L. Michaud (p. 75-80).


CHAPITRE XV



Les chars débusquaient sur l’arène, au galop sec des chevaux, en faisant grincer leurs essieux aux virages. Une partie de la foule s’était levée, et, dans la lumière tamisée par les pourpres qui flottaient au-dessus des gradins, dans la poussière soulevée par les courses, les chlamydes blanches, les peplums légers semblaient des mouettes qui vont prendre leur vol.

En face de l’entrée du stade, la vaste loge des tyrans encadrée des fameux discoboles de Phidias était vide quasi. Seuls les envoyés de Phénicie s’y montraient, avec leurs tiares pointues, les cheveux calamistrés et les narines pincées d’un cercle d’or, ainsi qu’on les voit sur les fresques de Suse. Mais l’intérêt qu’avaient suscité les ennemis légendaires disparaissait avec le commencement des jeux. Et les gens confondus, Grecs, Latins ou barbares, gesticulaient, criaient, hurlaient, bien avant que le défilé des chars précédant les courses soit terminé.

Les Annonciateurs, d’un appel de leurs trompettes droites, rétablirent le silence. Les quadriges venaient se ranger, hennissant et frémissant, devant la ligne blanche. Sur sa stèle mince de porphyre, le casque couronné de serpents, tenant le bouclier et la lance aiguë, Pallas Athéné protégeait les destins. Et devant elle, issus de vases en bronze, brûlèrent des parfums…

Cependant, assis aux côtés de Scopas, Milès ravissant et hiératique, avec sa poitrine nue, son cou souple et son front couronné de myrte, Milès pensif, sa mignonne tête reposant sur sa main, regardait tout cela de son même air absent. Évoquait-il dans ses visions intérieures son départ de Byblos… où on le disait fils d’un roi ?… Évoquait-il le beau corps de Briséis et la fresque héroïque où lui-même, transfiguré, régnait en demi-dieu ? Se souvenait-il, au contraire, de l’image tremblant au bord de l’eau où il était vraiment redevenu lui-même ? Cela, personne n’aurait pu le dire, eût-on interrogé les prunelles calmes où le ciel d’Orient semblait dormir. Milès daignait venir au stade parce que — avait-il affirmé dans un de ses rares élans — des athlètes allaient s’y tuer. Et comme pour une de ces fêtes poétiques où Scopas aimait lui faire entendre Sophocle et Anacréon sur la lyre, l’éphèbe s’était paré d’étoffes chantantes et de gemmes claires ainsi qu’une idole…

Quant au vieil artiste, isolé au milieu de ces rumeurs et de cette foule, il regardait l’affranchi avec des yeux adorants. Il était si près qu’il aurait pu surprendre le bruit du sang jeune et tiède battant dans les artères et qu’il aurait écouté Milès sourire. Son cœur désolé, où déjà se figeaient la vieillesse et la résignation, souffrait, avec ce qui lui restait de ses ardeurs d’autrefois, de comprendre cet impossible amour. En vain Scopas essayait-il de réagir. Il savait que la beauté dont les destins avaient couronné sa vie ne résidait point en choses délicieuses ou éphémères comme un regard et un baiser, mais que son nom vivrait avec le marbre dur. Pourtant le talent, le génie, ne sont rien devant la jeunesse qui passe ! Aussi, chaque jour, en place de le guérir, lui creusait-il la plaie où, parmi les ironiques tristesses et les tendresses en cendres, gisaient tant de fantômes tous pareils à Milès.

« Tu m’as repris comme un esclave. Rien ne me reste plus que ta volonté et que ta joie. Ma faiblesse te contemple à genoux… »

Il songeait à ces paroles, lorsque, le défilé des chars et des athlètes étant terminé, un claquement grêle et fin de crotales éclata, soutenu par la plainte stridente de joueurs de syrinx. Enveloppée de gaze, menue et perdue parmi les écharpes qui flottaient autour d’elle à la façon de Memphis, Briséis la courtisane apparaissait, suivie d’une théorie légère d’adolescents. Un murmure étonné d’admiration la précédait, car c’était la première fois qu’aux jeunes filles elle avait ainsi substitué des éphèbes. Elle avança donc, pieds nus sur le sable, le torse souple et fléchi, les bras levés, rejoints comme les anses d’une amphore.

En rythmes alternés elle heurtait ses crotales, fuyait ou cherchait une étreinte ; mais à chaque pas elle ployait une tête éblouie, les yeux chavirés dans de la musique.

Et parmi les jeunes hommes, presque encore des enfants, bientôt se détacha un adolescent, comme parmi les lys un rayon de soleil. Briséis visiblement l’attirait vers ses danses. Et il était si semblable à Milès pour ses yeux tristes et dominateurs, pour son front droit sous les cheveux en casque, pour le menton aigu et triangulaire, que Scopas aurait cru Milès dans l’arène du stade, si Milès lui-même n’avait été là. Tous ceux d’ailleurs qui connaissaient le favori de l’Apoxyomène, criaient au miracle. Seul Milès demeurait silencieux, considérant son image qui dansait, sans paraître atteint par la vengeance de Briséis.

Car Briséis se vengeait. Depuis le soir où Ictinus les avait surpris, c’est en vain que la courtisane éperdue d’amour écrivait à l’éphèbe — chaque fois inventant de nouvelles ruses pour l’approcher. — Soit indifférence, soit lassitude, Milès ne lui avait point répondu, se contentant d’aller à certaines heures au Temple, durant lesquelles, nu et dédaigneux, il regardait Ictinus le rendre immortel. À le voir ainsi, à subir ses affronts, Briséis avait conçu une haine d’autant plus forte qu’était violent son désir. Elle cherchait, imaginait, trouvait. Et jetant sur le sable du cirque le vivant reflet de son ancien caprice, elle jouait merveilleusement la comédie tendre et passagère méprisée par Milès.

Scopas, inquiet, craignant le dépit de son favori, ne voulant point l’exposer à des comparaisons hésitantes, proposait à l’éphèbe de partir. Mais par un singulier retour sur lui-même, Milès à présent semblait s’intéresser à la pantomime et ne quittait plus l’autre des yeux.

Briséis, qui malgré la foule remuante et bigarrée avait réussi à découvrir Milès, le regardait maintenant, jolie, railleuse et désirable, avec son danseur dans les bras. Était-ce le défi qui luisait sur sa bouche ? était-ce souvenir, désir, passion, folie ? lentement Milès se levait de sa stalle de marbre et, sans qu’on ose l’arrêter, tant il était splendide, il descendit les degrés qui mènent aux arènes. Autour de lui, à son passage, des voix fusaient, criant : « Voilà Milès, le petit dieu d’argent ! »

Par contre on forçait l’Apoxyomène désespéré, à se rasseoir, et le peuple entier, frémissant, attendit… comme au jour où l’on jugea Phryné…

D’un geste bref et plus nerveux qu’on ne l’aurait soupçonné, Milès sépara la femme de l’éphèbe. Briséis, exaspérée, lui criait dans sa rage : « Regarde : il est plus beau que toi et il m’aime ! » À quoi Milès répondit de sa voix chantante : « Que les dieux m’exaucent… Il ne te suivra point ! »

Alors on vit une chose extraordinaire. La courtisane, soudainement inspirée, déchirant ses tuniques, se découvrit complètement nue aux yeux de la foule hallucinée. On riait, on hurlait, on raillait…

« Ô mon Frère, ô mon Image, repousse-la de tes lèvres, chasse-la de ta pensée, car Elle et tous ceux qui nous parlent d’amour portent en eux le mal du monde ! sanglota Milès… Viens, fuis avec moi, fuis aux pays lointains dont nous sommes venus, comme des victimes et comme des esclaves… Plutôt mourir que les subir. Elle et tous ceux qui nous parlent d’amour portent en eux le mal du monde !… »

Mais l’Autre hésitait. Le cou raidi, il regardait tour à tour Briséis et Milès. Puis, comme à pas incertains il semblait se diriger vers la danseuse, brusquement Milès arracha les voiles qui les cachaient. À son tour, dans la palpitante lumière — et pour la première fois — il s’offrit, et sa lèvre souriait, transfigurée, malgré les larmes de ses yeux. Un cri alors répondit au baiser de Narcisse, au baiser des deux adolescents, attirés l’un à l’autre comme l’image au miroir. Un cri bref, strident, terrible, tel que ces voix dans les naufrages. Au milieu des rumeurs, du va-et-vient, des altercations, des plaisanteries ou de la bousculade, Scopas, ne voulant point survivre à tant de honte, venait de se tuer. Il râlait — entouré d’une foule impuissante, le cœur troué d’un stylet d’or.

Quand la première épouvante fut calmée, on chercha Milès et celui qui semblait son reflet : En vain. Seule, à genoux dans le sable, la gorge sèche, l’écume aux lèvres, sordide, farouche et outragée, Briséis demeurait là, hurlant des paroles sans suite…