Le Bal des victimes/Chapitre 02

II

L’œil perçant du comte Henri eut bientôt reconnu un jeune garçon, portant un fagot sur son épaule, et marchant droit devant lui. — Hé ! le Bouquin ? s’écria Jacomet.

Le jeune garçon s’arrêta, et répondit d’un air insolent :

— Quêque-tu veux, toi !

— Attends un peu. Voici M. Henri de Vernières et un de ses amis qui ont besoin de toi.

— Payera-t-on à boire ? demanda le gamin avec effronterie.

— Je te donnerai trente sous, dit le comte Henri.

Le gamin s’arrêta et jeta son fagot contre un arbre. Mais, au lieu de venir au-devant de Jacomet et des deux jeunes gens, il demeura planté sur ses deux pieds, sa casquette de peau de renard sur la tête.

— C’est Bouquin, le fils à Brulé, dit Jacomet avec dédain. Ça ne le dérangera pas de beaucoup, ce garnement-là, de vous conduire chez lui… puisque c’est son chemin.

Bouquin entendit et répliqua d’un ton moqueur :

— Est-ce que vous savez si je vas chez nous ?… J’ai des collets à tendre, moi… J’en ai plein mon fagot.

— Ah ! petit drôle, dit le comte Henri, — que nous appellerons désormais M. de Vernières, ou simplement Henri, — tu oses avouer que tu tends des collets ?

— Et pourquoi donc pas ? Est-ce que le gibier n’est pas à tout le monde ?

— Mais non… il est à ceux qui le nourrissent.

— Eh bien ! mon père est fermier.

— Mais le droit de chasse est au propriétaire, ajouta le capitaine.

Le gamin le regarda de travers.

— Est-ce que ça vous regarde, vous ! fit-il. Tiens ! c’est un officier… un gendarme, quasiment…

Et l’enfant se mit à rire d’une façon indécente, tandis que le capitaine demeurait abasourdi de tant d’audace.

— Ah ! monsieur, dit Jacomet, vous n’avez rien vu encore. Ce gringalet-là, c’est gros comme deux liards de beurre, mais c’est plus méchant que trois jacobins réunis. Ça ne croit à rien, ni au bon Dieu, ni au diable…

— C’est pas étonnant, répondit l’enfant, le bon Dieu et puis le diable c’est des bêtises !…

— Et, continua Jacomet, ça n’a pas quinze ans, mais c’est mauvais !… Un régiment ne lui ferait pas peur…

— Eh ! le vieux ! grommela Bouquin, si tu as fini de dire du bien de moi, tu me préviendras…

— Il est voleur, menteur, braconnier… mauvais fils… il bat sa mère…

— La vieille m’embête ! dit le gamin. Elle ne veut pas me donner d’argent les jours de décade. Heureusement le vieux est moins dur…

Le capitaine, stupéfait, murmura à l’oreille de son ami :

— Mais d’où sort donc ce petit gibier de potence ?

— C’est le fils du père Brulé, répondit Jacomet, le plus brave homme de tout le pays, comme dit M. Henri, ajouta-t-il d’un ton ironique.

L’enfant jeta à la dérobée un regard farouche sur le bûcheron. — Allons, décide-toi, veux-tu conduire ces messieurs ?

— Si M. Henri me promet trente sous, oui.

— Tu les auras, nous allons chez toi. Bonsoir, Jacomet. An revoir.

Jacomet s’approcha du jeune homme et lui dit à l’oreille :

— Monsieur Henri, je vous jure que vous aurez tort d’aller aux Saulayes cette nuit.

— Tais-toi

— Le chef de brigade est revenu, murmura Jacomet… Il ne faut qu’un moment… un malheur est bientôt arrivé…

— Il y a un Dieu pour ceux qui aiment, répondit Henri à voix basse.

Et il rejoignit le capitaine Victor Bernier, qui avait fait quelques pas en avant, — tandis que Jacomet s’en retournait pensif et prenait le chemin de sa cabane.

Les quelques mots échappés au fils du bonhomme Brulé le peignent tout entier au moral.

C’était un garnement sans foi ni loi, d’une audace inouïe, d’une effronterie sans bornes, un malfaiteur de quinze ans qui ne demandait qu’à grandir.

Au physique, il était petit, mal bâti, un petit peu boiteux, un peu bossu, le visage couturé par la petite vérole et éclairé par deux petits yeux dont l’un était jaune et l’autre noir.

On l’appelait indifféremment le Véron ou le Bouquin.

Le premier sobriquet est aisé, à comprendre, l’épithète de véron s’appliquant à tout homme ou à tout animal dont les yeux sont dissemblables.

Le second, qui était le plus fréquemment employé, provenait de la maigreur extrême et presque cadavérique du gamin. En vain mangeait-il et buvait-il comme un garçon de ferme de cinq pieds huit pouces, il ne pouvait pas engraisser. Son nez crochu et son menton de galoche se touchaient ; ses mains larges et difformes produisaient, en se heurtant, le bruit d’ossements dépouillés.

Or, en terme cynégétique, on appelle bouquin, le lièvre mâle ; à certaines époques de l’année le lièvre mâle devient d’une maigreur effrayante.

Une chevelure jaune, en broussailles et crépue comme la laine d’un nègre, couvrait son front bas et fuyant et cachait à moitié ses vilains yeux.

À l’école où on l’avait envoyé pendant deux ans, le Bouquin avait crevé un œil à un de ses camarades, enfoncé un canif dans la cuisse du maître, et mis le feu à la maison un soir.

Le père Brulé, qui jouissait d’une excellente réputation, avait, à prix d’argent, c’est-à-dire avec un sac de blé et deux sacs de pommes de terre, étouffé cette affaire fâcheuse.

De retour à la ferme, le Bouquin, rudement battu par son père, n’en avait pas moins recommencé ses charmantes espiègleries.

Un jour, on jetait sur du blé de semailles du vitriol destiné à le garantir des rats, le Bouquin avisa une servante de la ferme qui était jeune et jolie, et il lui dit :

— Pourquoi donc que tu as la peau fine comme du beurre, toi qui n’es que la servante, puisque je suis grêlé comme une écumoire, moi qui suis le maître ?

Et il lui jeta du vitriol au visage.

La pauvre enfant, horriblement défigurée, alla se plaindre à son père qui était un journalier besoigneux. Avec trois autres sacs de pommes de terre le bonhomme Brulé arrangea encore cette affaire.

Un jour, le brigadier de la gendarmerie prit le fermier à part :

— Vous devriez faire attention à votre fils, lui dit-il, vous verrez qu’il finira mal….

— Bah ! dit le père Brulé, c’est de la gourme, tout çà ! il se rangera un jour ou l’autre.

Devant le monde, le fermier se montrait sévère pour son fils ; mais, en tête à tête, il le traitait comme un enfant gâté.

Brulé avait trois enfants, — deux fils et une fille.

L’aîné était un robuste paysan, conduisant la charrue, menant les bestiaux au marché, dirigeant les valets de ferme, les pâtres et le dindonnier.

On le nommait Sulpice.

C’était un bravé garçon, ne fréquentant point les cabarets, dur à l’ouvrage, rond et honnête dans ses transactions.

Le second était Bouquin, que nous connaissons à présent.

Sulpice était le fils de prédilection de la mère Brulé, — une bonne femme qui avait enduré bien des misères secrètes et dévoré bien des larmes.

Entre la naissance de Sulpice et celle de Bouquin, avait eu lieu la naissance d’une fille du nom de Lucrèce.

À quinze ans, elle était la plus jolie fille des environs ; à seize, elle fut demandée en mariage par un riche fermier qu’elle refusa ; à dix-sept ans, elle disparut. Qu’était-elle devenue ? Ce fut toujours un mystère.

D’abord on crut qu’elle s’était noyée, puis on prétendit qu’elle avait suivi un bel étranger, qui passa un soir par la ferme et y reçut l’hospitalité.

On alla même jusqu’à dire, mais tout bas, que Lucrèce s’était éprise d’un propriétaire des environs et que, désespérant de s’en faire aimer, elle avait quitté le pays.

Toujours est-il qu’il y avait trois ans passés que Lucrèce avait disparu… et jamais, ni à la ferme, ni au village, on n’avait eu de ses nouvelles.

Le père Brulé devenait farouche lorsqu’on prononçait son nom devant lui.

Quelquefois il disait brusquement :

— J’espère bien qu’elle est morte…

La mère Brulé pleurait silencieusement, quelquefois elle murmurait tout bas :

— Ah ! si elle revenait… comme je lui pardonnerais… comme je lui ouvrirais mes bras…

Le bon Sulpice disait aussi :

— Elle a fait une faute, la chère sœur, mais c’est-y une raison pour ne pas revenir ? Est-ce qu’elle n’a pas sa part ici ?… qu’elle revienne ! et je lui trouverai un brave garçon qui voudra encore bien d’elle pour femme…

Quand le Bouquin entendait sa mère et son frère parler ainsi, il haussait les épaules, se drapait dans un puritanisme farouche et s’écriait :

— Il ferait beau voir cette drôlesse revenir ici ! Une fille qui s’est perdue… une vagabonde !…

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Or, le bûcheron Jacomet parti, le Bouquin dit à M. Henri de Vernières :

— Est-ce que vous avez affaire à mon père, que vous venez à la ferme ?

— Je veux lui réclamer mon loup.

— Quel loup ? Vous avez donc des loups ? et vous les prêtez ?… C’est bien drôle, tout d’même !

— Mon bonhomme, dit froidement le capitaine Victor Bernier, ton étonnement naïf me prouve que tu es parfaitement au courant. M. le comte Henri de Vernières a tiré un loup, voici deux heures environ.

— C’est bien possible, dit le gamin avec flegme.

— Le loup est allé tomber à cent pas dans un fourré…

— Ça se peut bien…

— Un fermier passait par-là avec son chien, sa vache et son mulet.

— Ah ! bon ! dit le Bouquin.

— Et il a ramassé le loup mort que le chien avait éventré, l’a placé sur son mulet et l’a emporté…

— Dam ! fit le gamin, une patte de loup, ça se paye quinze francs à Auxerre.

— Et ce fermier, c’est ton père.

— Ah ça, dit le Bouquin, en regardant de nouveau le capitaine avec défiance, vous êtes donc sorcier, vous ?

— Ça se peut bien, répondit le capitaine, se servant de la locution du gamin.

— Et vous croyez que mon père vous rendra le loup ? Est-ce qu’il est à vous ? Le loup est à celui qui l’a trouvé… Ça vaut 15 francs sans compter la peau… Avec la peau on donne du lard, des œufs, des pommes de terre… Moi, je ne rendrais pas le loup…

— Mais c’est moi qui l’ai tiré ? dit Henri.

— Bah ! vous l’avez manqué, possiblement.

— Mais puisqu’il est mort…

— Ça ne prouve rien… il fait si froid… Et puis, on dit qu’il y a une maladie sur les loups… Ça s’est vu !

— Allons, petit drôle ! dit le capitaine impatienté, marche devant nous et tais-toi, ou je te tire les oreilles. Ce n’est pas à toi, mais à ton père que nous réclamerons le loup…

La menace du capitaine ne produisit pas grand effet sur l’esprit sceptique et railleur de Bouquin.

Cependant il reprit son fagot et se mit en marche, en chantant d’une voix aigrelette et discordante :

Des gendarmes, le capitaine
Voulait me mettre en prison,
Turlutaine, turlutaine,
Turlutaine, turluton.

Je me moque des gendarmes,
Et du capitaine aussi…
Turlutaine, turluti !…

— Voilà un enfant, murmura le capitaine à l’oreille de Henri de Vernières, qui croit être sur le chemin de sa ferme, et qui s’achemine doucement vers le bagne, sinon vers l’échafaud…

Le Bouquin avait l’oreille fine comme l’animal dont il portait le nom ; il se retourna :

— C’est bien possible, dit-il, que je prenne le chemin du bagne, mais ça ne me déplaît pas, allez… On vous envoie à Toulon… un pays chaud… j’aime la chaleur, moi… et quand à l’échafaud, faut pas vous monter la tête là-dessus, mon bourgeois… j’ai vu ça de près à Auxerre, il y a trois ans, quand ça chauffait ferme pour les nobles. C’est rien du tout… le temps d’avaler un verre de blanc et c’est fini… Et puis, il y a du monde qui vous regarde ! Oh ! mais un monde… Si ça m’arrive, je prêcherai comme un curé. Vous verrez ça !

Le capitaine et Victor firent un geste de dégoût.

En ce moment, ils arrivaient à une des lisières de la forêt.

La lune, qui était dans son plein, resplendissait sur la terre blanchie.

À sa clarté, on apercevait un vallon couvert de neige, abrité par des coteaux rocheux et boisés.

Au milieu des terres disparues sous leur blanc linceul se dressaient les murs gris de la ferme qui se divisait en trois corps de bâtiments : — un qui était l’habitation du fermier ; l’autre qui était destiné à engranger les récoltes ; le troisième qui comprenait les étables et les écuries. La ferme du père Brulé appartenait comme fond de terre au chef de brigade Solérol, depuis son mariage avec mademoiselle de Bertaut des Saulayes. Avant la Révolution, elle faisait partie des vastes domaines que possédait la famille de Bertaut, une des plus riches de la basse Bourgogne.

La famille Brulé tenait cette ferme à bail depuis plus de cent ans. Le père Brulé actuel qui était un fort brave homme, l’avait achetée en 1793, pour trente mille francs d’assignats. À l’avénement du Directoire, il l’avait rendue à mademoiselle de Vernières, qui avait épousé le chef de brigade.

Cette ferme, une des plus vastes du département, ne contenait pas moins de huit cents journaux de terre, prés ou bois.

On l’appelait la Ravaudière.

Le Bouquin la montra du doigt et dit :

— Tenez, v’ilà la fumée du père Brulé, il se chauffe. Prenez la sente que voilà.

Sente, en bourguignon, veut dire sentier.

-Prenez la sente que voilà, elle est marquée, les bœufs y ont passé du matin. Vous n’avez plus besoin de moi… Baillez-moi mes trente sous, monsieur Henri.

— Comment ! tu nous quittes ?

— Dam ! je vais placer mes collets.

— Ce drôle a vraiment trop d’audace ! s’écria le capitaine Victor Bernier.

— Pourquoi donc ça ? demanda insolemment le gamin. Est-ce que ça vous regarde, mes collets ?… C’est-y à vous les bois… ou au général ?… Êtes-vous le garde champêtre… ou bien le brigadier de gendarmerie ?

Et le Bouquin, sans attendre la réponse du capitaine, rentra brusquement sous bois en chantant :

Des gendarmes, le capitaine,
Voulait me mettre en prison,
Turlutaine…

— Mon cher, dit Henri de Vernières, telles sont les mœurs du pays, tout le monde ici est braconnier.

— Aussi n’est-ce point aux braconniers que je viens faire la chasse, répliqua le capitaine assez haut, et ne songeant plus à la finesse d’ouïe du Bouquin, qui d’ailleurs avait disparu dans le fourré, ce n’est point aux braconniers, mais aux incendiaires !…

Henri de Vernières sauta du revers du fossé qui bordait le bois dans le sentier où les bœufs avaient laissé une empreinte noirâtre, et son ami le suivit.

Tous deux se mirent à marcher rapidement vers la ferme.

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Le Bouquin s’était jeté dans la broussaille, et un moment ses pas avaient retenti sur la neige durcie et les feuilles mortes.

Il avait paru s’éloigner.

Mais tout à coup, rebroussant chemin et se mettant à plat ventre, il était revenu se blottir dans une touffe, à trois pas des deux amis.

Obéissait-il à un pressentiment, ou bien à cette impérieuse habitude d’espionnage qui existe chez les paysans ?

C’est ce qu’il est difficile de préciser ; mais il tressaillit profondément, et un frisson nerveux parcourut tout son corps, lorsqu’il entendit le capitaine dire à son ami :

— Je ne fais pas la chasse aux braconniers, mais bien aux incendiaires…

— Oh ! oh ! murmura le Bouquin, qu’est-ce que c’est donc que cet oiseau-là ?… Et pourquoi donc va-t-il à la ferme ?…

Le Bouquin suivit des yeux les deux jeunes gens, jusqu’au moment ils atteignirent les murs de la ferme, puis il se redressa, bondit sur ses jambes torses avec l’élasticité d’un chevreuil, et se prit à courir sous bois, non plus en suivant des lignes ou des sentiers, mais en passant au plus fourré, et affrontant les épines, tête baissée.

À une demi-lieue environ de la ferme, à l’ouest et dans la partie la plus épaisse des bois de Fouronne, se trouve une sorte d’entonnoir formé par des blocs de rochers entassés les uns sur les autres, comme par un bouleversement volcanique.

D’énormes broussailles couvrent ces rochers, dont quelques-uns sont creux et servent d’abri à des nichées de renards.

Aussi le Trou à renards est-il le nom qu’on a donné à l’entonnoir tout entier.

Les broussailles qui l’encombrent sont épineuses, et les chiens répugnent à les fouiller.

Rarement un chasseur, voire un braconnier, s’aventurait par là.

Un silence de mort y régnait en tout temps, et les oiseaux des bois eux-mêmes, trouvant les arbres trop serrés sans doute, avaient déserté ce canton.

Ce fut vers cet endroit, cependant, que se dirigea le Bouquin.

— Ma foi ! dit-il, en y parvenant tout ensanglanté, le Tison ne veut pas que je sois du conseil, mais il ne se fâchera pas aujourd’hui, quand il saura pourquoi je viens.

Il acheva de se frayer un passage à travers les ronces, jusqu’à un trou de rocher, — un vrai trou de renard, celui-là…

Et quand il fut là, il se coucha à plat ventre et posa deux doigts sur sa bouche.

Puis il fit entendre une sorte de piaulement sourd, semblable au cri de la chouette ou du hibou.

Ensuite il attendit.

Quelques secondes après, un cri semblable monta des profondeurs caverneuses des rochers jusqu’au trou dans lequel le Bouquin avait passé sa tête et la moitié du corps.

— Ils y sont, se dit-il.

Et il se glissa dans cet étrange terrier, rampant sur le ventre et les mains.