Le Bal des victimes/Prologue


PROLOGUE

I

Paris s’enveloppait de cette brume transparente que l’automne apporte avec lui. Le jour n’était plus, la nuit pas encore ; les réverbères s’allumaient ; on eût dit des étoiles dans un ciel nuageux.

La foule encombrait les rues.

Foule bariolée, bizarre, affairée, joyeuse, bruyante, la foule qui va danser.

Car on dansait partout, alors ; on dansait par plaisir, par nécessité, par devoir.

Assez longtemps la France avait eu les pieds dans le sang, la tête brisée par les préoccupations politiques, l’estomac délabré par la faim.

La France ne voulait pas de tribuns, plus de bourreaux, plus de guillotine, plus de massacres, mais des bals et des spectacles.

Voici venir l’heure de la réaction, la réaction du plaisir.

On est ruiné, mais on dansera.

On a détruit les hôtels, brûlé, saccagé les palais, mais Ruggieri, le grand homme, a ouvert les jardins publics de Tivoli.

Voyez-la courir, cette foule encore en deuil, et dont la lèvre railleuse a retrouvé son sourire ! Comme elle descend la rue du Montblanc avec empressement, comme elle se porte au Vauxhall, comme elle court à toutes jambes voir la pièce nouvelle que le citoyen Sageret vient de monter à Feydau.

Ici l’incroyable, avec son habit gorge de pigeon, aux boutons larges comme une assiette, son gilet pailleté, sa cravate qui monte jusqu’à la lèvre supérieure, et sa canne tordue, et ses boucles d’oreilles, et ses deux chaînes de montre qui pendent à deux larges rubans bleus ou roses !

Là, les épaules nues, la taille serrée dans un fourreau qui ne laisse rien à deviner, un flot de gaze sur la tête, en guise de coiffure, la citoyenne qui n’est plus ou n’a jamais été grande dame, mais que la mode et sa beauté viennent de proclamer reine !

Et le bourgeois qui respire et s’est débarrassé de son dernier assignat !

Et l’ouvrier qui applaudit à l’abolition de la décade, parce qu’il pourra fêter le lundi comme autrefois.

Et le gamin qui criait : « Bravo ! » à l’exécuteur des hautes œuvres et qui maintenant trouve plus amusant de faire la roue à la porte des jardins d’Idalie.

— Place ! voici Marion !

Qu’est-ce que Marion ? Vous allez le savoir. Elle a dix-huit ans, sa lèvre est rouge, son œil est noir, ses épaules d’un blanc céreux disparaissent, frileuses, sous les boucles tumultueuses de sa luxuriante chevelure qui flotte au vent du soir.

Elle a la taille souple et hardie, le pied cambré, la main mignonne, le rire provoquant qui épanouit la lèvre.

Sa vie est une chanson ; son cœur, un mystère. Ce qu’il reste à Paris de grands seigneurs, car il y en a encore quelques-uns, lui ont promis monts et merveilles ; les incroyables se sont cotisés et se la sont disputée.

Mais Marion n’aime personne, ou bien, celui qu’elle aime, nul ne le connaît.

Chaque soir, on la voit à la porte des théâtres, son éventaire suspendu à son cou par un ruban bleu, ses épaules à l’air, le bras nu, la main mignonne et le pied délicatement chaussé d’une mule de satin blanc.

Ses fleurs sont les plus belles fleurs. Hiver et été, elle a de la violette de Parme.

Elle en vend à tous, et met son odorante marchandise à la portée du tout le monde.

Le ci-devant, devenu mirliflor, paiera ce bouquet vingt livres ; mais le pauvre petit commis, qui veut plaire à une grisette, offrira trente sous, et Marion s’en contentera.

Elle lui sourira même et lui souhaitera bonne chance, la bonne chance des amoureux, c’est-à-dire un baiser mouillé de larmes, un bonheur mélangé de douleurs bien poignantes.

Or donc, Marion est venue se poster à la porte de Tivoli.

Sa jupe rouge, bordée de noir, laisse apercevoir sa jambe nerveuse et charmante ; elle a roulé autour de ses épaules une écharpe à carreaux rouges et noirs comme sa jupe.

Ses beaux cheveux dénoués n’ont d’autre parure qu’un œillet rouge fixé sur le côté de la tête. En toute saison, du reste, une fleur rouge apparaît dans sa chevelure. Est-ce une simple coquetterie ? est-ce un vœu ?

On ne sait ; et cependant, parmi les nombreux et infortunés admirateurs de Marion, circule depuis quelques mois une étrange histoire.

On raconte, qu’un soir d’hiver, à la porte du Vauxhall, un jeune homme l’aborda brusquement.

À sa vue, Marion étouffa un cri, pâlit et l’entraîna à l’écart.

Mais des yeux indiscrets les suivirent.

Alors on vit le jeune homme ouvrir son habit et en retirer un œillet rouge, semblable à celui que Marion portait dans les cheveux, seulement il était fané.

Marion s’en empara, lui remit en échange l’œillet de sa coiffure, et le jeune homme se perdit dans la foule.

Depuis lors, on avait fait mille suppositions sur Marion, mais les plus acharnés, ceux qui briguaient ses faveurs avec le plus d’empressement avaient en vain cherché les traces du jeune homme mystérieux.

Jamais on ne l’avait revu.

Ce soir-là, 11 vendémiaire, la foule se pressait donc aux abords de Tivoli, et les muscadins, la jeunesse dorée, les merveilleuses dévastaient, en passant, l’éventaire de Marion, dont l’aumônière, suspendue à la ceinture, s’emplissait peu à peu. Jamais, peut-être, la jeune fille n’avait eu le rire plus franc et plus joyeux, la démarche plus pimpante.

Un poing sur la hanche, elle répondait aux agaceries de l’un et de l’autre par des mots à demi-dédaigneux, jamais blessants.

Un mirliflor, appuyé nonchalamment sur son pouvoir exécutif, ainsi nommait-on la canne à la mode, lui prit un bouquet de violettes d’un sou en échange d’un écu de six livres et lui dit :

— Sais-tu, petite, que tu as tort de venir ici ce soir.

— Pourquoi cela, citoyen ? demanda-t-elle en souriant.

— Parce que tu seras beaucoup mieux à Grosbois, chez le citoyen Barras, qui donne une fête splendide.

— Y vendrais-je mes bouquets plus cher qu’ici.

— Non, dit le muscadin, mais on y verrait tes beaux yeux, tes lèvres charmantes, tes cheveux…

— Je sais le reste, dit Marion.

Et elle s’approcha, laissant le mirliflor un peu confus, d’un couple qui allait franchir le seuil des jardins enchantés.

— Mon dernier bouquet, citoyens, mes dernières fleurs, madame, les plus belles, voyez ! voyez…

Le couple allait s’arrêter sans doute, mais soudain Marion étouffa un petit cri, recula de quelques pas, et, toute émue, toute pâle, ne songea plus à vendre son dernier bouquet.

Au milieu d’une foule de jeunes gens et de femmes à la mode qui se pressaient à la porte et se hâtaient de prendre leur billet d’entrée, Marion avait vu briller un regard noir et profond, noir comme une nuit d’été, étincelant comme une étoile des cieux d’Orient.

Ce regard se fixait sur elle et Marion, toute tremblante, demeura immobile.

Alors un homme s’approcha.

Il n’était point vêtu comme les beaux du jour, il n’avait ni les boucles d’oreilles, ni la cravate monstrueuse, ni le gilet à paillettes, ni les bas gorge de pigeon des incroyables.

Chaussé d’une fine botte à revers, enveloppé dans un carrick gris de fer, coiffé d’un chapeau à bords rabattus, il ressemblait beaucoup plus à un étranger, Anglais ou Allemand, qu’à un Parisien.

— Vous ! fit Marion avec stupeur.

— Tu sais bien, dit l’inconnu à voix basse, que je ne t’apparais que les jours où j’ai besoin de toi.

— C’est juste, monseigneur…

— Chut ! écoute-moi…

— Parlez…

— Il faut que tu sois à Grosbois ce soir.

— Grosbois ? dit Marion, mais c’est à quatre lieues de Paris, et il est sept heures bientôt. Comment y aller ?

— Tu n’as plus que ce bouquet ?

— C’est mon dernier.

— Eh bien ! garde-le… quelque prix qu’on t’en offre, réponds qu’il est vendu.

— Qu’en ferai-je donc ?

— Tu l’offriras à une femme qui va passer ici, dans quelques minutes, dans un carrosse à quatre chevaux conduits par des postillons en casaque jaune. Le carrosse s’arrêtera un moment. Tu t’approcheras, et tu offriras ton bouquet.

— Et puis ? demanda Marion.

— La dame au carrosse est prévenue. Adieu, ou plutôt, au revoir…

Et l’homme au carrick se perdit dans la cohue toujours croissante.

Marion s’était placée un peu à l’écart.

Mais elle ne riait plus, et contemplait avec mélancolie son dernier bouquet.

— Oh ! ces hommes ! murmura-t-elle, serai-je donc éternellement leur esclave ?

Un homme d’un certain âge, tout étincelant de gros diamants, de bagues et de chaînes d’or, — un de ces fournisseurs qu’avaient enrichis les armées déguenillées de la République, vint marchander le dernier bouquet pour l’offrir à une ballerine qui l’accompagnait.

— Il est vendu, répondit Marion.

— Je le paie double, ma belle enfant.

— Non, dit-elle.

— Veux-tu dix louis ?

— Ni dix, ni cent, murmura Marion ; ce qui est promis est promis…

— Ma petite, ricana le fournisseur avec un rire grossier, si j’avais raisonné comme toi, je n’aurais pas trois millions.

Une larme perla au bout des cils de Marion, et le fournisseur entra, renonçant au bouquet. Mais un bruit se fit dans la rue.

Un bruit qui était un vacarme ; — un vacarme de coups de fouet qui cinglait l’air, de cris de valets et de postillons qui enjoignaient aux passants de se déranger, de piétinements de chevaux, arrachant au pavé mille étincelles.

Puis un flot de pas apparut, et la foule murmura d’admiration.

La voilà ! la voilà ! s’écrièrent cent voix…

On se pressa autour du carrosse et les chevaux furent contraints de s’arrêter, et des regards avides se portèrent vers le carrosse…

— C’est elle ! c’est elle !

— Qui donc cela ? demanda un provincial naïf, dont l’habit carré n’avait aucune élégance.

— Elle, la citoyenne Tallien… la reine des belles ! répondit un muscadin dans l’enthousiasme.

— Et la plus belle des femmes, ajouta un adolescent qui se précipita jusque sous les roues du carrosse en criant, bravo !

Marion, elle aussi, avait fendu la foule et s’approchait de la portière.

— Hurrah ! criait la foule.

— Vive la citoyenne Tallien ! répétaient cent voix.

Mais, habituée sans doute à de pareils hommages, la belle madame Tallien promena sur la foule un regard à demi dédaigneux et se contenta de saluer d’un léger mouvement de tête.

Ce fut en ce moment que Marion arriva jusqu’à elle.

— Madame, dit-elle, mon dernier bouquet, je vous prie.

La bouquetière avait à peine prononcé ces paroles, que l’un des laquais pendus aux étrivières, la prit sous le bras, l’enleva par la taille et la posa dans la berline à côté de madame Tallien.

En même temps les postillons firent claquer leurs fouets, les chevaux impatients piétinaient, et la foule s’écartant, laissa disparaître comme un rêve cette voiture où se trouvaient deux femmes dont chacun rêvait.

Les chevaux prirent le galop ; Marion, tout étourdie, regarda madame Tallien. Madame Tallien souriait.

— Ainsi donc, dit-elle, c’est vous qui êtes Marion ?

— Oui, madame.

— Et vous savez où nous allons ?

— Non, madame.

Et Marion ajouta avec mélancolie :

— On m’a ordonné, j’ai obéi ; mais je ne sais où vous me conduisez, ni ce que vous attendez de moi, madame ?

— Mon enfant, répondit la belle maîtresse du citoyen Barras, nous allons à Grosbois.

— Ah ! fit Marion, on m’a dit tout à l’heure que je trouverais à y vendre mes bouquets bien cher… mais je n’ai plus de bouquets.

— Excepté celui-là, répondit madame Tallien, qui porta le dernier bouquet de Marion à ses narines et en aspira le parfum. Et celui-là, vous le vendrez plus cher à lui seul, que tous les autres.

— Vraiment ? fit la bouquetière avec indifférence.

— Oui, mon enfant. Mais, dites-moi, connaissez-vous le citoyen Cadenet ?

Ce nom fit tressaillir Marion, qui pâlit.

— Si je le connais ! dit-elle. Oh ! certes.

— Vous l’avez vu ce soir ?

— Tout à l’heure.

— Et c’est lui qui vous a prévenue que je vous prendrais avec moi ?

— Oui, madame.

Tandis que Marion et madame Tallien causaient ainsi, le carrosse roulait bon train, gravissait le faubourg Saint-Antoine, et sortait de Paris par la porte de Charenton.

Il y avait un poste de garde civique à cette porte.

Les postillons s’arrêtèrent un instant, et l’officier qui commandait la garde civique s’approcha du carrosse, adressant cette question d’usage

— Où allez-vous, citoyennes ?

— À Grosbois, répondit madame Tallien, qui échangea un regard furtif avec l’officier.

— Pardon, citoyenne Tallien, reprit le chef du poste, vous êtes si bonne que vous ne refuserez point de venir en aide à un pauvre diable.

— Quel est-il et que puis-je faire ?

Tandis que l’officier parlait, un homme était sorti du poste, et s’approchait du carrosse. Madame Tallien l’enveloppa d’un coup-d’œil unique, étouffa un léger cri, et se mordit les lèvres pour ne point laisser échapper un nom.

L’officier ajouta :

— C’est un pauvre diable de cuisinier employé chez le citoyen Barras et qui s’étant attardé à Paris, ne sait plus comment faire pour retourner à Grosbois ; il craint de perdre son emploi, et si vous étiez bien bonne, citoyenne…

— Je le prendrais sous ma protection, n’est-ce pas ? dit madame Tallien, qui était redevenue souriante et calme.

— Et sur le siège de votre voiture, ajouta l’officier.

Madame Tallien fit un signe, le cuisinier grimpa à côté des deux laquais, l’officier salua et le fringant équipage continua sa route.

On traversa Charenton, on atteignit Alfort, sans que Marion et madame Tallien, absorbées toutes deux par des pensées différentes sans doute, eussent songé à reprendre leur conversation que l’officier de garde civique avait interrompue.

La nuit était venue.

C’était une nuit obscure, bien que le ciel fût étoilé ; et la lueur rouge des lanternes du carrosse éclaira bientôt un épais rideau d’arbres aux deux côtés de la route.

— Nous approchons, dit alors madame Tallien.

— Ah ! fit Marion qui songeait à l’homme mystérieux qui avait fendu la foule, aux abords de Tivoli, pour lui donner l’ordre de suivre madame Tallien.

Mais tout à coup, le prétendu cuisinier qui retournait à Grosbois en toute hâte et craignait d’être chassé, se dressa sur le siège et cria, d’une voix impérieuse, aux postillons :

— Halte !

Et dociles à cette voix, les postillons s’arrêtèrent.

En même temps, madame Tallien et Marion virent deux hommes à cheval sortir du bois et se placer en travers de la route.

II

Marion eut peur.

Mais, sans doute, madame Tallien s’attendait à cette péripétie de son voyage, car elle demeura souriante et calme.

— Ô mon Dieu ! dit Marion, pourquoi s’arrête-t-on et pourquoi ces gens à cheval se mettent-ils en travers de la route ?

— Ce n’est rien, dit madame Tallien. Vous allez voir que ce sont des amis.

En effet, le prétendu cuisinier descendit du siège, vint à la portière du carrosse ; il ôta respectueusement le bonnet bleu dont il était coiffé.

— Mille pardons, ma belle dame, dit-il, de me présenter à vous en semblable équipage.

— En effet, mon cher baron, répondit madame Tallien en souriant, il faut vous avoir beaucoup connu jadis pour vous reconnaître aujourd’hui.

— Les temps sont si durs ! murmura le prétendu cuisinier.

— Eh bien, dit madame Tallien, m’expliquerez-vous maintenant tous ces mystères ?

— Oui et non.

— Comment cela, baron ?

— Vous avez reçu un billet ce matin, n’est-ce pas, madame ?

— Oui, et ce billet était signé de vous, ou plutôt de votre nom de guerre.

— Ce qui est exactement la même chose. Or, dans ce billet, je vous suppliais de vouloir bien faire monter Marion dans votre voiture.

— Vous voyez que j’ai obéi.

— Je vous disais, en outre, qu’un ami déguisé monterait sur le siège, à la barrière, et que d’autres amis se permettraient de vous faire une petite visite en plein air, à l’entrée des bois.

— Fort bien, dit madame Tallien, l’ami de la barrière, c’était vous.

— Et les cavaliers que vous voyez, là-bas, les amis dont je vous ai parlé.

Marion n’avait jamais vu, — du moins elle le croyait, — l’homme qui s’adressait à madame Tallien.

Son visage lui était parfaitement inconnu, — mais sa voix, jeune et sympathique, du reste, avait déjà vibré à son oreille.

— Où donc l’ai-je entendue ? se demanda-t-elle.

Le prétendu cuisinier que madame Tallien avait, à mi-voix, qualifié du titre de baron, appuya l’index et le médium de sa main gauche sur ses lèvres, les écarta légèrement et fit entendre un coup de sifflet.

Aussitôt, les deux hommes à cheval s’approchèrent.

L’un d’eux vint se placer dans le cercle lumineux décrit par les lanternes du carrosse, et Marion pâlit en le reconnaissant.

C’était l’homme qui, deux heures auparavant, s’était approché d’elle à la porte de Tivoli.

— Cadenet ! murmura madame Tallien.

Celui qui répondait à ce nom, et dont la vue troublait si fort Marion, mit un doigt sur ses lèvres et la regarda fixement.

Pendant ce temps, le cuisinier-baron disait à madame Tallien :

— Il est dangereux de vous aller voir à Paris, et nous sommes si bien surveillés, mes amis et moi, par la police du Directoire, que c’eût été folie de s’adresser directement à vous, ce matin.

— Expliquez-vous donc, baron.

— Madame, reprit le prétendu cuisinier, vous souvenez-vous du temps où vous vous appeliez madame de Fontenay[1] ?

— Je n’ai garde, en vérité, de l’oublier, mon cher baron.

— Eh bien ! en ce temps-là, vous me fîtes une promesse.

— C’est vrai. Je vous promis de vous rendre un jour tel service en mon pouvoir que vous me pourriez demander.

— Aussi, ai-je compté sur vous, et l’heure de me rendre ce service étant venue…

— Que faut-il faire ? demanda madame Tallien.

— Me permettre d’abord de prendre dans le caisson de votre carrosse un coffre qui m’appartient…

— Comment ! s’écria madame Tallien au comble de la surprise, j’ai dans ma voiture un coffre qui vous appartient ?

— Oui, madame !

— Voilà qui est au moins bizarre…

— Non ; je l’ai envoyé hier soir à votre hôtel, et votre valet de chambre s’est chargé de le placer dans le caisson.

— Mais ce coffre que renferme-t-il ?

— Quelques hardes dont nous avons besoin cette nuit.

— Et c’est là le service que vous réclamiez de moi ? mon cher baron.

— Attendez, madame… Vous avez amené Marion, la jolie bouquetière ?

— La voilà, comme vous voyez…

— Ceci est la deuxième partie du service dont nous parlons. Vous présenterez Marion, que tout le monde connaît, dans les splendides salons de Grosbois, où le fastueux citoyen Barras se figure aisément qu’il est à peu près roi de France.

Madame Tallien sourit.

— Après ? dit-elle.

— Autrefois, dans un vrai salon, on n’eût osé produire Marion la bouquetière, mais à présent… au milieu de cette société bizarre et bariolée, qu’on nomme la cour du Directoire… au milieu de ce monde qui est une agrégation étrange des épaves de l’ancien régime et de l’écume du nouveau, on trouvera charmant de voir apparaître cette délicieuse fille en jupons rouges, qui refuse les diamants qu’on lui offre et veut demeurer bouquetière.

— En effet, dit madame Tallien, je puis vous assurer qu’elle sera bien accueillie. On me trouvera même adorable d’avoir songé à cette excentricité ; mais le service que vous me demandez n’est-il pas en trois parties ? acheva madame Tallien.

— Oui, madame.

— Et bien ! voyons la troisième ?

— Deux de mes amis et moi, continua le prétendu cuisinier avec un accent d’ironie voilée, ont entendu dire merveille des bals du citoyen Barras.

— Ils sont forts beaux, en effet… quand j’y suis… répondit madame Tallien avec une petite moue pleine de coquetterie.

— Un peu mêlés peut-être, ricana le prétendu cuisinier ; mais il ne faut pas être rigoureux sur l’étiquette. À régime nouveau, mœurs nouvelles.

— Après, baron, après ?

— Donc, mes deux amis et moi nous avons grandement envie de voir la fête de cette nuit.

À cette demande si simple en apparence, madame Tallien se troubla et étouffa un cri :

— Vous êtes fou, baron, dit-elle.

— Pourquoi cela, madame ?

— Mais parce que vous oubliez que vous êtes proscrit encore.

— Qu’importé ?

— Condamné à mort par contumace, je crois.

— Je me porte bien malgré cela.

— Soit ; mais si vous veniez à Grosbois cette nuit, vous y trouveriez nombreuse compagnie.

— Je l’espère bien.

— On vous reconnaîtrait.

— Oh ! je vous jure que non. Mes amis et moi, pendant notre séjour en Angleterre, nous avons pris des leçons d’un certain acteur anglais qui se grime à ravir, et nous serons méconnaissables ce soir.

— Pas dans ce costume au moins.

— Non certes ; nous avons dans le coffre que vous avez bien voulu nous apporter de Paris des vêtements qui seront d’un bel effet au bal du citoyen Barras, et des perruques ou des barbes qui modifieront quelque peu notre physique.

— Vous voulez donc que je vous introduise à Grosbois.

— Pas précisément. Je désirerais simplement que vous donnassiez l’ordre d’introduire les visiteurs qui se présenteront en votre nom.

— Mon cher baron, dit madame Tallien pensive et avec un accent d’inquiétude, prenez bien garde.

— À quoi, madame ?

— Si vous êtes reconnus, on vous arrêtera.

— Bien.

— Et je serai impuissante à vous sauver…

— Nous n’aurons pas besoin de vous, madame, soyez-en certaine, et vous ne compromettrez pas votre crédit, si grand qu’il soit…

— Soit, je vous introduirai… Mais, à propos, vous allez, dites-vous, changer de costume ?

— Parbleu !

— Sur la route ?

— Oh ! non pas… Cadenet et moi nous avons à cent pas d’ici, dans le fourré, un fort joli cabinet de toilette.

— Quelle plaisanterie, baron !

— Je ne plaisante pas, madame. Nous avons pris une maison de bûcheron et nous l’avons transformée. Ce diable de Cadenet, continua le baron en riant, y a transporté des odeurs, des savons et du vinaigre de toilette. Vous verrez que nous serons parfumés comme des petites maîtresses.

Tandis que le baron causait avec madame Tallien, Marion ne cessait de regarder l’homme qui répondait au nom de Cadenet.

Celui-ci lui avait fait un signe mystérieux. Le signe voulait dire :

« Quoi qu’il arrive, ne vous étonnez pas. Ce qui arrivera aura lieu par nos ordres et dans un intérêt commun que vous savez. »

Sur un geste du baron, un des laquais qui accompagnaient madame Tallien, ouvrit le caisson de la voiture et en retira le coffre dont il avait parlé.

Le baron prit ce coffre qui était de la grosseur d’une malle de voyage, et le tendit à Cadenet, qui le plaça en travers de sa selle. Puis il sauta en croupe de l’autre cavalier, qui s’était tenu un peu plus à l’écart.

— Au revoir… et à bientôt ! cria-t-il.

Les deux cavaliers quittèrent la route, s’enfoncèrent dans le fourré, et le carrosse repartit au grand trot en se dirigeant vers Grosbois.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

On dansait chez le citoyen Barras, l’un des trois directeurs, le seul roi de France, en réalité, depuis qu’il avait foudroyé les Parisiens, à la journée du 13 vendémiaire.

Grosbois, ce soir-là, ressemblait à un palais des Mille et une Nuits.

Le parc était illuminé à giorno. Une foule élégante, pimpante, affolée de plaisir, une cohue de gaze et de soie encombrait les salons.

Depuis huit heures du soir, la grille de la cour d’honneur n’avait cessé de livrer passage à des voitures, à des carrosses, et même à des modestes fiacres.

Et tous ces véhicules venaient tourner devant le perron et y déposaient les invités aux mille travestissements.

Et cependant, il y avait comme un léger nuage sur tous les fronts ; on se parlait à voix basse, on s’interrogeait du regard. Le citoyen Barras, vêtu d’un brillant habit brodé, portant un chapeau à plumes rouges et blanches, se promenait d’un air soucieux de salle en salle, puis allait sur une terrasse prêter l’oreille aux bruits lointains.

C’est que la reine de la fête n’était point encore arrivée.

Tout à coup on entendit les grelots de la chaise de poste de madame Tallien.

Et, comme aux portes des jardins de Tivoli, il se fit une révolution d’enthousiasme, tous les cœurs battirent, toutes les voix murmurèrent :

— La voilà ! la voilà !

On déserta les salons pour la cour, et lorsque le carrosse de la divine madame Tallien apparut dans la grande avenue du parc, la foule abandonna la cour, comme elle avait abandonné les salons, se précipitant à la rencontre de son idole ; et alors une vingtaine de mirliflors et d’incroyables forcèrent les postillons à dételer leurs chevaux.

Madame Tallien entra dans la cour de Grosbois traînée par une jeunesse enthousiaste.

Elle monta dans les salons, portée en triomphe par les merveilleuses.

Ce n’était pas de la joie, mais du délire, et, comme si on se fut trouvé à la salle Feydau ou à celle de l’Opéra, on se mit à applaudir, et les battements de mains durèrent plusieurs minutes.

Ce ne fut que lorsque cet enthousiasme se fut un peu calmé, qu’on s’aperçut que madame Tallien n’était point arrivée toute seule. Mais elle avait si bien concentré tout d’abord l’attention générale, que nul n’avait pris garde à Marion, — pas même Barras qui, cependant, avait ouvert lui-même la portière du carrosse.

Madame Tallien fit signe qu’elle voulait parler et, aux applaudissements frénétiques, aux murmures enthousiastes, succéda un respectueux silence.

Madame Tallien voulait parler, il était du devoir de tous de l’écouter.

Elle se retourna et prit par la main Marion qui l’avait suivie et que nul n’avait vue encore, et la présenta au citoyen Barras en lui disant :

— Vous avez à coup sûr bien des jolies femmes ici, mais vous n’en avez pas de plus belle que celle-là.

— Marion ! c’est Marion !

— C’est la bouquetière de Tivoli.

— C’est la belle, l’inimitable Marion ! s’écrièrent cent voix.

Et les mirliflors, les incroyables, la jeunesse dorée, en un mot, de battre des mains en criant bravo ! et d’entourer Marion émue et rougissante.

— Citoyen directeur, poursuivit madame Tallien, voici le dernier bouquet de Marion ; il est pour vous.

Barras prit le bouquet des mains de Marion, puis il l’offrit à madame Tallien, qui le mit à sa ceinture.

Chose assez bizarre, si on songe à la popularité dont jouissait Marion, Barras ne l’avait jamais vue.

Chose plus bizarre encore, le directeur ne put s’empêcher de tressaillir en voyant Marion comme si cette femme, encore inconnue, devait un jour exercer une influence sur sa destinée.

— Ô la belle créature ! murmura-t-il à l’oreille de madame Tallien.

Celle-ci, tenant toujours Marion par la main, passa son bras sous celui de Barras et l’entraîna dans un petit salon d’où la foule se hâta de sortir.

Le peuple de madame Tallien était non moins discret qu’ardent, et il sut s’écarter de son idole qui voulait causer tête à tête avec le citoyen Barras.

L’orchestre, un moment suspendu, reprit ses fonctions, et on se remit à danser.

Pendant ce temps, madame Tallien disait au directeur.

— Comment sont reçus vos invités à la grille du château ?

— Mais… je ne sais pas… dit Barras qui ne comprit pas bien la question.

— Dame ! je ne suppose pas qu’on laisse entrer chez vous sans lettres d’invitation.

— En effet, j’ai envoyé des cartes à tous. Mais pourquoi me demandez-vous cela ?

— Parce que j’ai trois amis qui désirent voir votre fête, et que vous n’avez pas invités.

Barras porta la main de madame Tallien à ses lèvres :

— Votre nom n’ouvre-t-il pas toutes les portes ? dit-il.

— Sans doute… mais encore faut-il donner des ordres, mon cher directeur.

Elle lui sourit comme la femme qui connaît l’empire de ses charmes ; mais Barras préoccupé, regardait toujours Marion ; Marion avait fait sur lui une impression étrange, et le jetait brusquement dans une sorte de torpeur morale.

— Eh bien ! dit-il cependant, donnez-moi le nom de vos amis, madame, et je vais ordonner…

— Leur nom ? fit madame Tallien, qui tressaillit.

— Sans doute.

Marion pâlit et eut un mouvement convulsif.

Mais madame Tallien continua à sourire et répondit :

— Non, mon cher directeur, cela n’est pas possible ; mes amis seront costumés et masqués ; ils veulent garder l’incognito.

Barras fronça le sourcil.

— Sont-ce bien vos amis ? dit-il.

— Mais… sans doute…

— Vous m’en répondez ?

Cette question fit, à son tour, tressaillir madame Tallien.

— Comme vous me dites cela ! murmura-t-elle.

— C’est que, répondit Barras, j’ai reçu ce matin même un billet anonyme.

— Et… ce billet ?

— Me prévenait qu’on songeait à m’assassiner.

— Oh ! fit madame Tallien, dont le cœur battit violemment.

Mais elle n’eut pas le temps de protester contre cette affirmation de Barras, car il se fit un grand bruit dans la salle voisine, et on se reprit à applaudir comme si une seconde madame Tallien fût arrivée.

Un homme que personne ne connaissait venait d’entrer et excitait par la bizarrerie de son costume l’hilarité générale.

III

Le personnage qui venait d’entrer était couvert d’un maillot couleur de chair, et, à première vue, paraissait sortir du paradis terrestre.

Seulement le maillot était tatoué de toutes sortes de figures, de dessins allégoriques et bizarres.

Au lieu de faire son apparition comme un être ordinaire, sur ses deux pieds, il était entré en faisant la roue et marchant sur ses mains.

Arrivé au milieu du grand salon, il se planta les pieds en l’air et la tête en bas, dans une immobilité complète qui dura plusieurs minutes. Ce qui excita l’hilarité universelle.

Cette position anti-naturelle ne permettait à personne de le reconnaître, en admettant qu’il fût connu de quelqu’un, car son visage était couvert par les flots d’une chevelure rousse, dont les boucles renversées ne laissaient voir que le bout de son nez.

Quand il eut bien constaté son talent de clown, le nouveau venu se remit à faire la roue, parcourut rapidement deux ou trois salles, et finit par arriver dans le petit boudoir où le citoyen Barras causait avec madame Tallien et contemplait Marion.

Là, il se remit sur ses deux pieds, et vint se planter devant le directeur.

Barras le regarda avec un étonnement mêlé d’hilarité, car il ne prit garde, tout d’abord, qu’à la perruque jaune et au visage barbouillé d’ocre, de noir et de bleu, de cet étrange invité.

Le sauvage salua et dit au directeur :

— J’ai nommé madame à vos gens, citoyen, et ils m’ont laissé pénétrer chez vous.

Le son de cette voix ne laissa aucun doute dans l’esprit de madame Tallien.

— Monsieur, dit-elle en le désignant à Barras, est un des trois amis dont je vous parlais.

Barras, qui avait ri de bon cœur à la vue du sauvage, se trouva complètement rassuré.

— J’ai affaire à un comique, se dit-il, et il ne me fait nullement l’effet d’un assassin.

Quant à Marion, elle était devenue plus pâle encore, car dans cet homme ainsi transformé, elle avait reconnu Cadenet, c’est-à-dire l’homme qui lui avait glissé quelques mots à l’oreille au seuil de Tivoli.

Cadenet, ayant salué Barras ajouta :

— Citoyen directeur, je suis convaincu que vous prendrez un extrême plaisir à examiner mes tatouages.

Et il promena complaisamment ses doigts sur les dessins qui ornaient son maillot couleur de chair.

— Volontiers, répondit Barras, qui n’avait d’abord vu qu’un fouillis de têtes et de caricatures.

Mais soudain le directeur, dont les yeux s’étaient arrêtés sur le thorax de Cadenet, ne put réprimer un cri de surprise et de mauvaise humeur.

La poitrine de Cadenet représentait, à l’encre rouge, une guillotine dans l’exercice de ses fonctions.

Rien n’y manquait, — ni le bourreau et ses aides, ni le peuple grouillant au pied de l’échafaud, ni le condamné qui contemplait la lunette avec stupeur.

Au-dessous de ce charmant dessin, il y avait une légende en gros caractères :

Mort du ci-devant marquis de Fontanges.

Barras lut cette légende et fronça les sourcils ; mais il n’eut pas le temps d’exprimer autrement son opinion, car le personnage appelé Cadenet fit volte-face et montra son dos, comme il avait déjà fait voir sa poitrine.

— Deuxième tableau ! dit-il.

Ce deuxième tableau représentait le tribunal révolutionnaire, avec son banc des prévenus, son avocat pour la forme, et son terrible accusateur public.

Au pied du tribunal était une jeune femme qui s’appuyait sur l’épaule d’un vieillard.

Cet autre dessin avait pareillement une légende.

La légende disait :

Condamnation du comte de Sombreuil.

— Monsieur, dit Barras avec humeur, nous ne sommes plus au temps de la Terreur, et je trouve votre travestissement d’assez mauvais goût.

— Citoyen directeur, répondit Cadenet, je désirerais fort, avant de répondre, que vous prissiez le temps de tout voir en détail.

Et il lui montra complaisamment ses bras, ses cuisses et ses épaules, tout cela pareillement tatoué.

On y voyait tour à tour la tête de Robespierre et le buste de Marat, le bonnet phrygien et la carmagnole, et le fameux niveau dont le couteau de la guillotine avait emprunté la forme.

Chaque figure, chaque instrument, chaque emblème, avaient leur nom inscrit au-dessous.

— Maintenant, citoyen directeur, reprit Cadenet, je vais répondre à votre reproche.

Madame Tallien était un peu émue ; Marion était pâle.

Quant à Barras, il avait passé la main dans son gilet et pris une attitude presque menaçante.

— Mon cher directeur, reprit Cadenet, je sais pourquoi vous froncez le sourcil ; avouez que vous me prenez pour un assassin ?

— Monsieur !

— Cependant, voyez, mon maillot est si étroit qu’il me serait impossible d’y cacher le moindre stylet, et je n’ai aucun pistolet dans la main. Donc, rassurez-vous ; la seule arme dont je dispose et dont je me sois armé contre vous est une divinité aussi nue que moi, qui s’appelle la Vérité.

— Ah ! vous voulez me dire la vérité ? fit Barras avec ironie.

— Il y a un proverbe fort connu, poursuivit Cadenet, qui prétend que les vivants doivent la vérité aux morts.

— Je ne suis pas mort encore, monsieur, dit froidement Barras.

— Attendez donc un peu, citoyen directeur, vous allez voir que j’ai retourné le proverbe.

— Comment cela ? demanda Barras.

— C’est un mort qui va dire la vérité à un vivant.

— Un mort !

— Oui, et ce mort, c’est moi…

Madame Tallien et Marion se regardèrent avec inquiétude ; Barras fit, malgré lui, un pas en arrière.

Mais Cadenet poursuivit :

— Oui, cher citoyen directeur, je suis mort, bien mort, et cela depuis quatre ans révolus, car j’ai été guillotiné en octobre mil sept cent quatre-vingt-treize.

Barras ne répondit point directement à Cadenet, mais il regarda madame Tallien et lui dit :

— Je ne savais pas, madame, que vous eussiez des fous pour amis.

Madame Tallien, dont l’émotion allait croissant, ne répondit pas, Cadenet continua :

— De mon vivant, je m’appelais le marquis de Cadenet. J’étais seigneur d’un petit bourg situé en Provence, à une lieue de la Durance et à quatre ou cinq lieues de la ville d’Aix. La Révolution me surprit dans les fonctions de cornette de cavalerie.

J’émigrai d’abord ; puis le mal du pays, compliqué du mal d’amour, me prit, et je revins en France. J’entrai à Paris de nuit, j’allai me loger chez mon ancien valet de chambre, en qui j’avais toute confiance, et qui, pour la justifier, me dénonça le lendemain à la Commune. Je fus arrêté, jugé, condamné et exécuté le même jour.

— Cet homme est fou ! répéta Barras avec impatience.

— Mais, citoyen directeur, reprit Cadenet, je vais vous prouver clair comme le jour que j’ai toute ma raison et que je dis vrai.

Barras haussa les épaules.

Sans se déconcerter, Cadenet reprit :

— J’ai vu tout à l’heure en entrant ici un homme qui m’a beaucoup connu de mon vivant.

— Ah ! vraiment ? dit Barras d’un ton railleur.

— C’est Dufour, l’ex-fournisseur, un gros homme qui siégeait au tribunal révolutionnaire. Il me reconnaîtrait bien, lui, puisqu’il fut un de ceux qui me condamnèrent.

— Monsieur, dit Barras, frappant légèrement du pied, vous êtes venu chez moi pour vous amuser, c’est fort bien ; mais je vous serais très-reconnaissant d’abréger cette mystification.

— Ah ! pardieu ! s’écria Cadenet, vous allez voir que je ne vous mystifie nullement. Mon bon ami Dufour, venez donc ici un moment ?

Cadenet s’adressait à un personnage qui passait en ce moment dans le salon voisin et s’était arrêté sur le seuil de celui où se trouvaient Barras et madame Tallien.

C’était un gros homme qui avait la mine rouge, le menton à triple étage, l’œil souriant, la lèvre fleurie, qui portait des bagues à tous les doigts, des diamants à toutes ses bagues, des diamants à sa chemise et des diamants à son habit.

— Peste ! lui cria Cadenet, vous êtes déguisé en Mine de Golconde, mon cher Dufour !

Le citoyen Dufour, ex-fournisseur des armées et juge au tribunal révolutionnaire, était trop flatté d’être admis dans un groupe dont madame Tallien était le centre, pour ne se point approcher avec empressement.

Il regarda Cadenet, dont le visage était non moins tatoué que le corps, et ne put retenir un gros rire.

— Dites donc, citoyen Dufour, poursuivit Cadenet, avez-vous une bonne mémoire ?

— Excellente, répondit l’ancien juge.

— Vous souvenez-vous des gens qui ont été jugés de votre temps ?

Dufour fit la grimace et crut que le sauvage allait le mystifier.

Mais celui-ci, lui posant la main sur le bras :

— Vous souvenez-vous d’un certain marquis de Cadenet ?

— Ah ! oui, il fut condamné.

— Vous en êtes sûr ?

— Parbleu ! dit Dufour, condamné et exécuté. Je l’ai vu aller à l’échafaud.

Cadenet se retourna vers Barras d’un air triomphant.

— Vous voyez ? dit-il.

— Je vois, répondit Barras, que le marquis de Cadenet a été exécuté, et que par conséquent ce n’est pas vous

— C’est moi.

— Oh ! dit naïvement Dufour, je me le rappelle bien, ce jeune homme.

— Le reconnaîtriez-vous, s’il sortait de sa tombe ?

— Malheureusement, dit l’ex-fournisseur, cela ne s’est jamais vu.

— N’importe, j’insiste et je vous demande si vous le reconnaîtriez ?…

— J’ai ses traits présents à l’esprit comme s’il était là.

Cadenet se tourna vers Barras :

— Citoyen directeur, dit-il, la patience est la vertu des hommes qui gouvernent les peuples… Soyez patient jusqu’au bout.

Cette flatterie dérida le front de Barras.

— Que voulez-vous donc de moi, monsieur le revenant ? demanda-t-il.

— Une éponge et de l’eau, répondit Cadenet.

— Pourquoi ?

— Mais pour me débarbouiller afin que monsieur me reconnaisse.

Et il désignait Dufour.

En même temps, il posa la main sur l’épaule de Marion :

— Et voilà une jolie fille, dit-il, qui serait bien aimable de me venir en aide dans cette besogne…

Barras écoutait stupéfait. L’aplomb de cet homme qui disait être mort et qui demandait une éponge et de l’eau comme un vivant des plus vulgaires, déconcertait le directeur.

Cependant il lui dit, montrant une porte au fond du salon :

— Veuillez entrer dans ma chambre, là… vous y trouverez ce que vous demandez.

Cadenet prit le bras de Marion et l’entraîna, sans que ni madame Tallien, ni Barras, ni Dufour eussent eu le temps de s’y opposer.

— Singulier personnage que vous m’avez présenté là, madame ! dit Barras à madame Tallien.

La jeune femme était encore tout étourdie de la tournure bizarre qu’avait prise la présentation du citoyen Cadenet.

— Mon cher directeur, dit-elle à Barras, je vous assure que mon ami est un fort aimable homme, en dépit de ses tatouages.

— Veuillez donc alors me dire son nom ?

— Le marquis de Cadenet, répondit madame Tallien.

— Comment ! vous aussi, madame…

— Je l’ai toujours connu sous ce nom.

— Mais il est mort le marquis de Cadenet ! s’écria Dufour. Je l’ai jugé et condamné.

— Alors, il aura été sauvé…

— Non, je suis sûr qu’il a été guillotiné. — Eh bien ! c’est un autre Cadenet, voilà tout, dit madame Tallien.

— Depuis quand le connaissez-vous, celui-là madame ?

— Depuis 1792.

— Tout cela est assez bizarre, murmura Barras, et je suis curieux de savoir…

— Chut ! fit madame Tallien, souriante, le voilà qui revient…

Le citoyen Cadenet s’était enfermé avec Marion dans le cabinet de toilette du directeur Barras.

Marion était pâle comme une morte et ses dents claquaient.

— Eh bien ! lui dit Cadenet qui prit un pot de vermeil et versa de l’eau dans une aiguière de métal, que penses-tu de mon entrée ?

— Georges… Georges… murmura Marion en joignant les mains, vous voulez donc mourir, vous aussi…

— Bah ! je ne crains rien.

— Prenez garde ! balbutia-t-elle avec une terreur croissante, la révolution n’est pas finie. On danse partout et je vends des fleurs, mais il tombera bien des têtes encore.

— Bah ! la mienne est solide…

— Il disait cela, lui aussi, murmura Marion…

Cadenet vit une larme rouler sur la joue pâlie de la jeune fille.

— Pauvre Marion ; dit-il ; mais va, l’heure de la vengeance est proche, et nous le vengerons, lui.

— Oh ! j’ai peur… j’ai peur… dit encore la bouquetière.

— Soit, mais obéis.

Ces trois mots furent prononcés par Cadenet avec un mélange de bonté et de fermeté.

On sentait, à l’accent de sa voix, qu’il était le maître absolu de cette femme.

Marion courba la tête :

— Que faut-il faire ? demanda-t-elle avec soumission.

— On danse demain, là-bas.

— Ah ! fit Marion frémissante.

— Et j’y voudrais conduire un homme qui ne s’attend pas à être invité.

— Et… cet homme ?

— C’est Barras.

— Lui ! fit Marion avec effroi ; un bourreau parmi les victimes !

— Il vient parfois une heure où le bourreau a peur et se repent du sang versé. Mais écoute… Ta beauté a fait sur lui une vive impression… Il est débauché, ce cher directeur, il s’imagine que toutes les femmes doivent l’aimer…

— Eh bien ?

— Certainement, il te poursuivra de ses hommages, cette nuit.

Marion haussa imperceptiblement les épaules.

— S’il te demande un rendez-vous dans le parc, tu le lui accorderas.

— Moi !

— Oui.

— Mais… que m’arrivera-t-il, mon Dieu ?

— Rien, nous serons là.

Tout en parlant ainsi, Cadenet avait enlevé le rouge, le noir et le bleu qui couvraient son visage, et il apparut blanc et rose comme un homme de vingt-cinq ans qu’il était.

— Viens, dit-il à Marion.

Et ils passèrent de nouveau dans le salon où ils avaient laissé Barras en compagnie de madame Tallien et du fournisseur Dufour.

Ce dernier jeta un cri et recula tout frémissant :

— Qu’est-ce donc ?

— C’est lui, dit le fournisseur, dont les dents claquaient d’épouvante.

— Qui, lui ?

— Le marquis de Cadenet !

Et Dufour recula, les cheveux hérissés.

Alors Cadenet regarda Barras et lui dit froidement :

— Vous voyez bien que les morts reviennent.

IV

Barras sentit quelques gouttes de sueur perler à son front.

C’était un fort bel homme que l’ex-comte de Barras, ancien capitaine de cavalerie dans l’armée française des Indes, ancien gentilhomme de vieille roche, ex-député du Var à la Convention nationale, et, pour le moment, premier directeur, c’est-à-dire à peu près roi.

Il était de haute taille, avait les cheveux noirs, le front découvert, l’œil intelligent et un peu mélancolique, les lèvres charnues et sensuelles et de belles dents blanches et bien rangées.

Il avait quarante-six ans ; mais, en dépit de sa vie politique agitée et de son existence privée saturée de plaisirs, il était loin de paraître cet âge.

Du reste, il semblait négliger maintenant les intrigues d’amour pour les intrigues politiques, et l’on prétendait tout bas que le farouche conventionnel, revenant aux idées de son enfance, aux idoles de sa jeunesse, rêvait le rôle du général Monck, le restaurateur de Charles II d’Angleterre.

Toujours est-il que le citoyen Barras avait restauré le plaisir, et Paris lui en tenait compte.

On dansait chez lui avec frénésie ; — on le saluait dans les rues avec enthousiasme.

Il était l’idole de ce qu’on appelait alors la jeunesse dorée.

Par cela même, il était peu disposé à se voir reprocher le passé, et depuis qu’il était à la tête du Directoire, il s’efforçait par tous les moyens possibles, d’effacer jusqu’au souvenir de cette époque sanglante qu’on a nommée la Terreur.

Aussi, Cadenet lui venant dire qu’il s’était mis en tête de lui parler de vérité, Barras s’était-il montré d’assez mauvaise humeur.

Le citoyen directeur, bien que méridional, n’était point superstitieux, et en voyant Dufour s’écrier que Cadenet était bien le gentilhomme qu’il avait jugé, condamné et fait exécuter, — il se dit tout de suite que l’ex-fournisseur était abusé par quelque étrange ressemblance.

Pourtant, nous l’avons dit, la sueur mouillait ses tempes, et il eut comme un battement de cœur en se retrouvant face à face avec cet homme qui lui voulait dire la vérité.

Mais Cadenet avant sans doute changé d’avis, car il lui dit aussitôt :

— Je désire avoir un petit entretien avec vous, citoyen directeur, mais un peu plus tard…

— Et… quand cela ?…

— Oh ! dans le courant de la nuit… Maintenant, votre fête est à peine commencée… vos devoirs d’amphitryon vous réclament… Moi, je vais faire ma cour aux dames.

— C’est lui ! c’est bien lui ! répétait Dufour avec épouvante.

Barras haussa de nouveau les épaules.

Quand à Cadenet, il se contenta de baiser la main de madame Tallien, d’échanger un regard furtif avec Marion ; puis il repartit à travers la foule, en faisant la roue et excitant partout des lazzis et des éclats de rire.

Barras était devenu tout pensif, mais lorsque l’homme aux tatouages eut disparu, il se sentit soulagé et respira plus librement.

Alors il regarda Marion.

La beauté de la bouquetière avait quelque chose de poignant et d’incisif qui mordait au cœur.

Son regard pénétrait jusqu’au fond de l’âme, et Barras en subit aussitôt le charme fascinateur.

— Ah ! souffla madame Tallien à l’oreille de Dufour, je crois que ce cher directeur va perdre la tête et enflammer son cœur aux beaux yeux de Marion.

Dufour allait protester contre cette opinion émise par madame Tallien.

Mais celle-ci l’arrêta net en lui prenant le bras, et lui disant :

— Faites-moi donc faire un tour dans les salons.

Madame Tallien voulait éviter, au moins pour le moment, toute explication avec Barras, touchant Cadenet.

Barras ne la retint point ; tout entier à Marion, il la força à prendre son bras, et il se promena triomphant avec elle au travers de ses deux mille invités.

— Hé ! parbleu ! dit un incroyable en les voyant, cette petite Marion est une fine mouche, et en refusant nos hommages, elle savait bien ce qu’elle faisait.

— Bah ! dit un mirliflor.

— Sans doute. Ne vois-tu pas, mon ami, que Barras en est déjà fou ?

— C’est dommage ! disait-on dans un autre groupe, Marion vendait de bien beaux bouquets, cependant.

— Elle vendra des faveurs, dit une jeune et jolie femme qui ne dédaigna point de risquer ce calembour. Les fleurs et les rubans sont de même famille.

Barras vit partout la foule s’écarter souriante sur son passage.

— Heureux directeur ! soupiraient tous ceux que Marion la bouquetière avait rebutés.

Barras sortit des salons, gagna une terrasse, puis descendit les marches d’un perron qui conduisait dans le parc.

— Il va vite en besogne, le directeur, chuchotèrent quelques voix.

Les groupes épars sous les grands arbres s’écartèrent comme s’étaient écartés ceux des salons.

Jamais l’ancienne cour n’avait mieux respecté les mystères de galanterie du roi Louis XV.

Le citoyen Barras avait, aux yeux de tous, déjà conquis Marion.

Marion, toujours émue et pâle, se laissa entraîner par lui.

— Ainsi donc, ma toute belle, disait le galant directeur qui venait de la conduire dans une allée sombre et à peu près déserte, vous êtes bouquetière.

— Oui… citoyen.

— Un métier de pauvre fille, mon adorée…

— De pauvre fille qui n’a que son travail pour vivre, citoyen…

— Un hôtel, un carrosse, des diamants et des dentelles vous iraient mieux que votre éventaire, ma belle.

Marion soupira.

Barras se méprit à ce soupir et poursuivit d’un ton plus pressant :

— Si je vous donnais tout cela ?…

Mais Marion dégagea brusquement sa main que le tendre directeur serrait doucement dans les siennes, et elle répondit :

— Je ne suis pas à vendre, citoyen !

— Fi ! le vilain mot…

— Et vous feriez un pauvre marché avec moi, citoyen… car j’ai eu le cœur si meurtri jadis, qu’il n’a plus la force d’aimer…

— Tarare ! mon enfant… l’amour est comme le phénix, il renaît de ses cendres.

— Quand ses cendres n’ont point été jetées au vent, dit Marion. Ne me parlez point d’amour, citoyen, je suis sourde et aveugle.

— Eh bien ! répondit l’empressé directeur, je tâcherai de vous rendre les deux sens qui vous manquent : la vue et l’ouïe.

Et il retira de son_doigt une superbe turquoise entourée de rubis, et la passa au doigt de Marion.

La bouquetière eut peur et songea à s’enfuir, mais elle se souvint des ordres que lui avait donnés Cadenet.

Et comme elle obéissait à cet homme, sans jamais discuter ses volontés, elle se laissa conduire par Barras vers un banc de verdure où il la fit asseoir.

Puis, il se mit fort galamment à ses genoux. Mais il n’eut le temps ni de baiser les mains de Marion, ni de renouveler ses offres tentatrices, car deux hommes, cachés jusque-là derrière un tronc d’arbre, s’élancèrent sur lui et l’étreignirent.

Barras jeta un cri ; mais ce cri ne fut point suivi par un autre cri, car on lui passa un mouchoir dans la bouche, en guise de bâillon.

En même temps un des hommes fit entendre un coup de sifflet, et un troisième personnage vint à leur aide.

Marion s’était levée tout éperdue, mais elle n’avait eu garde de crier.

L’agression dont le directeur était victime était si brusque, si inattendue, qu’il ne put faire usage de sa force herculéenne.

Il fut lié, garrotté, bâillonné en un tour de main ; puis, un de ses trois ravisseurs le chargea sur ses épaules, comme il eût fait d’un enfant, et Barras, qui se débattait en vain et dont le bâillon étouffait les cris, fut emporté à travers la partie la plus fourrée du parc de Grosbois.

Marion suivit les ravisseurs.

Pendant ce temps, on dansait au château et sur les pelouses, et la fête était dans toute sa splendeur.

En vingt minutes d’une course précipitée, les ravisseurs eurent atteint une des lisières du parc.

Le parc de Grosbois avait alors pour unique clôture une haie vive bornée d’un fossé.

Sur le revers opposé du fossé passait un chemin de traverse qui allait rejoindre la grande route.

La haie vive avait une brèche. Les ravisseurs y passèrent.

Le fossé était large, mais ils le franchirent d’un seul bond.

Sur la route était une voiture fermée, attelée de deux vigoureux percherons harnachés en poste.

L’un des ravisseurs ouvrit la portière, et Barras, à moitié suffoqué par le bâillon, fut jeté dans la voiture.

L’un des trois hommes monta sur le siège, les deux autres se placèrent à la gauche et à la droite de Barras, et comme la voiture avait deux sièges, Marion s’assit vis-à-vis de lui.

Alors Barras s’aperçut, à la lueur que projetaient à l’intérieur les lanternes, que les trois hommes étaient masqués et couverts d’amples manteaux.

Et le directeur se souvint du billet anonyme qu’il avait reçu le matin et dans lequel on le prévenait qu’il courait risque d’être assassiné.

— Je suis un homme perdu ! pensa-t-il.

Mais comme il était brave, il songea à bien mourir.

Tout cela s’était accompli sans bruit, et aucun des trois hommes n’avait parlé.

Aussitôt la portière fermée, le postillon fit claquer son fouet, et la voiture partit au grand trot de deux percherons.

Alors un des trois hommes prit un stylet à sa ceinture, et un rayon de la lanterne qui tomba sur la lame en fit jaillir un éclair.

Barras tressaillit.

— Monsieur, dit alors le ravisseur, vous pouvez crier maintenant, on ne vous entendra pas, et comme j’ai besoin de causer avec vous, on va vous débarrasser de votre bâillon.

Barras reconnut sous le masque la voix de Cadenet.

Le complice de ce dernier dénoua le bâillon aussitôt.

— Ah ! misérable ! dit Barras.

— Chut ! reprit Cadenet, pas de gros mots. Foi de gentilhomme, je vous plante ce bijou dans la poitrine.

— J’avais été prévenu… murmura Barras, j’aurais dû me défier… Vous voulez m’assassiner ?

— Oui et non. Oui, si vous résistez… non, si vous vous prêtez aux circonstances.

— Et ces… circonstances… ricana Barras.

— Cher citoyen directeur, reprit Cadenet, nous avons une assez longue route à faire d’ici à Paris, et je crois qu’il est de notre courtoisie de vous débarrasser de ces cordes que nous avons employées, du reste, bien malgré nous ; en vous faisant remarquer toutefois que si vous tentiez de nous échapper, nous serions obligés d’user de moyens extrêmes.

Barras fut débarrassé de ses cordes, comme on l’avait débarrassé de son bâillon.

— Maintenant causons, dit Cadenet.

— Volontiers, fit Barras avec dédain.

Le directeur était un homme de sang-froid, et il avait compris que toute résistance était inutile.

Je vous disais donc que nous allions à Paris, reprit Cadenet.

— Vous avez mal pris votre moment, messieurs, ricana Barras.

— À première vue, oui, car nous vous arrachons à la fête que vous donnez…

— Et certes, on ne tardera pas à s’apercevoir de ma disparition, dit Barras.

— Croyez-vous ? fit Cadenet avec ironie.

— Et la police ne tardera point à nous rejoindre et à me délivrer.

Cadenet se prit à rire sous son masque.

— Tenez, messieurs, dit Barras, vous jouez votre tête en ce moment.

— Oh ! nous le savons.

— Et vous ferez bien de m’assassiner tout de suite.

— Non pas, dit Cadenet.

— Alors, je serai délivré…

— Par qui ?

— Par la police.

— La police, mon cher directeur, s’occupe de ses affaires politiques, mais non de vos amours.

— Mes amours !

— Hé ! pardieu oui…

— Ah ! fit Barras avec rage.

— Car vous avez quitté le bal donnant le bras à Marion.

— C’est vrai.

— Et quoi d’étonnant, en vérité ! que le citoyen directeur ait un caprice de vingt-quatre heures pour la belle bouquetière. Il l’a enlevée et emmenée dans une retraite mystérieuse. Donc, vous le voyez, la police ne va pas se mettre en route pour si peu…

— Oh ! dit Barras, elle finira bien…

— Quand elle s’occupera de vous et de nous, peut-être nous serons-nous entendus.

— Mais qui êtes-vous donc ?

— Vous le saurez plus tard.

— Et vous me conduisez à Paris ?

— Oui.

— Dans quel but ?

— Nous vous menons au bal ; car, ricana Cadenet, mes amis et moi nous nous sommes dit qu’il était convenable de vous offrir une compensation.

— Monsieur, dit Barras avec hauteur, vous m’avez déjà fait ce soir quelques plaisanteries de mauvais goût.

— Je ne plaisante jamais, monsieur. Nous vous conduisons au bal : c’est la vérité pure.

Barras se renferma dès lors dans un silence farouche, et les deux hommes masqués ne cherchèrent pas à l’en tirer.

Les deux chevaux percherons allaient un train d’enfer.

En une heure et demie, ils eurent dévoré l’espace qui sépare Grosbois de Paris, et la voiture s’arrêta devant la grille de la barrière de Charenton.

— Citoyen directeur, dit Cadenet, soyez assez aimable pour vous nommer d’un air souriant à l’officier du poste, et n’allez point commettre l’étourderie de réclamer ses services, car vous seriez mort avant qu’il eût ouvert la portière.

Barras était brave, mais il estimait qu’il est inutile de courir une mort certaine, et il s’exécuta de bonne grâce.

Il se nomma aux municipaux du poste, qui, apercevant une femme au fond de la voiture, se regardèrent en souriant et se dirent :

— Le directeur est en bonne fortune.

La voiture descendit le faubourg Saint-Antoine.

Arrivée sur l’emplacement où avait été la Bastille, elle s’arrêta.

— Sommes-nous arrivés ? demanda Barras.

— Pas encore.

— Alors, pourquoi nous arrêtons-nous ?

— Pour remplir une petite formalité.

Et Cadenet tira un foulard de sa poche.

— Il faut que vous vous laissiez bander les yeux, dit-il.

— Mais…

— À moins, ajouta froidement Cadenet, que vous ne préfériez aller coucher dans la Seine où nous porterions votre personne si nous étions forcés d’en faire un cadavre.

Barras se laissa bander les yeux, et la voiture se remit en mouvement.

Elle roula pendant une heure sur le pavé inégal et pointu des rues de Paris d’alors, puis Barras entendit un bruit sonore et comprit qu’elle entrait sous une voûte.

Une minute après elle s’arrêta.

Alors Cadenet prit Barras par la main et le fit descendre.

— Nous sommes arrivés, dit-il.

Le directeur sentit autour de lui une atmosphère et des bruits confus, tandis qu’une clarté vague pénétrait son bandeau.

Alors encore Cadenet lui arracha le foulard, et Barras fut étourdi par des flots de lumière qui le forcèrent un moment à refermer les yeux.

V

Après avoir un moment fermé les yeux, Barras les rouvrit, et il promena un regard étonné autour de lui.

Il se trouvait dans une vaste salle de forme circulaire, éclairée par des lustres et de nombreux candélabres.

Les murs, chose bizarre ! étaient peints en rouge et garnis de banquettes de même couleur.

Sur ces banquettes étaient assises des femmes de tout âge, mais la plupart jeunes et belles, en toilettes de bal irréprochables.

Seulement, et Barras en fut frappé sur-le-champ, chacune d’elles avait autour du cou un petit cordon d’un rouge foncé qui traçait une ligne semblable à celle qu’eût produite le fer de la guillotine en passant, en admettant que la tête eût, après ce terrible passage, repris sa position normale sur les épaules.

Devant ces femmes se tenaient, respectueusement debout, des cavaliers revêtus au goût du jour, mais n’ayant point adopté l’immense cravate alors à la mode, et ayant, au contraire, le cou dégagé et nu.

Comme les femmes, ils avaient un petit liséré rouge qui traçait le passage sanglant du couteau de la guillotine.

De plus qu’elles, ils portaient un masque sur le visage.

Dans le fond de la salle était un orchestre muet jusque-là et qui n’attendait qu’un signal.

Cadenet se pencha à l’oreille de Barras et lui dit :

— On vous attendait pour commencer.

— Mais où suis-je donc ? demanda le directeur.

— Au bal, comme vous voyez.

— Mais… ces hommes masqués… ces femmes…

— C’est la société habituelle.

— Quels sont-ils ?

— Voyez-vous cette marque rouge qu’ils ont au cou, hommes et femmes ?

— Oui.

— Eh bien ! c’est le signe de ralliement, et comme l’estampille indispensable pour être admis ici.

— Que veut donc dire ceci ?

— Que la guillotine a passé par là. Ce bal se nomme le Bal des victimes.

Barras tressaillit.

— Ma police m’a parlé de ce bal, en effet, dit-il.

— Et elle a essayé de le découvrir, n’est-ce pas ?

— Sans succès, jusqu’à présent.

— En effet, dit Cadenet, bien qu’il ait lieu, tous les huit jours, comme il se donne chaque fois dans un endroit différent, votre police, cher directeur, n’a pu, jusqu’à présent le faire fermer.

— Ah ! murmura Barras un peu étourdi, cela se nomme le Bal des victimes ?

— Oui, et, pour y être admis, il faut avoir perdu un parent sur l’échafaud, qui un père, qui une femme, qui un frère ou une sœur…

Barras courba la tête et ne souffla mot.

En ce moment peut-être le chef du Directoire, l’ancien conventionnel, l’homme qui avait frappé de la hache cet arbre aux nombreux rameaux qu’on appelait la noblesse de France, se souvenait-il de son origine et se disait-il que tous ces gens qu’il avait sous les yeux avaient jadis été les siens, qu’il était de leur rang et de leur race ; et il éprouva l’indéfinissable et poignant sentiment de honte qu’éprouverait un prêtre apostat en se retrouvant dans le sanctuaire.

Cadenet ne parut point s’en apercevoir, et, prenant Barras par le bras, il lui dit :

— Venez, cher directeur, je vais vous présenter aux dames.

— Non ! non ! dit Barras avec une sorte d’effroi ; je ne veux pas !…

— Quelle plaisanterie ! ricana Cadenet.

— D’ailleurs, ajouta le directeur, que viens-je faire ici, moi ?

— Vous venez au bal.

— Mais… je n’ai… aucun droit.

— Vous vous trompez !

Et Cadenet, à travers son masque, lui jeta un froid regard.

— Vous, comme nous tous, citoyen directeur, reprit-il, vous avez perdu quelqu’un pendant la Terreur.

— Moi !

— Vous oubliez votre oncle, le chevalier de Barras… tué à l’armée de Condé… pendant que son neveu votait la mort du roi.

— Il n’y a point de guillotiné, du moins.

— Mais votre tante l’a été à Orange.

Barras tressaillit et baissa les yeux.

— Et… M. d’Auriol… votre cousin et le mien… car nous sommes un peu parents, mon cher directeur…

— Ah ! c’est juste, dit Barras, je crois me souvenir de votre nom.

— Cadenet, pour vous servir.

— Prétendez-vous toujours avoir été guillotiné ?…

— Moi, non, mais mon frère aîné à qui je ressemble si parfaitement que ce brave Dufour s’y est trompé.

— Eh bien ! reprit Barras, qui peu à peu retrouvait son sang-froid, me direz-vous maintenant, monsieur mon cousin, pourquoi vous m’avez conduit ici ?

— Tout à l’heure ; mais venez donc, que je vous présente aux dames.

Barras se laissa entraîner et Cadenet le conduisit près d’une femme jeune encore, d’une beauté merveilleuse, et qui, au lieu d’un simple liseré rouge autour du cou, en avait trois superposés.

— Monsieur le comte de Barras, dit Cadenet, qui présenta le directeur du ton qu’il eût pris à Versailles dix ans plus tôt.

Mais Barras eut à peine envisagé cette femme, qu’il pâlit et recula.

— Laure ! dit-il.

La femme encore belle eut un sourire mélancolique.

— Il y a longtemps que nous ne nous sommes vus, Paul, dit-elle.

Son accent était triste et doux, et Barras sentit ses jambes fléchir.

— J’ai eu bien des malheurs, mon cher Paul, reprit-elle, depuis vingt années bientôt que nous avons été séparés. Car vous n’avez pu oublier le temps de notre jeunesse ; j’avais seize ans et vous vingt-six ; vous entriez aux gardes du corps, je sortais, moi, du couvent de Saint-Cyr ; vous m’aimiez alors… et nous devions nous marier…

Barras passa sur son front une main convulsive.

— Au nom du ciel, Laure, dit-il, ne me rappelez point des souvenirs, hélas ! trop cruels…

— Mais, au contraire, mon cher Paul, dit celle qu’il avait saluée du nom de Laure, laissez-moi vous dire ma triste histoire. Quand notre mariage eut été rompu par l’inflexible volonté de votre oncle, j’épousai le marquis de Valensolles.

C’était un galant homme, et qui s’efforça de me rendre heureuse.

Le temps adoucit les maux de l’âme, mon cher Paul ; je vous aimais toujours, mais je finis par vouer au marquis une bonne et douce affection.

J’eus deux fils de mon mariage, deux fils jumeaux.

Ici la voix de la marquise de Valensolles s’altéra :

— Peut-être, ajouta-t-elle, savez-vous ce qu’est devenu mon mari ?

— Madame… madame… balbutia Barras dont le front était inondé de sueur.

— Mon mari avait été lieutenant aux gardes françaises, mes fils avaient seize ans en 93. Tous trois étaient cachés dans une maison de la rue du Petit-Carreau, et y attendaient des passe-ports qu’on leur avait promis. Ils furent arrêtés… Vous devinez le reste, mon cher Paul ; je suis une femme sans mari, une veuve sans enfants…

Barras n’en entendit pas davantage, Cadenet l’entraîna, disant :

— Venez ! venez ! vous allez rencontrer bien d’autres connaissances.

Barras, éperdu, sentit alors que tous les regards étaient fixés sur lui avec une sorte de curiosité dédaigneuse.

À mesure qu’il avançait à travers la salle, au bras de Cadenet, les hommes, tous masqués, du reste, s’écartaient et semblaient craindre son contact comme celui d’un animal venimeux.

Cependant, l’un d’eux vint se planter tout debout devant lui et lui dit d’un ton de bonne humeur :

— Bonjour, comte.

Barras tressaillit au son de cette voix.

L’homme était masqué ; mais, à travers son loup, le directeur vit luire un regard chargé de haine et de malice.

— Tu ne me reconnais donc pas ?

— Je ne vous ai probablement jamais vu, répondit Barras.

— Tu te trompes…

— Et, dans tous les cas, il me serait difficile de vous voir à travers votre masque.

— Eh bien ! je vais te montrer mon visage.

Et le masque de l’inconnu tomba.

Barras attacha un regard ardent sur cet homme qui l’avait tutoyé et salué de son titre de comte.

— Machefer ! dit-il.

— Moi-même, mon cher directeur ; je me trompe, je devrais dire mon cher parrain, n’est-ce pas ? c’est toi qui m’as tenu, voici trente-deux ans, tu en avais quatorze, alors, sur les fonts baptismaux de la paroisse de notre pays natal à tous deux.

Nos pères étaient amis. Tu as laissé guillotiner le mien ; je ne jurerais pas même, mon cher comte, que tu n’aies écrit son nom sur une liste de proscription.

— C’est faux ! dit Barras avec énergie.

— Te souviens-tu de ma sœur, comte ?

— Votre… sœur…

— Oui, ma petite sœur Hélène. Tu l’as vue enfant… elle a vingt-cinq ans aujourd’hui… Viens que je te présente à elle…

Et celui qui se nommait Machefer prit à son tour Barras par le bras et l’entraîna vers une autre banquette sur laquelle était une jeune fille dont la beauté merveilleuse était ternie par un regard égaré.

Elle riait d’un rire convulsif et chantait à mi-voix le refrain de la Marseillaise, en agitant sa tête de droite à gauche.

— Elle est folle, dit Machefer.

— Folle ! murmura Barras qui, certes, en ce moment, avait oublié Marion, et sa fête de Grosbois, et sa haute situation de directeur.

— Ah ! dit Cadenet qui l’avait suivi, mademoiselle de Machefer a été bien éprouvée. On l’a conduite à l’échafaud en même temps que son père et son fiancé, mais elle a été sauvée… Oh ! sauvée d’une façon horrible… et c’est pour cela qu’elle est folle !

— Il est certain, murmura Machefer, que la mort n’est rien auprès de ce qui lui est arrivé… Figure-toi, comte, qu’en prison, un des geôliers s’était pris d’amour pour elle. Plusieurs fois il lui avait offert de la sauver et elle avait refusé avec indignation. Eh bien ! le croirais-tu ? ce misérable osa venir jusqu’au pied de l’échafaud, et là, il déclara que ma sœur allait être mère. Mieux vaudrait qu’elle fût morte !

Barras frémissait et parfois détournait la tête.

Vingt personnes vinrent tour à tour le saluer, les unes gardant leur masque, les autres osant se montrer à visage découvert.

L’un avait servi dans son régiment, l’autre était un ancien ami ; un troisième, riche avant la Révolution, lui avait ouvert sa bourse, à lui cadet de Provence criblé de dettes.

Parmi ces femmes, qui toutes, pleuraient un père, une mère, un mari ou des fils, Barras en reconnut plusieurs.

Il avait rencontré les unes, jeunes filles au front pur, au rire étincelant, sur les pelouses de Trianon ; il avait connu les autres dans le monde de la ville. Une appartenait à une grande famille de Provence, parente de celle de Barras. Et tous ces gens-là, hommes et femmes, semblaient oublier que Barras était l’ancien conventionnel, le gentilhomme, un rénégat, le directeur de la République.

On le saluait tristement, on lui adressait quelques mots d’ironie sans amertume, on ne lui faisait aucun reproche sanglant, on ne l’insultait pas.

Machefer marchait maintenant à côté de lui, comme Cadenet.

L’orchestre était toujours muet, et on n’avait pas encore dansé.

— Quand tu auras dit bonjour à tout le monde, dit Machefer, nous ouvrirons le bal… Il sera peut-être moins gai que celui que tu donnais à Grosbois, mais, ne te fâche pas, mon cher comte, il sera certainement beaucoup mieux composé.

Barras s’en allait à travers cette foule de gens en deuil qui voulaient danser, comme un homme qui aurait noyé sa raison dans des libations nombreuses. Il marchait en chancelant et se laissait conduire, étourdi, par Cadenet. Tout à coup, il ne put retenir une exclamation de surprise, presque de joie.

Un petit homme, vêtu de noir entièrement, à l’exception d’un gilet jaune, qui lui bardait la poitrine et lui couvrait une partie de l’abdomen, — un petit homme maigre, grisonnant, voûté, mais dont l’œil trahissait un reste de jeunesse, venait de s’avancer vers le directeur et le saluait en lui disant :

— Bonjour, monsieur le comte. Ces messieurs et ces dames ont bien voulu m’admettre, moi, pauvre serviteur, en leur compagnie.

— Souchet ! exclama Barras.

— Oui, monsieur le comte, c’est bien moi…

Barras, lorsqu’il était capitaine, avait un ami, un compagnon d’armes, le chevalier d’Aiglemont, avec lequel il avait fait la campagne des Indes.

Ils avaient vécu dix années de la même vie, ils s’aimaient comme deux frères.

La Révolution les sépara.

Depuis lors, Barras avait enfin demandé son ami à tous les échos du monde ; il avait plus d’une fois visité et fouillé les prisons, il avait examiné avec anxiété les livres d’écrou de la Conciergerie ; il avait cherché le nom du chevalier sur toutes les listes de condamnés.

La Terreur passée, Barras était demeuré convaincu que le chevalier avait sauvé sa tête.

Or, le personnage vêtu de noir et qui portait un gilet jaune, l’homme grisonnant que Barras avait salué du nom de Souchet, et qui venait de se dire un simple serviteur, n’était autre que le valet de chambre du chevalier d’Aiglemont.

Barras lui prit vivement les mains :

— Ah ! tu vas me dire où est le chevalier ?

— Mort, monsieur le comte.

— Mort ! dit Barras avec stupeur. Oh ! pas à Paris ; du moins… Il aura été tué à l’armée de Condé ?

— Vous vous trompez, monsieur le comte, il est mort à Paris.

— À Paris !

— Oui.

— Mais de quelle mort ?

— De la mort commune, ordinaire, universelle, monsieur le comte, il a été guillotiné.

— Ah ! c’est impossible !

— Cela est, et un membre de la Commune a fait tanner sa peau.

— Horreur !

— Pour s’en faire un gilet de bal, acheva Souchet.

Ce gilet, je l’ai racheté, quand le montagnard fut guillotiné à son tour… et voilà !

Souchet montrait son gilet jaune, et Barras recula saisi d’horreur. Ce gilet, c’était un fragment de la peau du chevalier d’Aiglemont, son malheureux ami.

VI

Machefer et Cadenet, qui depuis un quart d’heure s’étaient faits les inséparables du directeur Barras, se regardèrent alors.

Quelques gouttes de sueur perlaient à son front, et ses tempes frissonnaient sous l’action d’un tremblement nerveux.

Mais il n’eut pas le temps de répondre à Souchet, de prononcer un mot de colère, de pitié et de douleur, en présence de la peau de son malheureux ami, car un signal fut donné et l’orchestre se fit entendre.

Orchestre magique, bruyant, fiévreux, d’une gaieté insensée — si l’on songeait qu’il allait faire danser des gens qui avaient la mort au cœur.

Une femme se leva et vint droit à Barras :

— Mon cher Paul, dit-elle, ne me ferez-vous pas danser, ce soir ?

Barras pâlit en reconnaissant cette belle et désolée madame de Valensolles, qui n’avait plus ni mari ni enfants.

Et, malgré la terreur secrète qui l’envahissait, en dépit de l’émotion poignante qui étreignait son âme, le directeur lui prit la main et se laissa conduire, plutôt qu’il ne la conduisit, au milieu de la salle.

— Comte, lui cria Machefer, je vais te faire vis-à-vis. Tu le veux bien, n’est-ce pas ?

Et Machefer alla inviter pour la contredanse sa sœur, c’est-à-dire cette belle et mélancolique personne qui avait aux lèvres le rire de la folie.

L’orchestre grondait, répandant sur le bal des flots d’harmonie.

Barras perdit la tête.

Pendant un quart d’heure, il se crut à une autre époque, il se trouva plus jeune de dix années, il s’imagina que la Révolution, la Terreur, le 9 Thermidor et le Directoire, que tout cela, en un mot, était un rêve.

Barras, dansant avec la marquise de Valensolles, faisant vis-à-vis au baron de Machefer, parmi les représentants de ce qui restait de la vieille noblesse française, Barras se crut un moment à Versailles ou à Trianon, au beau milieu de quelque fête donnée par Marie-Antoinette, la plus belle des reines et la reine des belles.

Et pendant cette contredanse il entendit des mots charmants ; de frais éclats de rire retentirent à ses oreilles ; mille parfums discrets l’envahirent et le pénétrèrent par tous les pores, lui le sensuel et le raffiné qui essayait en vain d’oublier son aristocratique origine.

Et puis, après la contredanse, et sans que l’orchestre s’arrêtât autrement que pour changer de mesure, — ce fut une pavane, la danse des vieux rois, — puis, un menuet, le triomphe des beaux de Versailles.

Et puis encore la valse… une valse allemande échevelée, étourdissante, lente et rapide tour à tour, — une valse notée par Lulli peut-être, et qui reportait le directeur à son insoucieuse jeunesse de garde-du-corps.

Chaque fois, Barras avait changé de danseuse.

Pendant une heure, Barras vécut dans un monde à moitié fantastique.

Il avait perdu la mémoire, il ne savait où il était, et il vivait enivré, fasciné, s’abandonnant à un plaisir fébrile, faisant danser les plus belles femmes, recueillant des compliments sur son élégance, s’abreuvant d’harmonie et de parfums.

Barras n’était plus un homme politique, il n’était plus directeur, il avait oublié qu’il tenait les destinées de la France dans ses mains.

Barras était redevenu garde-du-corps et gentilhomme : il avait rajeuni de vingt ans, il se sentait à l’aise dans cette aristocratique réunion, remplie de senteurs, semée de blanches épaules, de chevelures ondoyantes et pétries d’élégances achevées. Mais il n’est rêve qui ne finisse…

L’orchestre se tut, le bal cessa… Et, chose bizarre ! les lustres s’éteignirent comme sous un souffle puissant et mystérieux.

Barras se trouva tout à coup dans les ténèbres.

Un bruit confus se fit autour de lui, bruit étrange, mêlé de chuchotements, de froufrous de robes, de souliers de satin glissant sur le parquet.

Puis, plus rien…

Alors une main saisit la sienne.

Une main d’homme, bien que souple et douce au contact, une main qui l’étreignit fortement.

En même temps aussi, une voix lui dit à l’oreille :

— Viens ! comte, viens !

Et Barras fut entraîné parmi les ténèbres, et il sentit que deux hommes marchaient à ses côtés.

Il avait reconnu l’un, celui qui l’avait pris par la main et lui avait dit : « Viens ! »

C’était le baron de Machefer, son filleul.

Il avait reconnu l’autre.

C’était Cadenet.

Cadenet et Machefer firent traverser à Barras la salle du bal dans un sens opposé, c’est-à-dire en tournant le dos à la porte par laquelle il était entré.

Puis ils s’arrêtèrent devant une porte qui était close, Cadenet frappa trois coups.

Cette porte s’ouvrit.

Alors un rayon lumineux vint heurter Barras au visage.

Il était au seuil d’une deuxième salle, pareillement de forme circulaire, mais beaucoup plus petite que celle où l’on avait dansé.

Les murs de cette salle étaient également peints en rouge.

Dans le fond était une immense toile qui tombait de la voûte, descendait jusqu’à terre et semblait cacher quelque chose.

Barras regarda cette toile et éprouva un léger frisson, — le frisson de l’inconnu.

Que cachait donc cette toile ?

Douze personnes étaient assises sur des banquettes en fer à cheval, disposées contre les murs.

Ces douze personnes étaient masquées et vêtues uniformément d’une grande simarre rouge qui rappelait celle des anciens conseillers au parlement.

Ces douze hommes, — Barras les compta, — étaient silencieux et immobiles.

On eut dit les sénateurs de la vieille Rome attendant, sur leurs chaises curules, les hordes barbares de Brennus le Gaulois.

Cadenet et Machefer poussèrent Barras au milieu de la salle.

Puis le premier le conduisit vers un siège qui se trouvait là tout exprès pour lui.

En même temps Machefer ferma la porte.

Barras, organisation puissante, n’était pas homme à se laisser dominer par une situation, si terrible qu’elle fût en apparence.

Le gentilhomme redevint conventionnel ; le conventionnel se souvint qu’il était directeur, c’est-à-dire le premier magistrat de la République française, et au lieu de s’asseoir, demeurant debout, il regarda cette mystérieuse assemblée avec calme et dit :

— Veuillez, je vous prie, messieurs, abréger cette plaisanterie !

Les hommes masqués demeurèrent impassibles.

Cadenet prit la parole pour eux.

— Mon cher directeur, dit-il, nous ne songeons nullement à plaisanter, et les hommes que vous voyez là sont érigés en tribunal.

— En tribunal suprême, sans doute ? ricana le directeur.

— Justement.

— Et au-dessus des lois ?

— Au-dessus des lois de la République, mais côte à côte avec l’équité, dit Machefer.

— Et ce tribunal va me juger ?

— Oui.

— Me condamner ?

— Ou t’absoudre… cela dépend, dit Machefer.

— Mon cher baron, dit Barras d’un ton dégagé, je te serai bien reconnaissant d’abréger un peu toutes ces formules ampoulées…

Machefer haussa les épaules et ne répondit pas. Barras poursuivit :

— Je suis tombé dans un piège, je suis en votre pouvoir… Si vous devez m’assassiner, ayez au moins la galanterie de ne pas m’ennuyer de vos préparatifs.

Cadenet répondit :

— Nous n’assassinons pas, nous jugeons.

— Et vous condamnez ?

— Quelquefois.

Barras frappa du pied :

— Voyons, chers amis, dit-il, hâtez-vous un peu, je ne suis pas patient.

— Assieds-toi donc et écoute, dit Machefer.

Et appuyant ses deux mains sur les épaules de Barras, il le força à s’asseoir.

Alors un des hommes masqués se leva et dit :

— Citoyen Barras, vous avez été garde-du-corps ?

— Oui.

— Puis capitaine dans l’armée des Indes ?

— Oui.

— Ensuite député à l’Assemblée nationale ?

— Vous le savez aussi bien que moi.

— Puis encore un conventionnel ?

— Oui.

— Et vous avez voté la mort du roi ?

— J’ai agi selon ma conscience, dit Barras avec calme.

— Enfin, maintenant, vous êtes à la tête du Directoire, et il y a quelques heures à peine, vous étiez le premier personnage de France ?

Barras se tut.

— Citoyen Barras, continua l’homme masqué, comme gentilhomme apostat, comme conventionnel régicide, vous avez mérité la mort.

— Messieurs, dit Barras avec dédain, j’ai l’honneur de vous répéter que j’aimerais assez faire tout de suite connaissance avec vos poignards. Ces grandes phrases et ces semblants de justice pompeuse m’ennuient au suprême degré.

L’homme masqué poursuivit :

— Cependant, il serait pour vous un moyen de racheter vos fautes.

— Ah ! vraiment ? ricana le directeur.

— Voulez-vous rendre la France au roi ?

— Messieurs, dit froidement Barras, je crois que c’est un marché que vous me proposez…

— Peut-être…

— Eh bien ! fit ironiquement le directeur, voyons ?

— Le roi Louis XVIII, dit l’homme masqué, fera le comte de Barras pair de France et lieutenant-général.

— Bon ! après ?

— Il lui constituera, sur sa cassette, une pension de trois cent mille livres.

— Un joli denier, ricana Barras.

— Et lui conférera le titre de duc.

— Fort bien. Maintenant, pour mériter toutes ces faveurs, que dois-je faire ?

— Rendre la France au roi.

Barras demeura silencieux un moment, et ce silence fit palpiter d’espoir tous les cœurs.

Mais cet espoir fut de courte durée, car le directeur reprit :

— Messieurs, je suis très-reconnaissant à mes anciens amis d’avoir songé à moi, mais je suis bien plus reconnaissant encore à ma conscience de ne point m’abandonner en un tel moment.

Et comme ces mots excitaient quelques murmures, le directeur continua :

— Vous avez bien fait, messieurs, de me rappeler que j’étais gentilhomme ; car un gentilhomme ne trahit jamais ses serments. J’ai juré fidélité à la République ; la France a mis le pouvoir en mes mains, après l’avoir ôté à des hommes souillés de sang, je ne trahirai ni la République ni la France !

Ces paroles produisirent une vive agitation parmi les hommes masqués.

Mais Barras élevant la voix :

— La France, dit-il, a cessé d’être une monarchie, la France est un État républicain. C’est à elle et non à moi, qui ne suis que son mandataire, de voir s’il y a lieu de changer cet ordre de choses. Vous m’avez traîtreusement enlevé de chez moi, vous m’avez amené ici, vous avez employé toutes les séductions avant de passer aux menaces ; je suis incorruptible aux unes, je méprise les autres. Encore une fois, sortez vos poignards du fourreau.

— Ainsi donc tu refuses ? dit Cadenet.

— Je refuse !

— Prends garde ! dit Machefer

— Prends garde à toi, plutôt, malheureux, qui conspire, dit Barras.

L’homme masqué reprit la parole :

— Citoyen directeur, dit-il, songez que c’est votre arrêt de mort que vous prononcez.

— Messieurs, dit froidement Barras, j’ai servi le roi comme vous, mais je l’ai servi quand c’était mon devoir. Au siège de Madras, j’ai su montrer à mes compagnons d’armes que je ne reculais point devant la mort. Cessez donc vos menaces, elles sont injurieuses pour moi.

Machefer et Cadenet courbèrent la tête. — Nous ne servons plus sous les mêmes drapeaux, acheva Barras, — le vôtre, pour le moment du moins, se nomme la rébellion.

Misérable ! murmurèrent dix voix.

— Le mien, dit froidement Barras, est celui que s’est donné la France !

Et croisant ses bras sur sa poitrine, il parut attendre la mort.

Alors le président du mystérieux tribunal se leva et dit :

— Messieurs, quel est, selon vous, le châtiment que mérite le citoyen Barras ?

— La mort, répondirent une à une onze voix.

Seuls, Cadenet et Machefer se turent.

Barras haussa les épaules et un dédaigneux sourire glissa sur ses lèvres.

Le président fît un signe.

À ce signe, la toile qui masquait le fond de la salle se souleva et monta vers le cintre comme un rideau de théâtre.

Et Barras, tout brave qu’il était, recula.

Il recula pâle et la sueur au front, car un hideux spectacle venait de s’offrir à lui.

Dans le fond de ! la salle, masquée jusque-là par un rideau, était une sombre et terrible machine élevée sur un tréteau de cinq ou six pieds de hauteur, et dressant jusqu’à la voûte deux bras rouges.

C’était une guillotine.

Une guillotine complète, avec sa plate-forme, sa planche faisant bascule, son couteau triangulaire suspendu au-dessus de la lunette, et auquel la lueur des bougies de la salle arrachait de sinistres éclairs.

Sur la plate-forme, un homme se tenait debout, masqué comme les juges, mais en manches de chemise et les bras nus.

C’était le bourreau.

— Citoyen Barras, dit alors le président, à qui l’émotion du directeur n’avait point échappé, pour la dernière fois, réfléchissez.

Mais Barras se redressa, un fier sourire vint à ses lèvres, et il rejeta noblement la tête en arrière :

— J’ai l’honneur de vous répéter, messieurs, dit-il, que vous avez bien fait de me rappeler que j’étais gentilhomme.

Cadenet et Machefer, qui n’avaient point prévu ce dénouement, se regardèrent avec stupeur.

Le président ajouta :

— Alors, monsieur le comte, si vous voulez mourir en chrétien, il n’est que temps… car il y a un prêtre parmi nous… et il vous donnera l’absolution.

Et comme le président parlait ainsi, un des hommes à simarre rouge se leva parmi les juges et fit un pas vers Barras calme et tranquille.

Mais au même instant, la porte de la salle s’ouvrit et une femme entra.

À la vue de cette femme, Barras sentit sa force d’âme l’abandonner, et il passa la main sur son front inondé de sueur.

VII

La femme qui venait d’entrer était cette malheureuse et belle marquise de Valensolles, épouse sans mari, mère sans enfants, que Barras avait aimée dans sa jeunesse et qu’il avait dû épouser.

Elle était pâle et triste, mais son œil brillait d’une résolution suprême.

— Arrêtez ! dit-elle.

Et elle promena un regard dominateur sur tous ces hommes.

— Ce n’est point à nous, ajouta la marquise, à nous les victimes, à nous les persécutés, de nous montrer plus impitoyables que les bourreaux.

Elle vint se placer devant Barras comme pour lui faire un rempart de son corps.

— Moi, vivante, dit-elle, vous n’attenterez pas à la vie de cet homme.

— Madame, dit le président de ce tribunal qui venait de condamner Barras, si nous faisons grâce à cet homme, il nous enverra tous à l’échafaud.

— Ma tête ne tient déjà plus sur mes épaules, dit Machefer.

— Et la mienne branle étrangement, murmura Cadenet.

Derrière la marquise, un homme était entré.

C’était le petit vieillard au gilet de peau humaine.

— Monsieur le comte, dit-il, le chevalier d’Aiglemont, votre ami, me fit une recommandation avant d’aller à l’échafaud.

Barras ne sourcilla point.

— Il voulut, continua Souchet, que je parvinsse, un jour ou l’autre, jusqu’à vous, et que je vous engageasse à redevenir un bon et fidèle sujet du roi.

Le directeur haussa les épaules.

Le président continua, s’adressant à la marquise de Valensolles.

— Madame, le citoyen Barras est condamné.

— Mais il ne mourra pas, dit la marquise.

— Il a refusé nos offres… dit Cadenet.

— Si nous le laissons vivre, c’est nous qui mourrons, dit Machefer. Messieurs, dit Barras à son tour, qui baisa les mains de la marquise, vous m’avez condamné, et vous avez eu raison.

— Ah ! tu en conviens ? dit Machefer.

— Car, poursuivit Barras, si vous me laissiez sortir d’ici…

— Eh bien ? fit Machefer.

— À la porte du Bal des victimes, Barras se retrouverait le premier directeur de la République.

— Et il nous ferait arrêter, n’est-ce pas ?

— Arrêter et juger.

Et Barras se tourna vers madame de Valensolles :

— Vous le voyez bien, madame, dit-il, ces hommes ont raison en me condamnant.

— Oh ! dit la marquise en tombant sur les genoux et joignant les mains.

Puis, comme on gardait autour d’elle un morne silence, elle se redressa et dit :

— Non, vous ne frapperez pas cet homme, non vous ne souillerez point de sang cette enceinte ! non, vous ne me refuserez pas sa grâce !

— Vous accorderait-il la nôtre ?

— Non, dit Barras.

— Qu’il meure alors ! s’écria Cadenet.

Mais la marquise jeta ses bras au cou de Barras et s’y cramponna.

— Eh bien ! moi, dit-elle, moi, faible femme que la Terreur a rendue veuve, moi mère sans enfants, je vous adjure, au nom du roi martyr, de ne point attenter à la vie de cet homme que je prends sous ma protection.

L’accent de la marquise était vibrant, elle venait d’évoquer le souvenir du roi martyr et parlait de pardon en son nom, le terrible tribunal se sentit fléchir.

— Madame, dit Machefer, prenez garde ! c’est notre tête à tous que vous nous demandez !

— Oh ! j’en réponds, dit la marquise.

— Cet homme est une bête fauve… murmura le président, il nous fera rechercher dans Paris.

— Vous fuirez ! dit la marquise.

— Il sera impitoyable ! dit Cadenet à son tour.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura la marquise éperdue, je ne veux pourtant pas qu’il meure.

Et elle tournait les yeux vers la porte demeurée entrouverte, comme si par cette porte, un secours du ciel eût dû lui arriver.

Et ce secours lui arriva.

Ce ne fut pourtant point un ange, mais une femme qui entra.

Cette femme, c’était Marion.

À sa vue, un nuage passa sur le front de Cadenet. Ce fut droit à lui que marcha Marion.

Elle lui mit une main sur l’épaule et lui dit :

— Je vous ai servi jusqu’ici fidèlement, aveuglément, à cause de lui, mais aujourd’hui, je refuse d’être plus longtemps votre esclave, à moins que vous ne m’accordiez la vie de cet homme.

Et elle montrait Barras.

— De cet homme, ajouta-t-elle, que pour vous obéir j’ai fait tomber dans un piège infâme !

Quelques membres du tribunal murmurèrent hautement.

Mais Cadenet, bouleversé par l’apparition subite de Marion, leur imposa silence. Et son geste impérieux attesta éloquemment qu’il commandait à tous ces hommes.

— Citoyen Barras, dit-il, nous jouons notre tête, ceux de mes amis et moi qui avons osé te montrer notre visage à découvert, mais nous ne résisterons point à la prière de ces deux femmes. Tu ne mourras point.

Barras demeura calme.

— Tu es libre, dit Cadenet, et tu peux sortir d’ici. Quand à nous, sauve qui peut !

Et il regarda ses compagnons.

Mais Barras fit un pas en arrière, et regardant fixement Cadenet :

— Messieurs, dit-il, le citoyen Barras, condamné par vous et prêt à mourir, ne pouvait transiger. Il ne pouvait, sans forfaire à l’honneur, vous promettre le silence et l’impunité en échange de sa vie.

Cadenet, Machefer et les hommes masqués le regardèrent.

Barras poursuivit :

— Vous me rendez la vie et la liberté sans conditions, écoutez-moi donc à présent.

— Parlez, dit Machefer.

— À vos yeux, continua Barras, vous êtes des hommes loyaux, des serviteurs du roi dévoués et fidèles. Mais, pour moi, vous êtes des conspirateurs qui rêvez le renversement de la République.

— Et nous la renverserons, s’il plaît à Dieu, dit Machefer.

— Tais-toi, dit Barras, et écoute-moi jusqu’au bout.

— Parle…

— Demain, si vous épargnez ma vie, si vous me rendez à la liberté, je serai redevenu le premier magistrat de la République, et mon devoir sera de veiller à sa sécurité, de rechercher les conspirateurs.

— Tu feras ce que tu appelles ton devoir, dit Machefer.

— Mais, acheva Barras, je suis gentilhomme, comme vous me l’avez rappelé, et je n’abuserai pas de votre générosité. Nul ne saura que je suis venu ici, nul que j’ai failli mourir, et j’aurai oublié vos noms et vos visages.

Les juges se regardèrent d’un air de doute, mais Machefer s’écria :

— Vous pouvez le croire !

— Et, acheva Barras, je vais vous demander de me bander les yeux et de me remettre dans une voiture qui me ramènera sur la route de Grosbois.

— C’est inutile, dit Cadenet. On ne te bandera pas les yeux, citoyen directeur. Nous croyons à ta parole.

Barras s’inclina.

Puis il se tourna vers madame de Valensolles et Marion et leur dit :

— Je vous dois à chacune la vie d’un homme. Tôt ou tard, peut-être, aurez-vous à me rappeler cette promesse.

La marquise et Marion demeurèrent muettes.

Alors se tournant une dernière fois vers tous ces hommes qui, après l’avoir condamné, lui faisaient grâce :

— Messieurs, dit-il, je sais qu’il y a parmi vous des hommes qui ont été condamnés par contumace, et que s’ils tombaient aux mains de la police, seraient conduits à l’échafaud. Mais si la République ne peut toujours être clémente et pardonner, au moins, peut-elle fermer les yeux. Je tiendrai des passe-ports à la disposition de ceux qui voudront quitter le sol français.

Nul ne répondit.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quelques minutes après, le citoyen Barras quittait, les yeux bandés, la salle du Bal des victimes, et n’arrachait son bandeau qu’à la barrière Charenton.

Une heure plus tard, il arrivait à Grosbois.

Le jour allait paraître, mais la fête du directeur continuait.

On s’était préoccupé quelque peu de la disparition du maître de la maison, mais le nom de Marion avait circulé de bouche en bouche, et on s’était contenté, parmi les femmes, de jalouser Marion, parmi les hommes, d’envier l’heureux sort du citoyen Barras.

Une seule personne s’était montrée préoccupée et inquiète, — mais elle avait gardé le silence et n’avait confié à personne le secret de sa préoccupation et de son inquiétude.

Et cette personne fut la première que Barras, rentrant par les jardins, rencontra sur sa route, au milieu d’une allée couverte et sombre.

— Paul ! dit-elle en courant à lui.

Barras tressaillit et doubla le pas.

— Ah ! c’est vous, Lange ? dit-il.

— C’est moi, répondit la jeune femme, car c’était une femme jeune et belle, — moi qui vous cherche partout… depuis hier soir…

Et elle lui prit les mains et l’attira dans le rayon lumineux projeté par une lanterne vénitienne suspendue dans les arbres.

Barras passa le pouce de sa main droite dans l’entournure de son gilet, et prit un air conquérant :

— Vous savez, ma toute belle, dit-il, que nous ne sommes plus que de bons amis.

— Eh bien ?

— Que nous nous sommes rendu une liberté réciproque et complète… depuis certain jour…

— Après ? fit mademoiselle Lange, car c’était bien la belle, la gracieuse mademoiselle Lange, du théâtre de la République, bien-aimée pensionnaire de la maison de Molière.

— Alors mon adorée, dit Barras, qui prit un ton dégagé, j’ai cru pouvoir user de ma liberté.

— Ah !

— Et pendant qu’on dansait ici…

— Aller vous amuser ailleurs, n’est-ce pas ?

— Justement.

— Vous avez enlevé Marion la bouquetière ?

— Peut-être… Voyons, avouez qu’elle est charmante, presque aussi charmante que vous.

Et le galant directeur prit la belle mademoiselle Lange par la taille et lui vola un baiser.

Mais la jeune femme se dégagea et demeura triste et sérieuse :

— Mon pauvre Paul, dit-elle, vous avez des vêtements en désordre, vos cheveux sont bouleversés et vous êtes pâle comme un spectre.

— Vous croyez ? fit Barras en tressaillant.

— Je ne conteste point que vous n’ayez quitté Grosbois avec Marion, mais…

Mademoiselle Lange regarda Barras, Barras baissa les yeux.

Elle reprit :

— Ce n’est pas vous qui avez enlevé Marion ?…

— Par exemple.

— C’est elle.

— Ah ! la chose est plaisante ?

Et Barras s’efforça de rire.

Mademoiselle Lange posa sa main blanche et parfumée sur le bras du directeur :

— Je sais bien des choses, dit-elle.

— Que savez-vous donc ?

— Vous avez reçu un billet hier matin ?

— Oui.

— Dans ce billet, on vous prévenait que vous couriez risque d’être assassiné ?

— Oui.

— C’est moi qui l’ai écrit.

— Vous !

— Oui, moi, et vous avez dû courir un danger cette nuit…

Barras se tut.

— Je ne vous demande pas, poursuivit mademoiselle Lange, comment vous y avez échappé… Peu m’importe ! puisque vous voilà… Seulement, croyez-moi, soyez prudent… Adieu !…

— Comment ! dit Barras, vous me quittez ?

— Je pars.

— Vous quittez Grosbois ?

— Oui, mon ami. Il est cinq heures du matin ; j’ai répétition à midi, et je joue ce soir. Adieu… ou plutôt, tenez, donnez-moi le bras. Nous allons suivre cette allée qui mène à la grille, et vous me conduirez jusqu’à ma voiture.

Barras obéit.

Quelques minutes après, il ouvrait lui-même la portière du carrosse et y faisait monter mademoiselle Lange.

Au fond du carrosse était une grosse et grasse personne, entre deux âges, plus près de quarante ans que de trente, qui fit entendre un grognement de satisfaction en voyant arriver sa maîtresse.

— Ah ! Jeannette était avec vous, chère belle ? dit Barras, qui, après avoir refermé la portière, approcha sa tête du carreau.

— Je ne quitte pas ma maîtresse, dit la femme de chambre Jeannette.

— Jamais ? fit Barras en riant.

— Oh ! le moins possible…

— Et, dit mademoiselle Lange en souriant, elle fait bonne garde autour de moi.

— Ah ! vraiment.

— Et les amoureux ne s’approchent que respectueusement.

— L’amour, c’est une bêtise, dit Jeannette. Ce n’est pas avec ça qu’on achète des rentes, de l’argenterie et un château.

— Bonne Jeannette ! dit Barras en riant, elle ne sera jamais accusée de folie. Au revoir, ma toute belle !…

Barras salua et fit un signe aux postillons qui enlevèrent leurs quatre chevaux d’un vigoureux coup de fouet.

Le carrosse partit bruyamment.

— Madame… madame… dit vivement Jeannette, oh ! si vous saviez…

— Eh bien ! quoi ? demanda mademoiselle Lange.

— Il est venu ici.

— Qui ?

M. Machefer.

— Je le sais, dit froidement mademoiselle Lange.

— Ah ! vous l’avez vu ?

— Oui.

— Il vous a parlé ?

— Non.

Jeannette respira.

— À la bonne heure ! fit-elle.

— Eh bien ! quand il m’aurait parlé… dit mademoiselle Lange… quand il serait venu à Grosbois tout exprès pour moi…

— Ah ! madame !

— N’est-ce point mon ami ?

— Un ami… sans le sou… proscrit… que la police recherche…

Mademoiselle Lange haussa les épaules.

— Vous verrez cela madame, un beau matin, continua Jeannette en s’animant, la police descendra chez vous.

— Je me moque de la police !

— On fera une perquisition dans vos papiers.

— Je les brûlerai auparavant.

— Et vous serez arrêtée… jetée en prison.

— Bah !

— Oh confisquera votre hôtel, votre linge, vos titres de rente, et tout cela pour ce ci-devant ruiné… ce vagabond…

Mademoiselle Lange interrompit Jeannette :

— Je te défends, lui dit-elle sévèrement, de me reparler de M. Machefer.

— Mais… madame… au moins ne le recevrez-vous plus ?

— Je le recevrai, s’il vient me voir.

Jeannette poussa un gros soupir et se tut.

Le carrosse attelé en poste continua à rouler rapidement vers Paris.

Il arriva à la porte de Charenton comme sept heures sonnaient, gagna les quais, traversa la Seine au pont Neuf et se dirigea vers le faubourg Saint-Germain.

C’était là que mademoiselle Lange, la rose, la belle, l’incomparable mademoiselle Lange, s’était bâti une demeure entre cour et jardin, digne de sa fortune, de son talent et de sa beauté.

La cour était peuplée de statues et de colonnettes de marbre, le jardin planté de grands arbres où chantaient des milliers d’oiseaux.

Argenterie ciselée, vaisselle d’or, tapis d’Orient, tableaux des grandes écoles, marbres plus blancs que la neige, l’hôtel de mademoiselle Lange renfermait de tout à profusion.

La jeune actrice entra chez elle, le front pensif, accordant à peine un regard dédaigneux à toutes ces richesses, et elle marcha droit à un petit boudoir tendu d’étoffe gris-perle encadrée par des baguettes d’or, et qui était son lieu de retraite de prédilection.

Ce boudoir communiquait avec le jardin par un perron de quelques marches qui aboutissait à une allée solitaire.

Au bout de cette allée était une petite porte qui mettait le jardin en communication avec une ruelle voisine.

Derrière cette porte était un banc de verdure.

Mademoiselle Lange se fit déshabiller, puis, au lieu de se mettre au lit, elle s’enveloppa dans un grand peignoir du matin et renvoya Jeannette.

Jeannette partie, mademoiselle Lange prit sur la tablette de la cheminée du boudoir le rôle qu’elle apprenait alors et qu’elle devait jouer le soir même.

Puis, ce rôle à la main, elle descendit au Jardin, prit l’allée solitaire et alla s’asseoir sur le banc de verdure qui se trouvait derrière la petite porte.

Elle y était à peine depuis quelques minutes que deux coups discrets furent frappés du dehors.

Mademoiselle Lange se leva précipitamment, et son cœur battit à outrance.

VIII

Mademoiselle Lange tressaillit en entendant frapper à la petite porte du jardin, et son front se colora d’une vive rougeur.

Mais elle n’hésita pas une seconde fois, et alla ouvrir.

Un homme entra comme un ouragan.

— Vite ! dit-il, on me suit.

Cet homme était enveloppé d’un manteau dont un pan, ramené sur l’épaule, lui couvrait une partie du visage.

Mademoiselle Lange referma précipitamment la porte.

Alors, le nouveau venu se débarrassa de son manteau, et la jeune femme lui jeta ses deux bras autour du cou, en disant :

— Tu veux donc me faire mourir ?

Il lui mit avec transport un baiser sur le front.

— Chère femme, dit-il, tu es bonne et dévouée… et je t’aime !

— Ah ! si tu m’aimais réellement, dit-elle, comme tu n’exposerais pas ta vie à chaque instant, mon Armand adoré ! car, vois-tu, poursuivit-elle avec animation, je sais tout, moi !…

— Tu sais… tout ?

— Oui, tout.

Il eut un fier sourire aux lèvres ; puis, il s’assit auprès d’elle et promena sur son front blanc aux veines bleues ce regard mêlé de tendresse et de fatuité de l’homme qui se sent aimé.

— Eh bien ! dit-il, que savez-vous mon bel ange ?

— Je sais que tu es allé à Grosbois.

— Oui, certes ! je t’y ai vue…

— Oh ! moi aussi… et la peur m’a prise.

— Folle !

— La peur de la mort, mon Armand… J’ai senti mes jambes fléchir… un nuage a passé sur mes yeux…

— Et pourquoi donc cette angoisse, chère adorée ?

— Mais tu as donc perdu la tête, fit-elle naïvement, que tu me le demandes ?

— Mais non… au contraire !

— N’es-tu pas proscrit ?

— Peuh…

— Condamné à mort ?

— Tu vois pourtant que je me porte bien.

— Et si tu avais été arrêté à Grosbois ?

— Allons donc ! fit l’homme au manteau. Je n’étais pas seul, du reste.

— Oh ! je le sais.

Il lui prit la tête à deux mains et y déposa un nouveau baiser.

— Vous savez donc bien des choses ? dit-il.

— Je sais tout.

— C’est beaucoup, mon cher ange. Eh bien ! dis moi ce que tu sais.

— Tu le veux ?

— Mais sans doute ; parle.

— Tu étais à Grosbois avec Cadenet et Souchet, l’homme au gilet de peau humaine.

— C’est vrai.

— Et tu as enlevé Barras… vous l’avez garrotté, bâillonné… jeté dans une voiture.

— C’est exact, dit Machefer, car c’était lui.

— Qu’en avez-vous fait ? C’est ce qu’il n’a pas voulu me dire ?

— Ah ! tu l’as donc vu ?

— Oui… il rentrait à Grosbois au moment où j’en partais…

Machefer devint sérieux. Il prit dans ses mains les petites mains blanches de mademoiselle Lange et lui dit :

— Écoute-moi bien… Cette nuit même un grand espoir s’est évanoui pour moi.

— Oh ! je devine…

— Peut-être, dit Machefer pensif.

— Oui, reprit mademoiselle Lange, je devine. Vous avez cru, tes amis et toi, que Barras, cet homme de plaisir, ce jacobin demeuré gentilhomme, ce grand seigneur de foire sous le bonnet rouge de qui pointe encore un fleuron de sa couronne comtale, se laisserait toucher par les malheurs de sa caste, envahir par les souvenirs du passé, corrompre par les promesses d’un avenir magnifique.

— Hélas ! soupira Machefer.

— Vous avez tous cru, n’est-ce pas ? poursuivit mademoiselle Lange, que séduit par l’exemple de Monck il voudrait quelque jour rendre la France à ses anciens maîtres ?

— Oui, dit Machefer, nous l’avons cru fermement.

— Eh bien ! vous vous êtes trompés.

— Je m’en aperçois depuis ce matin ; mais qu’importe ! nous triompherons sans lui.

— Que veux-tu dire, Machefer ? demanda mademoiselle Lange inquiète.

— Je veux dire, reprit le jeune homme avec animation, que le refus de Barras est l’étincelle qui va mettre le feu aux poudres d’une conspiration qui embrasera la France entière, — la France qui cherche et attend un maître… et qui, depuis trois ans, n’est gouvernée que par des valets !

— Mon pauvre Armand, dit mademoiselle Lange avec tristesse, je suis de ton avis, la France attend un maître, mais…

— Le maître, dit Machefer, c’est le roi Louis XVIII.

— Tu te trompes… je crois…

Machefer eut un rire ironique :

— Penserais-tu donc, dit-il, que c’est le citoyen Barras ?

La comédienne secoua la tête :

— Non, dit-elle.

— Alors… qui donc… oserait…

Mademoiselle Lange prit les mains de Machefer et lui dit :

— Ne me parlais-tu pas d’une conspiration.

— Oui.

— D’où part-elle ?

— De l’Est. Elle commencera à la Franche-Comté, s’étendra à travers la Bourgogne, remontera vers la Lorraine ; descendra aux rives de la Loire, et de là…

— De là, interrompit mademoiselle Lange, elle fera sa jonction avec l’insurrection de l’Ouest, le Poitou, la Vendée et la Bretagne ?

— Oui.

— Ces trois provinces luttent énergiquement. Mais comment soulèverez-vous les autres, demanda la jeune femme.

Machefer répondit gravement :

— Ceci est un secret qui ne m’appartient pas.

— Garde-le donc, alors, fit-elle avec tristesse. Mais, au nom du ciel, au nom de notre amour… Armand… écoute-moi…

— Parle, dit Machefer avec tendresse.

— Les femmes, vois-tu, mon Armand adoré, ont une prescience de l’avenir qui échappera toujours aux hommes. Nous aimons plus que vous, nous sentons mieux que vous, nous voyons là où pour vous il n’y a que des ténèbres.

— Que veux-tu dire ?

— Je ne sais si vous réussirez à soulever une partie de la France, peu m’importe ! mais l’heure n’est point venue de renverser la République.

— Elle ne vivra pas six mois, dit Machefer avec conviction

— Tu te trompes, Armand.

— Quand le tronc est pourri, l’arbre tombe.

— À moins qu’on ne l’étaye…

— Et qui donc, aujourd’hui, oserait et pourrait l’étayer ? demanda Machefer avec dédain.

— Qui donc ? fit la jeune femme dont le beau et pâle visage prit une expression prophétique.

— Oui, qui donc ?

— Écoute, dit-elle, n’as-tu pas vu, au soir du treize vendémiaire, un général de vingt-cinq ans, un jeune homme pâle, aux cheveux longs, à l’œil brillant d’un feu sombre, qui parcourait les rues de ce Paris conquis comme un triomphateur ? Ne l’as-tu pas vu pousser son cheval sur les masses de peuple entassées aux abords de Saint-Roch, et n’as-tu pas vu ces masses reculer frémissantes comme un troupeau d’esclaves à l’approche du maître ?

— Oh ! tais-toi… tais-toi !… dit Machefer ému.

— Eh bien ! acheva mademoiselle Lange, conspirez, soulevez les provinces, arrêtez les voitures publiques, brûlez les édifices, faites tout ce que vous voudrez, cet homme se lèvera et vous rentrerez tous dans le néant.

Machefer eut peur et frissonna.

En ce moment on frappa à la porte de la ruelle.

Cette fois, ce fut Machefer qui alla ouvrir.

Un homme entra et arracha un cri à mademoiselle Lange.

— Vous encore ! dit-elle. Ah ! vous venez me l’enlever ! vous êtes un mauvais génie.

— Je suis l’homme du devoir, répondit le nouveau venu. Allons Machefer, fais tes adieux à madame, tout est prêt et l’heure du départ a sonné.

Mademoiselle Lange tomba défaillante dans les bras de Machefer.

L’homme qui venait de lui apparaître comme le mauvais génie de Machefer, de son Armand bien-aimé, était Souchet, le petit vieillard au gilet de peau humaine !

FIN DU PROLOGUE.
  1. Voir les premiers épisodes de cet ouvrage, qui ont été publiés sous les titres de Farandole, le Marseillais et le Chevalier de Rochemaure.