L. Michaud (p. 81-85).


CHAPITRE XVI



Le bois reposait mystérieux et tranquille, car le jour n’était pas encore venu. Par instants, des souffles de vent passaient avec un bruit soyeux à travers les cimes des pins, apportant, mêlé à leur haleine, le murmure des vagues proches. Et l’orient pâlissait.

Couverts d’une peau rustique prêtée par un chevrier, Milès et l’inconnu dormaient. Leurs pieds souillés d’égratignures et de poussière disaient la course pénible qui avait suivi leur fuite de l’amphithéâtre. Marchant à travers la campagne rocheuse, grappillant des airelles et les baies brunes des myrtes, se cachant au moindre appel, ils étaient arrivés, à la lueur des étoiles, devant la mer. Quelque temps ils restaient sur la grève déserte, où venait mourir le reflux avec un bercement sonore. Ils attendirent que passât une trirème ou quelque barque de pêche. Ils héleraient, ils supplieraient. On viendrait à eux pensant à un naufrage, on les recueillerait à bord du vaisseau. Et Milès, dans le cœur de qui chantaient les légendes troyennes, savait que ce vaisseau s’en irait du côté où le soleil se lève, vers sa patrie, vers leur patrie, vers les villes roses aux terrasses dorées…

Hélas ! Les derniers rougeoiements du crépuscule s’éteignaient : la lune, comme un caillou blanc, éclaboussait la nuit d’étoiles. Enfin, vaincus par la fatigue et par de mutuelles souffrances, les deux adolescents s’étaient étendus là.

L’orient pâlissait… Doucement, comme si quelque main claire eût soulevé des voiles, une baie rose parut, profonde et lointaine. Puis les nuages se duvetèrent d’argent, la baie grandit, semblable à l’arche d’une volière lumineuse. Et soudain de la cage ouverte l’aurore s’échappa, telle que mille oiseaux aux ailes pailletées frôlant les écailles des vagues et les failles du ciel. Du bois tout fragile de rosée, où maintenant les merles sifflaient leurs notes aiguës, on voyait apparaître, une à une dans leur écrin de nacre mouvante les îles de la mer Égée, les vermeilles Cyclades. Et lorsque le soleil, brusque, se dilata parmi les vapeurs du matin, ainsi qu’une médaille dans les mailles de soie, elles semblèrent, les îles glorieuses, saigner contre les piliers violets des troncs d’arbres.

Au loin, dans la direction des villes et des temples, des notes stridentes éclatèrent, salut des prêtres de Mithra vers l’éternelle clarté. Puis tout chanta ! Les pépiements joyeux se rapprochèrent. On entendit tressaillir des ailes. Les moucherons commencèrent leurs zigzags bruissants dans les rais fluides du soleil, du soleil qui jetait sur les deux enfants endormis sa bonne chaleur généreuse…

Alors Milès, le premier, ouvrit les yeux. Il regarda, étonné, le bois d’abord, son compagnon ensuite, car c’est un privilège des jeunes années de s’éveiller sans souvenirs. Puis l’évocation entière de la veille lui revint en mémoire et l’adolescent frissonna. Perdu, sans ressources, il ne pouvait espérer qu’en la fortune pour le sauver, ou qu’en les dieux. Il comprit sa destinée. S’il retournait à Athènes, l’esclavage l’attendait, pareil à celui où végétait son ami ; car les lois d’Alcibiade punissent la fuite des affranchis. D’un baiser, alors, il effleura le front du compagnon de beauté et d’exil. Il l’entraîna jusqu’au rivage. La mer, absolument inerte, luisait comme un miroir d’étain. Nulle brise, à présent, aucune voile ne passerait. Ils soupirèrent. Puis ils s’assirent sous un tamarinier dont les branches retombaient pesantes vers la terre. Et silencieusement chacun d’eux pensa. Cependant Milès espérait toujours. Les heures passèrent…

Le découragement, la faim, la soif, la peur, engendrèrent, vers le soir, une amère révolte. L’inconnu regarda Milès :

« Que ferons-nous ?

— Sais-je ?… Attendre…

— Attendre quoi ? Je ne veux plus attendre !…

— Et ton pays… ne vaut-il pas de souffrir ?…

— Mon pays ? Je t’ai cru, j’ai eu tort.

— Aimais-tu cette femme ? murmura Milès, songeant à Briséis.

— Non. Toi ! Je pourrais t’aimer ! Souvent je t’ai vu à Athènes passer en litière, fardé, chargé de perles comme une courtisane… Maintenant, je te hais. Tu m’as trompé. Je regrette ma folie.

— As-tu donc oublié la ville aux cent portes, où nous allions la tête ceinte de fleurs, et le seuil où ta mère souriait ?

« Te rappelles-tu les oiseaux qui passaient, les ibis rosés dont les nids se cachent dans le sein des herbes et les routes poudreuses qui mènent au désert ? Les statues d’Isis et de Baal n’ont pas su protéger ces choses. Les Grecs impies ont brisé les marbres et ravi nos idoles. Comment pourrais-tu vivre esclave au milieu d’eux. Rappelle-toi Byblos ! »

L’autre ne répondit pas. Mais il tourna la tête, regardant vers Athènes.

Enfin comme la nuit approchait, il s’éloigna, voulant cueillir des fruits sauvages, et ne revint plus…

Longtemps Milès l’appela dans l’ombre jusqu’à ce que sa voix s’éteignît sous le voile salé des larmes. De nouveau les appels des trompes droites en lamentations retentirent, saluant la mort du soleil. Et le silence, plus pesant encore avec la solitude, enveloppa la terre, le ciel et la mer.

Alors, comme dans les anciennes histoires l’adolescent avait entendu souvent évoquer les sirènes qui peuplent les eaux et les génies qui vivent dans les airs, Milès, étourdi, ainsi qu’en un vertige, s’approcha aussi près qu’il put des vagues et étendit son corps délicat sur la grève. Phœbé, vaguant à sa promenade errante, découvrait au bord des flots son sourire désenchanté. Derechef Milès invoqua les sirènes à son secours ; sur ses lèvres tremblaient de tumultueuses prières.

Et voici qu’en se penchant pour les mieux appeler, en se penchant sur l’eau profonde où se reflétaient les étoiles, l’éphèbe vit se dessiner une image que nulle ride n’altérait plus, comme jadis au bord de la fontaine. Cette image lui souriait pour l’attirer vers elle. Il se pencha encore ; soudain il sentit le contact humide et doux de lèvres, plus tiède encore qu’un baiser.

N’était-ce pas là l’image du sauveur qui le mènerait dans sa patrie nostalgique par des chemins que nul ne connaissait, maintenant que les humains, tous, lui avaient menti ? Aussi, les regards frôlant les vagues, Milès éprouvait-il un singulier plaisir à entendre les voix qui lui parlaient enfin. Car ces voix lui parlaient, disaient les pays d’extase imaginaire où l’on ne souffre plus, où l’on ne pense plus, où l’on ne rêve pas. L’adolescent se penchait encore… Ses doigts qui s’agrippaient au rocher glissèrent…

C’est par un soir pareil que les dieux étaient morts !