L. Michaud (p. 69-73).


CHAPITRE XIV



Il pleuvait. Le ciel en cendres ressemblait à ces pleureuses prosternées devant les funérailles… Le grignotement triste, continu et doux de l’eau sur les dalles et sur la terre berçait, ce midi-là, les vallées rocailleuses et les collines parfumées, les lavant de la caresse féconde du soleil.

Dans l’atrium de la maison de Scopas où bruissait la fontaine, près des autels des dieux, Milès, étendu sur les coussins que les filles de Psappha brodent à Mytilène, se regardait nonchalamment dans un miroir de cuivre. Puis lorsqu’il abandonnait le miroir alourdi, l’adolescent jouait avec des fleurs ; il s’amusait à en respirer la senteur éparse encore au bout des doigts. Contre lui, à ses pieds, le regardant du large émail de ses yeux blancs, un petit esclave syrien jouait sur une harpe à trois cordes un air de son pays…

Sur un lit de repos, en face, mais presque entouré d’ombre, le vieil Apoxyomène regardait le groupe charmant. Scopas n’avait plus d’ailleurs conservé son air heureux d’autrefois. Très frappé par la fuite de Milès, lorsque l’éphèbe était parti, voici deux mois, le jour même des vendanges, il n’avait jamais oublié les raisons de cet exode, malgré son pardon. Il tombait de trop haut dans ses illusions pour jeter un voile sur le passé. Jamais Milès ne l’avait aimé, pour lui faire tant de peine. En même temps, il consentait — mais à contre-cœur — aux visites de l’adolescent à Ictinus, craignant que le jeune artiste ne lui détruisît complètement son bonheur. Il s’était rassuré ensuite, en toute franchise. Après avoir épié les allées et venues de son favori, il ne pouvait que crier au mystère. Car si Milès, en effet, s’était en quelque sorte offert à Briséis le premier soir — et Scopas l’ignorait — l’éphèbe revenait les autres fois plus mélancolique, plus silencieux que jamais. Les efforts d’Ictinus pour l’égayer, pour le sortir de sa torpeur ne réussissaient point. Le bel adolescent demeurait un modèle, mais avec déjà l’immatérialité et la froideur des marbres. Aussi bien le peintre fut-il réduit à surprendre en vive esquisse deux ou trois minutes heureuses pendant lesquelles Milès se rassérénait. Les fresques, presque terminées, illuminaient à présent le temple de toute leur gloire. Mais l’amour ni le sourire n’en étaient nés. Et quand, d’aventure, Scopas survenait à l’improviste, il trouvait Ictinus halluciné sur son œuvre mais séparé de Milès par cette indifférence de roi en exil. L’éphèbe, d’autre côté, ne se souvenait que peu des peintures dont il inspirait l’auteur. C’est à peine si deux ou trois fois, en présence de Scopas, il avait jeté un regard — singulier — sur ce reflet de lui-même.

Dans l’atrium de Scopas où bruissait la fontaine, Milès nonchalamment se regardait dans un miroir de cuivre…

« Où vont tes pensées ? lui demandait maintenant le vieillard, comme l’esclave cessait sa chanson… Je les entends battre des ailes…

— Je rêve,… répondit, taciturne, l’affranchi.

— À des énigmes ou à des sphinx ?… continuait Scopas… Ah ! Milès, tu n’as même plus la force de mentir. Tout nous sépare, j’avais donné ma vie pour toi, mon repos, mon avenir, mon bonheur. Ne t’ai-je pas sauvé de Cnide, tout ivre que j’étais ? Tu aurais pu rester ta vie entière esclave. Et voilà… Tu as pris, au contraire, mes destins dans tes jolis doigts frêles, et souvent je m’imagine que tu briseras mon cœur, quelque jour, comme une lampe d’argile… Chaque heure qui vient t’assombrit ; tu n’as point à ton réveil l’étonnement clair des enfants qui se lèvent. Et si la nuit ne berce en toi que des songes plaintifs… le jour se voile d’idées tristes, et tendres… Que ferais-je ? Ne t’ai-je point accordé la fleur la plus précieuse, mais la plus dangereuse à ton âge, la liberté ?

— La liberté, dis-tu ? murmura Milès.

— Ingrat, pareil à ces oiseaux que l’on abrite alors qu’ils avaient faim et froid dans la tempête… et puis qui partent au premier soleil.

— Ils meurent loin de leur ciel !… répliqua farouchement l’éphèbe. Ah ! ne sens-tu donc, Scopas, ce dont je souffre… près des autres et près de toi ? Ce que je regarde, en fermant les yeux, ce que j’appelle au fond du silence… n’est-ce point mon passé, que tu ignores, ma patrie douloureuse, où tu n’es pas, ma patrie lointaine et sauvage, qui te hait, toi et les tiens, la patrie où je n’ai jamais pu revenir ?… Ici, peu à peu, de jour en jour, de minute en minute, au milieu des parfums, des bijoux et des fleurs, de ces coussins profonds, de ces voix efféminées, mon âme s’ennuie, se désagrège, et demain viendra la lassitude. Il a fallu que je trouve un miroir pour prendre plaisir à contempler mon agonie et la beauté qui fit mon malheur… C’est toi… c’est toi… c’est toi, qui as fait cela !

— Pauvre enfant !… répliqua l’Apoxyomène. Si, à mon tour, pareils à ces prêtres muets qui gardent les oracles, je découvrais mes peines dans leur suaire, si je te disais ce que tes grands yeux calmes m’ont fait souffrir, si je te mettais à nu cette âme de vieillard d’où s’enfuit l’espoir de la jeunesse, où vibrent seulement encore l’émotion de l’art et la poursuite d’un rêve jamais réalisé, tu reculerais, Milès, en mêlant dans ta voix les plaintes à l’effroi. Jusqu’au jour où tu partis, sans croire jamais à un amour impossible de ta part, je m’étais forgé une chimère très douce qui griffait mais protégeait ma vie. Ayant été bon pour toi, je pensais : Il doit le reconnaître… Fou de ne point m’apercevoir que tu me hais !… Et lorsque je te regarde, désirable et plus bel encore par ton indifférence, lorsque je sens monter en moi les gestes et les râles du désir, il me semble évoquer la légende du Prométhée dont, en place des vautours, une colombe dévore le cœur… »

Mais Milès n’écoutait plus. Tandis que l’Apoxyomène parlait, les nuages dont s’assombrissait la terre avaient fui, et maintenant, dans une fête jeune et claire de lumière, le soleil glissait entre les feuilles mouillées. L’esclave reprenait sa harpe gaie dès lors, stridente comme un grillon. Les colonnes blanches de l’atrium paraissaient sculptées dans l’ivoire rose d’un beau corps et l’ombre n’existait plus, si ce n’est au coin frais des marbres. Milès, soudainement consolé, se levait de son lit profond, rejetant sur son épaule soyeuse la chlamide pâle à la grecque d’or. Il s’était promené lentement, ainsi qu’un jeune loup dont il avait les dents aiguës et la langue saine, puis à pas lents et presque irrésolus se dirigeait vers la fontaine, bruissante, chantante, aux grelots argentins…

« Il me semble évoquer la légende du Prométhée dont, en place des vautours, une colombe dévore le cœur… »

L’éphèbe, penché sur l’eau fugitive, demeura un instant silencieux, attiré par la svelte image qui s’y dessinait. Une violette se détacha de ses cheveux, tacha le reflet ingénu… Alors, comme Scopas se dirigeait vers lui pour le surprendre, mutin, il évita la caresse, et, frisant d’un souffle le liquide cristal, extasié de lui-même, Milès, à genoux près du miroir, y posa un baiser.

Mais le vent qui passait l’effaça…