… c’est cuit en un rien de temps.

— Hé ! Sulpice ! feignant ! cria du dehors une voix impérieuse, en même temps qu’on entendait le pas du mulet sur les pavés de la cour.

— Voilà mon père, dit Sulpice qui se précipita hors de la cuisine.