Le Bal des victimes/Chapitre 01

I

Le pays où nous allons transporter maintenant nos lecteurs, est une contrée pittoresque et montagneuse, couverte de bois et de vignes, qui s’étend sur les deux rives de l’Yonne au-delà d’Auxerre, en remontant vers Clamecy.

C’est un pays broussailleux, sauvage, qui touche au Morvan et en a toute l’âpreté et tout le charme mélancolique.

Pays de braconniers et de chasseurs avant tout, terre insoumise que la loi n’a jamais effrayée, et qui, aux plus mauvais jours des révolutions, a su déployer pour le bien ou le mal une indomptable énergie.

C’est là que nous allons retrouver, à trois mois de distance, c’est-à-dire par un soir d’hiver de l’année 1796, quelques-uns des personnages entrevus dans le prologue de cette histoire.

Or donc, ce soir-là, un soir de décembre, triste et froid, comme le jour baissait et faisait place au crépuscule, un beau jeune homme, en veste de chasse, un fusil sur l’épaule, sortit des bois de Fouronne et se dirigea vers une cabane de bûcherons bâtie sur la lisière de la forêt.

Deux grands chiens ramoneaux, c’est-à-dire tachés de noir, de blanc et de feu le suivaient.

La neige couvrait les sillons ; une bise aiguë coupait le visage, pour nous servir de l’expression bourguignonne.

La cabane était habitée, sans doute, car un filet de fumée bleue montait en spirale dans le ciel gris.

Cependant, avant de frapper à la porte, le chasseur se retourna et promena un regard investigateur autour de lui.

Le regard d’un homme qui cherche un compagnon égaré.

Mais la lisière de la forêt était déserte et le chasseur se décida à mettre la main sur la cheville en bois qui servait de loquet à la porte de la cabane.

La porte ouverte, il s’arrêta un moment sur le seuil et salua d’un air affable.

— Bonjour, Jacomet, dit-il ; bonjour, petiote.

Le premier de ces saluts s’adressait à un homme d’environ quarante ans, barbu comme un bouc, le visage noirci, petit et trapu, et dont le large cou, rentré dans les épaules, trahissait une force herculéenne.

L’autre salut, qui avait été suivi d’un sourire, était pour une jeune fille de quatorze ou quinze ans qui assise auprès du charbonnier noir et farouche, ressemblait à un ange accouplé avec un démon.

Grande, mince, fluette, avec des cheveux dorés, des yeux bleus, une bouche rose, des mains blanches, en dépit du travail, cette créature avait la beauté calme et fière d’une fille de roi, sous la pauvre jupe rayée de blanc et de bleu et sa grosse chemise de toile écrue.

Il fallait être du pays et l’avoir toujours entendu dire, pour croire que c’était là le père et la fille.

Jacomet se leva avec empressement du billot taillé en forme d’escabeau sur lequel il était assis.

— Honneur à vous, monsieur Henri, dit-il.

— Bonjour, mon parrain, dit simplement la jeune fille, qui lui fit la révérence et vint lui tendre chastement son front.

— Bonjour, Myette, bonjour, mon enfant, dit le jeune homme qui lui donna un gros baiser.

Et il s’assit devant le feu de broussailles et de souches dont la lueur éclairait les murs en torchis de la cabane.

— Crois-tu qu’il fait froid, Jacomet ? reprit-il, je suis transi…

— À qui le dites-vous, monsieur le comte ? répondit le charbonnier. J’ai la peau plus dure que vous, moi ; eh bien ! j’ai été obligé de cesser ma besogne… le bois est aussi gelé que de la pierre. Vous n’avez pas dû faire bonne chasse aujourd’hui ?

— J’ai tiré un loup — je ne l’ai pas eu, répondit le chasseur.

— Ça m’étonne, monsieur Henri, — pardon, monsieur le comte…

— Jacomet, dit le chasseur, je te dispense de m’appeler monsieur le comte ; est-ce que je ne suis pas toujours monsieur Henri ?

— Comme vous voudrez, répliqua le bûcheron avec le sans-façon qui caractérise le paysan bourguignon… Je vous disais donc que ça m’étonnait.

— Pourquoi ?

— Mais, parce que vous tirez comme personne à dix lieues à la ronde.

Le chasseur se mit à jouer avec les tresses blondes de la chevelure de Myette, qui était venue se blottir auprès de lui et dit en souriant :

— Je t’avoue que cela m’étonne un peu, moi aussi. Je l’ai tiré à vingt pas, dans une éclaircie, et il n’en a pas moins continué son chemin. Il est fâcheux que je ne croie point aux sorciers. Mais, ajouta le chasseur, tu n’as pas vu mon compagnon ?

— Est-ce que vous étiez avec quelqu’un ?

— Oui, avec un de mes amis de Paris, un officier qui est arrivé chez moi il y a huit jours.

— Tiens ! c’est juste, observa la jolie fille, on m’en a parlé…

— Tu es donc au courant des nouvelles, petite ?

— Dam ! je suis allé voir ma marraine, hier, pendant que vous étiez à la chasse, et j’ai vu un habit rouge et blanc qu’un domestique brossait. Dame ! j’ai demandé, moi… et on m’a dit que c’était l’habit d’un ami de M. Henri.

— Vous chassiez ensemble aujourd’hui ? demanda le bûcheron.

— Nous nous sommes perdus dans le bois, il y a une heure. Mais le rendez-vous est ici. Il a vu ta cabane en passant, ce matin… et il saura bien retrouver sa route.

— Est-ce que vous n’avez pas rencontré les gendarmes, ce matin, monsieur Henri ?

— Non ! la brigade de Coulanges est donc par ici ?

— Voici trois jours qu’ils sont à la recherche des incendiaires ; mais, jusqu’à présent, ils ont fait buisson creux.

— Est-ce que tu crois aux incendiaires, toi, Jacomet ?

— Mais, dam ! monsieur, quand on voit la flamme et la fumée, faut bien croire au feu. La ferme de la Fringale a brûlé l’autre semaine.

— C’est sans doute le résultat d’une imprudence. — La meule du père Jacquier, le fermier des oseraies, n’a-t-elle pas brûlé avant-hier ?

— Quelque pâtre qui aura mis le feu en se chauffant.

Le charbonnier secoua la tête.

— Voici trois mois, dit-il, que les incendies se multiplient étrangement. Les meules, les fermes, les bois, tout brûle… Oh ! ils sont une bande, allez !

— Tu crois ?

— Tenez, monsieur Henri, reprit Jacomet, j’ai l’air d’un bandit, moi, parce que je vis dans les bois et que je suis un pauvre homme, et, sinon à vous qui me connaissez, je n’inspire pas grande confiance. Eh bien ! n’importe ! si on voulait se créancer à moi quelque peu… enfin, suffit.

Et le charbonnier se tut, en homme qui craint d’en avoir trop dit.

En ce moment, on frappa à la porte, et Myette alla ouvrir.

Un autre chasseur entra, et, portant la main à son bonnet de police, fit le salut militaire.

Le personnage qui venait d’entrer n’était autre que celui que le comte Henri avait perdu dans les bois.

Il pouvait avoir trente ans. C’était un grand garçon au visage bronzé, à l’œil noir, à l’épaisse moustache taillée en brosse, dont la beauté mâle, un peu sauvage peut-être, contrastait étrangement avec les yeux bleus et les cheveux blonds de son hôte.

Le comte Henri était de taille moyenne et cachait, sous une apparence délicate, une énergie à toute épreuve, une force développée par les exercices du corps, et un courage léonin qui ne l’empêchait point de sourire comme une jeune fille.

— J’ai des nouvelles de ton loup, Henri, dit-il en venant prendre place auprès du feu.

— Tu l’as tiré ?

— Non, mais il est mort… C’est un fermier des environs qui l’a emporté.

Le comte Henri fronça le sourcil.

— Sais-tu quel est ce fermier ?

— Une femme qui ramassait du bois mort et qui lui a vu charger le loup sur sa charrette, m’a dit son nom, il s’appelle Brulé.

À ce nom, le bûcheron Jacomet fit un brusque mouvement.

— C’est le fermier du citoyen Solérol, dit le comte ; je connais Brulé, c’est un brave homme, il ne fera aucune difficulté de me rendre mon loup.

— Monsieur le comte a donc bien grande confiance dans Brulé ? fit Jacomet d’un air goguenard.

— Dam ! c’est un brave homme… Tout le monde le dit… Oh ! pour ça oui…

Et Jacomet eut un petit rire sec et nerveux.

— Je sais ce que je sais, dit-il. Enfin, suffit !

Tandis que le bûcheron parlait, l’officier le regardait attentivement.

— Ah ça, dit le comte, sais-tu, mon pauvre Jacomet, que tu es joliment mystérieux, aujourd’hui ?

— Moi, monsieur ?

— Tu parles d’incendiaires… tu prétends que Brulé n’est pas un honnête homme…

— Moi, monsieur ? je n’ai jamais dit cela.

— Mais tu crois aux incendiaires ?

— Comme au bon Dieu, à la Vierge et aux saints.

Le comte Henri haussa les épaules.

— Nous sommes, mon cher Victor, dit-il en s’adressant à l’officier, dans un singulier pays. C’est à qui tremblera plus fort… Le feu a pris à une ferme, on a brûlé, par imprudence, deux ou trois meules de blé, et voilà qu’on s’imagine qu’il y a des incendiaires organisés.

L’officier garda le silence.

— Qu’est-ce que tu penses de cela ? insista le comte.

— Mais je pense, répondit l’officier, que tu es d’un optimisme rare ou d’une ignorance profonde.

— Plaît-il ? fit le comte.

— Hé ! mon cher, continua l’officier, ne sais-tu donc pas que le département tout entier est en feu.

— Ma foi, non ! je ne lis pas les journaux, et je passe mon temps à la chasse.

L’officier retomba dans son mutisme.

Jacomet caressait sa barbe, en homme qui brûle d’être interrogé.

La jolie Myette était devenue triste et rêveuse.

Le comte reprit :

— Je veux bien qu’il y ait des incendiaires, mais jusqu’à présent, il paraît que je suis fort bien avec eux, car ils ne m’ont rien brûlé.

— Faut jurer de rien, monsieur Henri… ça pourra venir…

— Bah ! dit le comte, la Révolution m’a fait si pauvre, qu’il n’y a pas grand’chose à brûler chez moi. Les incendiaires, en admettant qu’ils existent, ne brûlent pas pour l’unique plaisir de brûler…

— Oh ! dam, ça c’est certain, dit Jacomet.

— Ils brûlent pour vous piller… et, ma foi ! quand ils nous auront pris, à ma sœur et à moi, quelques couverts d’argent et quelques louis…

— C’est toujours ça, dit Jacomet. Le fermier de la Fringale n’était pas riche : on l’a brûlé tout de même.

— Dis donc, Jacomet, fit le comte Henri, sais-tu le plus court chemin pour aller à la ferme du bonhomme Brulé ?

— Oui, monsieur.

— Tu devrais bien nous y conduire. Je veux avoir mon loup.

— Mais, monsieur, dit Jacomet, il y a une bonne lieue sous bois, et il fait froid.

— Nous soufflerons dans nos doigts.

— Et puis ça vous éloigne joliment de chez vous… deux lieues au moins.

— Brulé nous prêtera des chevaux.

— C’est drôle tout de même ! murmura le bûcheron d’un ton gouailleur, vous aimez fièrement le bonhomme Brulé, monsieur Henri. Enfin, ce n’est pas mon affaire.

Pour la seconde fois l’officier regarda le bûcheron.

Celui-ci baissa les yeux.

— Allons ! dit le comte Henri, prends ta peau de bique, Jacomet, et montre-nous le chemin. Adieu, petite.

Le jeune homme saisit à deux mains la jolie tête de Myette et y mit un baiser.

Jacomet posa sur ses épaules sa veste en peau de chèvre, décrocha son fusil qui était placé horizontalement sur deux chevilles au-dessus de l’âtre, ouvrit la porte de la cabane et sortit le premier.

L’officier le suivit.

— Adieu, mon parrain, dit l’enfant qui à son tour, jeta ses bras autour du cou du jeune homme.

Puis elle approcha ses lèvres de son oreille :

— Restez un moment, dit-elle tout bas, je veux vous parler…

Le comte Henri ne put dissimuler un geste de surprise.

— Que peux-tu avoir à me dire, ma petite ? fit-il en la regardant.

Myette attendit que Jacomet et l’officier se fussent éloignés d’une vingtaine de pas :

— Monsieur Henri, dit-elle, je vous aime comme si vous étiez mon père, et je ne voudrais pas qu’il vous arrivât malheur.

— Hé ! que veux-tu donc qu’il m’arrive, ma petite ? — Mon père dit que vous avez tort d’aller aux Saulayes.

Henri tressaillit.

— Le chef de brigade vous guette… Il vous arrivera malheur, pour sûr, quelque jour, monsieur Henri…

— Tais-toi, dit brusquement le jeune homme.

Et il donna un dernier baiser à Myette, et rejoignit plus vite ses deux compagnons de route.

Mais l’officier avait eu le temps d’échanger quelques mots avec Jacomet.

Lorsque le comte Henri fut auprès d’eux, Jacomet retomba dans son mutisme.

Les deux chiens suivaient la tête basse ; car la nuit était venue, et leur maître les avaient couplés de peur qu’il ne leur prît fantaisie de rentrer sous bois.

Jacomet marchait le premier, et, comme il ne parlait plus, il s’était mis à siffloter un air de chasse,

Le chemin le plus direct pour se rendre à la ferme du père Brulé, qui se trouvait de l’autre côté des bois, dans la direction de Fontenay, était une grande ligne tortueuse qu’on appelait l’allée du Renard.

La neige était tombée depuis quelque temps, avec une telle abondance, que tout sentier frayé avait disparu ; et, comme l’allée du Renard traversait plusieurs carrefours sans poteaux, ni indications, la conduite de Jacomet était loin d’être inutile.

Un bûcheron seul pouvait aisément retrouver son chemin, la nuit, dans ces bois qui sont les plus fourrés de la contrée.

Le comte Henri prit le bras de son ami l’officier, et, laissant entre Jacomet et lui une certaine distance, il lui dit :

— Sais-tu pourquoi je m’occupe peu des incendiaires ?

— Non, dit l’officier avec curiosité.

— Parce que je suis amoureux.

— Je m’en doutais.

— Vraiment ?

— D’abord, tu as tout à la fois le physique et les airs extatiques de l’emploi. Tes yeux sont battus, ta mine s’allonge, tu es distrait. Ensuite tu sors la nuit…

Le comte Henri tressaillit.

— Tu sais cela ?

— Voici trois nuits de suite que, couché derrière mes persiennes, je te vois t’esquiver de chez toi, ton fusil sur l’épaule, quand tout le monde est couché. Où vas-tu ? Je ne sais… mais tu rentres tard… au petit jour.

— Mon cher, dit le comte Henri avec insouciance, tu sais ce qu’est la vie à la campagne ? Les belles dames y sont rares, et s’il s’en trouve, elles ont un mari. Ce n’est donc point de ce côté-là qu’il faut aller…

— Bon ! je comprends… Hé ! hé ! sais-tu que cette petite charbonnière est fort gentille ?

— Oh ! dit brusquement le comte, trêve de plaisanteries, là-dessus, mon cher Victor. Myette est ma filleule, c’est la vertu et l’innocence personnifiées.

— Pardonne-moi de m’être trompé… mais alors…

— Une jolie fermière, souffla le comte Henri.

Et il se tut de nouveau.

Ils cheminèrent silencieusement quelque temps encore, puis l’officier reprit :

— Confidence pour confidence, je vais te dire mon secret.

— Tu es amoureux ?

— Hélas ! non. Mais écoute… Tu as cru jusqu’à présent, mon très-cher ami, que tu logeais chez toi un vieil ami, un officier en congé qui venait se délasser de son rude métier en se faisant ton compagnon de chasse ?

— Dam ! n’est-ce point là ce que me disait la lettre dans laquelle tu m’annonçais ton arrivée ?

— Oui, mais j’avais un autre but…

— Et… ce but ?

— Je vais te le dire : il y a quinze jours, le directeur Barras m’a fait appeler : Bernier, m’a-t-il dit, je vous sais actif, hardi, prudent et d’une rare sagacité. Je vais vous fournir l’occasion de changer le grain de vos épaulettes. Je vous donne une mission secrète.

Un moment, je te l’avoue, j’ai cru que le directeur allait m’envoyer en Autriche ou en Russie. Point.

« Voici trois mois a-t-il continué, que la France est désolée par un étrange fléau, — l’incendie !

« Il s’est organisé partout des bandes d’incendiaires qui brûlent les récoltes, les fermes, les maisons. Ma police perd son latin ; les gendarmeries départementales déploient en pure perte leur activité. Je veux pourtant que cet état de choses cesse au plus vite.

« Je viens de choisir une centaine d’officiers jeunes, intelligents, et ne reculant devant rien. J’en fais mes commissaires dans les départements. Vous je vous envoie dans l’Yonne. Allez, observez, étudiez, prenez vos renseignements, ne brusquez rien… Mais anéantissez-moi les incendiaires. »

Barras m’a fait remettre le soir même des instructions secrètes et détaillées, et des pleins pouvoirs qui mettront, à ma première réquisition, toutes les autorités civiles et militaires du département sous mes ordres…

Maintenant, mon cher, que te voilà averti, sois muet. Jusqu’à présent, j’observe, je prends mes renseignements. L’heure d’agir n’est point venue.

Le comte Henri avait écouté gravement, sans interrompre une seule fois son ami :

— Eh bien, dit-il enfin, dusse-je être traité de fou, j’aurai le courage de mon opinion. Je ne crois pas à l’incendie organisé. J’admets des faits isolés, des vengeances particulières, et, chez les paysans, la première idée de vengeance consiste à brûler la maison de son ennemi. Mais je ne crois pas qu’il y ait des bandes d’incendiairea avec une organisation et des chefs. D’ailleurs, quel serait leur but ?… Le pillage d’abord ; mais, ensuite…

M. Victor Bernier s’arrêta hésitant :

— Je ne sais pas, dit-il, si je dois te dire tout cela. Tu es royaliste ardent, tu n’aimes point ce régime… et je le comprends fort bien… Ton père est mort sur l’échafaud révolutionnaire, et la chute de l’ancien régime t’a ruiné.

— Laissons cela, dit brusquement le comte Henri.

— Eh bien ! reprit le capitaine Victor Bernier, la politique n’est pas étrangère aux incendies. On veut lasser la France du régime républicain. Les incendiaires sont salariés… Par qui ? jusqu’à présent c’est un mystère.

Le comte Henri eut un geste d’indignation.

— Tranquillise-toi, dit le capitaine en riant, ce n’est pas toi que je soupçonne.


Tandis qu’ils parlaient ainsi, une lumière brilla au travers des arbres, à l’extrémité d’une ligne transversale.

— Tiens, dit le capitaine, est-ce déjà la ferme où nous allons ?

— Non, monsieur, répondit Jacomet, en se retournant, c’est le château du chef de brigade Solérol.

Le comte Henri tressaillit, mais il ne souffla mot.

— Comment, dit le capitaine, le chef de brigade habite par ici ?

— Voilà le château des Saulayes qu’il a acheté l’an dernier.

— Mais n’est-il pas de ce pays-ci ?

— Oui, fit dédaigneusement le comté Henri, c’est le fils d’un tabellion de Coulanges-la-Vineuse.

— Et il est marié, je crois ?

Le comte Henri ne put dissimuler une certaine émotion

— Oui, il est marié, dit-il.

— Avec qui ?

— Avec mademoiselle de Bertaut des Saulayes. C’est la Révolution qui a fait ce mariage… répondit Jacomet. Ah ! dam ! ajouta le bûcheron, ça n’a pas été sans peine.

— Comment cela ?

— Le chef de brigade n’est pas jeune, il n’est pas beau… et on disait qu’il était fièrement brutal.

— J’en sais quelque chose, dit le capitaine Victor Bernier, j’ai servi sous ses ordres.

— Faut croire, poursuivit Jacomet, qu’il n’était pas du goût de mademoiselle Jeanne, car elle s’est défendue longtemps.

— Mais enfin, elle a cédé ?

Tandis que Jacomet parlait, le comte Henri gardait un morne silence, interrompu quelquefois par un geste d’impatience, auquel le capitaine ne prit garde.

Mais Jacomet, devenu bavard, continua :

— On dit, — c’est les gens du château, du moins, — que madame la générale n’est pas heureuse. Le général est jaloux à faire frémir. Il n’y a pas un jeune homme qui se risquerait dans le parc, la nuit. Le général le ferait tuer…

— Comme c’est bien l’ancien colonel que j’ai connu ! murmura le capitaine Bernier en manière d’aparté.

— Et puis, acheva Jacomet, il tuerait sa femme ensuite.

Le capitaine se tourna vers son ami.

— Est-ce qu’elle est jolie la femme du chef de brigade ?

— Je ne sais pas, répondit brusquement le comte Henri.

— Comment ! tu ne sais pas… Tu ne l’as donc jamais vue ?

— Je l’ai connue enfant… mais son père, qui est mort il y a deux ans, avait toujours profondément haï mon père, et comme j’ai été compris dans cette haine, nous ne nous sommes jamais fréquentés.

Jacomet se prit à siffloter son air de chasse, et, une fois encore, le silence s’établit entre le comte et son ami.

Le vent du nord s’était levé et balayait la neige durcie et réduite en poussière à la surface.

— C’est tout de même une drôle d’idée que vous avez, monsieur Henri, reprit Jacomet, de vouloir aller ce soir chez le père Brulé.

— Je veux mon loup.

— Vous l’eussiez envoyé chercher par votre fermier, demain matin.

Le jeune homme haussa les épaules et ne répondit pas.

La lumière qui brillait à travers les arbres avait disparu, et les trois voyageurs avaient laissé derrière eux le château des Saulayes.

— Tenez, dit Jacomet, je crois que vous n’avez plus besoin de moi, monsieur Henri. D’abord, maintenant, le chemin est tout droit, en suivant cette ligne ; et puis, voilà que le hasard vous envoie un guide.

Et Jacomet étendit la main et montra devant lui quelque chose de noir qui se mouvait sur la neige de l’allée.