L. Michaud (p. 41-46).


CHAPITRE X



Le soleil éblouissait d’or l’azur, tel qu’un caillou de feu tombant dans une mare d’eau profonde. Sur la place poussiéreuse où, par endroits, un palmier grêle fusait comme un jet, parqués aux rares coins d’ombre sous la garde d’affranchis, gesticulant et criant, des créatures par tas, hommes, femmes, enfants, pour la plupart recroquevillés sur les talons à la manière persane, attendaient, avec, dans le regard, je ne sais quelle fixité muette d’animal. De ce groupe se dégageaient des émanations d’humanité crasseuse, misérable et puante. Le Germain aux longs poils roux y voisinait avec le Scythe maigre et l’Éthiopien calciné. Des femmes carthaginoises caquetaient avec volubilité comme des poules, tandis qu’au bout de la place, des physionomies jusqu’alors inconnues, à l’épiderme jaune et aux étincelants petits yeux bridés, excitaient les curieux. On les disait venir d’une terre oubliée. Parfois un appel, un ordre, un coup, un cri, puis de sourds gémissements et le silence. Parfois aussi, devant le riche descendu de litière, on amenait, suivant ses désirs, quelques-unes de ces mornes victimes. On jetait à bas le bout de coton ou de toile qui couvrait leur nudité. On jugeait, on jaugeait, on marchandait. Parfois enfin, au milieu de ces visages de pauvreté, de souffrance et de honte, la jeunesse ou la beauté étincelait dans un sourire. C’était le marché aux esclaves. Milès finissait là. On lui avait confirmé les révélations de Séir. Il était orphelin, pauvre et abandonné. Dix ou douze veilles après la rencontre de Séir qu’en vain il avait cherché, l’âme en déroute, après avoir vendu le dernier fil d’or de sa tunique, après avoir tout essayé, on l’avait arrêté sous un vain prétexte, séparé de la mendiante qui l’étreignait d’un bras crispé, jeté aux fers, puis déclaré esclave.

Esclave ! il préférait cela plutôt que de retourner vers Attalée, puisque pour lui Byblos n’existait plus. Et comme dérobé aux regards des acheteurs, perdu dans la douleur de ses rêves, l’adolescent, dont la beauté était rendue plus belle encore par la tristesse, ressemblait à ces statues indifférentes ornant les palais mutilés.

Comme on était au milieu de la journée et que les terrasses n’avaient plus d’ombre, un cortège déboucha sur la place comme pour se rendre au port. Il était composé de trois litières aux rideaux fermés à cause de la chaleur, et des joueurs de lyre se tenaient à côté des esclaves. Les guirlandes de fleurs flétries, l’éreintement des porteurs, le manque de verve des musiciens, aussi bien que les gestes désordonnés soulevant les rideaux indiquaient un lendemain d’orgie. Soudain, une tête chauve et barbue, on aurait dit d’un Silène, émergeait de la première portantine et faisait arrêter devant une porte aigrettée d’une branche de pin.

« Par le divin Tibère ! faisait l’homme, très occupé une fois debout à garder son équilibre, un cratère de Chios ne nous fera pas peur ! N’est-ce pas, philosophe ? » cria-t-il en allant secouer dans les profondeurs de la seconde litière quelque chose qui y bougeait. Un grondement le faisait reculer.

« Grand Dieu ! Il ronfle ! gémissait l’assoiffé. Quel fils d’Épicure ! »

Par bonheur, du dernier palanquin une voix jeune, fraîche, un rien railleuse, interrogeait :

« Où sommes-nous, Scopas ?» Une main charmante aux doigts fins comme le col des vases tanagréens soulevait les tentures. — Par les dieux ! encore devant une taverne ! Se croyait-on à Suburre ou à Proclinium ? Puis une exclamation de plaisir : Le marché aux esclaves ! Et d’un bond la petite nymphe était sur pieds, rajustant, preste, ses colliers dérangés et laissant flotter autour d’elle des péplums légers comme de la fumée.

Elle avait la figure latine, petit front arqué de cheveux blonds, magnifiques yeux bruns un peu obliques, nez mince, droit et frémissant, bouche charnue et qui pour sourire s’aiguisait, menton pointu, piqué d’une fossette. Mais Briséis attirait surtout par sa couleur dorée, par une peau couleur de corail clair.

« Scopas, si ton ami Gratius Faliscus te voyait ainsi ivre, il te proposerait Écho pour verser le divin breuvage. Pendant que tu goûteras au nectar dans ce cabaret puant où tu ne saurais même pas faire respecter ta sœur la courtisane, je te chercherai Zeus l’improbable, parmi les puces et le soleil… D’ailleurs, dépêche-toi, si tu veux profiter des vents propices.

— Ad primum morsum si non potavero, mors sum ;
Gaudia sunt nobis maxima, quum bibo bis
Nona cherubinum…

Un hoquet interrompait Scopas. Alors d’une main lissant sa barbe que le festin avait rendue douteuse, de l’autre rajustant sa tunique sur ses mollets épilés, il entrait, sans plus répondre, dans la taverne et reprenait fièrement :

— Nona cherubinum pingit potatio nasum ;
Si dicies bibero, cornua fronte gero !

Un éclat de rire ponctuait le dernier vers. D’un joli geste comme pour braver l’ivrogne, la petite danseuse embrassait un esclave. Puis redevenue sérieuse et enjouée à la fois, elle commença son inspection. À mesure qu’elle approchait d’eux, les affranchis et les marchands la harcelaient de questions et de louanges.

« À toi qui es belle comme Cypris, il te faudrait cette fille de Tharse pour lisser ta chevelure…

— Non, prends donc cette Étrusque pour garder ton seuil contre les insolents et les mauvais payeurs…

— Cet éphèbe de Sparte !

— Une baigneuse d’Actium ?

— À mon secours, silence de Diogène ! » riait Briséis en montrant ses dents de louve, mignonnes, pointues et fraîches…

Ce fut ainsi qu’elle arriva presque en face de Milès. Milès avait assisté muet et impassible à toutes ces scènes. Il gardait son expression nostalgique et voluptueuse d’abandonné.

Sans l’avoir vu, elle allait le dépasser et regagner sa litière, quand une vieille femme dépoitraillée, qui la regardait d’un air envieux, lui jeta, sardonique :

« Prends-le donc, celui-là, pour être ton amant ! »

À ce cri Milès leva les yeux et ses regards se rencontrèrent avec ceux de la petite Romaine, tellement tristes et implorants que, tout de suite, la courtisane, d’abord prête à d’aigres réponses, se tut et de pitié lui sourit.

De pitié et d’admiration ; maintenant une idée folle lui traversait l’esprit… Briséis s’approcha du licteur qui surveillait les captifs, établit le prix auquel on pourrait céder Milès, puis, rapide comme la libellule, se dirigea vers l’ostérium d’où fusaient, lourdes et enrouées, des chansons.

Elle en ressortit bientôt, tirant comme un paquet le vieux Scopas, qui pérorait plus que jamais.

« Je n’ai pas pu te trouver Zeus, raillait-elle, mais voici Endymion ! »

Scopas, ivre comme un augure, voulait à toute force réveiller son compagnon le philosophe, lui criant que des héros l’attendaient…

« Pas besoin de personne, répliqua Briséis arcboutée pour le soutenir. Regarde ce petit et, s’il te plaît, achète-le ! »

Scopas, malgré que son estomac fût l’outre de Bacchus, eut la force et l’idée d’examiner Milès à travers un gros cristal monté en loupe.

« Il a un air bien dominateur pour un esclave…

— Mais il est bien beau pour un mortel.

— Soit ! Ephèbe, veux-tu venir à Athènes ? Si tu t’engages à me bien servir, par les dieux, je t’élèverai un temple à toi seul, car je suis architecte, et ma mauvaise réputation est inattaquable : Je suis Scopas l’Apoxyomène ! »

Milès ne répondait pas.

Alors, sur les instances de la courtisane qui derechef souriait, l’homme fit un signe à l’intendant, compta les drachmes d’or au scribe ahuri ; puis, indiquant sa litière à Milès, il lui dit :

« Monte là. »

Ceci fait, aux porteurs il cria :

« Allez à la plage Insueta, près du phare, et déposez-nous, augustes, devant la plus riche galère. Vive la folie !… Je suis César ! »