L. Michaud (p. 37-40).


CHAPITRE IX



À Cnide, sur la côte, dans l’ostérium enfumé où des poissons secs, des viandes cuites sous la cendre et des courges, à l’épiderme de crapaud, pendaient aux solives du toit, parmi les buveurs dont l’un titubait déjà en se proclamant légionnaire, se tenant l’un contre l’autre pour se donner du courage, Milès et la mendiante entrèrent — après une hésitation. Ils arrivèrent sans qu’on les ait interpellés jusqu’au fond de la salle où l’homme, un Phénicien, décantait le vin des outres.

« Que me veux-tu, toi ? fit l’homme.

— Manger, répondit Milès.

— Manger ! s’exclama l’autre. D’abord, ajouta le tenancier en regardant les deux malheureux, as-tu de quoi me payer ? »

Milès montra sa chlamyde brodée et dit : « Je te donnerai en échange cette étoffe. Tu nous nourriras jusqu’à ce que je parte pour Byblos. À Byblos, mon père est puissant et riche… Tu feras une bonne action, supplia-t-il, en craignant le refus du marchand. Nous avons si faim…

— Faim ! Qu’est-ce que cela me fait. Si tu n’as pas un drachme, engage-toi comme esclave. »

Sous l’injure, Milès blêmit mais se contint.

« Voilà ce que c’est que de faire le beau avec ton amoureuse, lança l’homme méprisant. D’ailleurs, elle n’est pas bien belle, ton amoureuse, railla-t-il. Enfin ! » Et comme il avait bon cœur malgré tout, et que l’étoffe semblait de valeur, quoique sale et déchirée, il leur indiqua un coin où des bottes de luzerne s’empilaient, bâillant de la cosse. « Asseyez-vous là ! »

Cependant, le colloque avait intéressé les buveurs. Marins de Sicile, graves comme des satrapes, vendeurs de fruits et d’eau fraîche, la plupart Syriotes, reconnaissables au bonnet phrygien affaissé sur l’oreille, Grecs aux cheveux trop longs, Hiberniens bronzés comme des pharaons, tous aventuriers ou mercenaires, esclaves ou affranchis, dévisageaient maintenant à qui mieux mieux Milès et l’infirme.

« Mais, par Ésope ! n’est-ce pas là Milès, le fils de ton ancien maître ? fit l’un des convives en secouant, sans succès, une énorme masse noire écroulée sur la table. Il me semble l’avoir vu passer, quand il partit de Byblos…

— Oui, affirma un second voisin, il me semble que c’est Milès… »

À ce nom prononcé haut, l’homme ivre, un nègre égyptien sans doute, qui dormait, se redressa, ouvrant des yeux stupides. Sa haute taille, un peu voûtée, sa musculature de fauve maintenaient les autres dans le respect, même aux instants d’ivresse.

« Qu’est-ce que tu as dit, toi, l’Amalécite, à propos de Milès ? Milès, c’est comme mon dieu, je ne veux pas qu’on y touche !

— Alors, par Zeus ! touches-y toi-même avant les autres ! C’est tout ce qui pourra lui arriver de mieux, car il est ici. Le voilà, au fond de la salle, maigri, hâve et changé. Regarde-le. »

Effaré, le géant se retournait, se frottait les paupières, croyait à une illusion, puis bondit, et jetant l’escabeau loin de lui :

« Milès, mon petit maître ! » rugit-il d’une voix de tonnerre dans l’ostérium en révolution.

À son cri, un autre cri répondait : « Séir ! Séir ! »

Et ils s’étreignaient, stupéfaits encore.

« Mon père ?… Séir ! Que fait Elul ? Et toi, comment es-tu ici ? pour vendre l’huile sans doute ?… Ah ! si tu savais comme j’ai souffert loin de Byblos ! Le temple où l’on m’a mis était une prison. Seul toujours ! De la tristesse, de la nostalgie. Je voulais tant revenir ! Je me suis sauvé… Alors, ajouta Milès qui venait de se confesser d’un trait, elle m’a accompagné, Séir ! Elle a été pour moi comme une sœur ! Nous avons fait la route à pied, d’Attalée ici. Ici, je pensais trouver une barque remontant la rivière qui nous transporterait près d’Elul ?

— Près d’Elul ? interrogea Séir avec une expression d’ivrogne, mais si bizarre, si triste et si grotesque à la fois que, malgré sa faim, Milès éclata de rire.

— Séir, tu profites trop de tes voyages ! Tu as pris du vin nouveau, Séir. Hein ? si je disais cela à mon père ? »

Mais voici que, brusquement, Séir éclatait en sanglots profonds, déchirants, qui impressionnaient bien plus encore, chez ce géant.

« Mon pauvre enfant… Milès, mon petit faune, Milès, mon petit roi !…

— Quoi ! » interrogeait Milès anxieux.

Alors Séir se calma, se tut, regarda l’adolescent et lui dit :

« As-tu du courage, maître ? »

L’adolescent, sans rien répondre, attendait.

« Hé bien, Elul… Elul est mort ! Ta mère, ils l’ont assassinée. Kittim, sa rivale, l’a assassinée. Ta maison est en ruine… Vois, je suis ici. Je ne vais plus à Byblos… Ta mère, c’est Kittim qui l’a assassinée. Là-bas, c’est le désert ! »

Aux premiers mots, Milès tombait comme inconscient, foudroyé. Quand il rouvrit les yeux, ainsi qu’après un mauvais rêve, on entendait des vociférations et des luttes, et il vit Séir qu’on enchaînait.

Près de l’adolescent, le Phénicien criait : « A-t-on l’idée de faire des choses pareilles ? Enlevez-moi cet Alexandriote de malheur et jetez-le aux ergastules, par les furies, pour qu’il cuve son baril ! »